La croissance, c’est bien. La décroissance, ce n’est pas mal. Mais, sans aucune hésitation, ce que je préfère, c’est l’excroissance.

Excroissance en un seul mot, bien sûr, car l’ex-croissance, la croissance d’avant, ne relève plus de l’actualité ; elle a rejoint la liste des objets dépassés, comme l’ex-Yougoslavie, l’ex-KGB, l’ex-musée de l’Homme, l’ex-président, l’ex-ministre…

L’excroissance concerne d’abord les êtres vivants, dont le principe est de croître jour après jour, car il ne saurait y avoir excroissance sans croissance. Les excroissances se rencontrent sur la peau et les os sous la forme de protubérances qui parasitent le corps humain comme les acrochordons et les exostoses. On les trouve aussi sur les troncs d’arbre, sous les noms de broussins ou de loupes.

L’excroissance est une anomalie de croissance, un écart par rapport à la norme. Elle se caractérise par l’émergence de quelque chose là où, a priori, en suivant les règles observées ou établies, rien ne devrait pousser. La raison de cet écart de comportement est un blocage des circuits d’alimentation et de respiration habituels, une contrariété dans le processus de croissance qui conduit à cette déviation, à la formation d’une saillie dans la silhouette standard du corps considéré.

Plus généralement, le mot excroissance peut s’appliquer à tout ce qui dépasse d’un corps, d’un objet, d’un processus, voire d’un phénomène politique, social, linguistique, etc., dès lors que le développement attendu connaît une orientation imprévue, une nouvelle branche dans une nouvelle direction.

Il faut bien avouer qu’au sens propre, l’excroissance a souvent une sale allure… Un bourrelet, un orgelet ou un kyste sont rarement agréables à regarder.

Mais, comme en beaucoup de choses, il faut dépasser les apparences. L’excroissance brute peut renfermer des beautés ou des trésors en puissance. La meilleure illustration de cette affirmation tient dans les meubles et tableaux de marqueterie réalisés par le dessinateur alsacien Charles Spindler (1865-1938) et ses émules à partir de loupes d’arbres, par exemple sa « chaise à dossier pensée », créée en 1908 et conservée au au musée d’art moderne et contemporain de Strasbourg dont voici le dossier :

où je ne peux m’empêcher de voir la tête d’un moustachu aux yeux pensifs, peut-être la tête d’un historien qui réfléchit aux excroissances archivistiques et aux gibbosités documentaires qui nourriront sa thèse…

Car les archives aussi connaissent des excroissances. Dans le processus d’accroissement d’un fonds archivistique, il se trouve toujours des documents que l’on n’attend pas, des pièces qui échappent à la normalité des séries organiques, des sources documentaires qui dérogent à la production ordinaire des archives. Ces excroissances archivistiques sont le fruit d’une intelligence contrariée par une organisation trop rigide ou trop mollassonne, comme le journal d’un directeur qui s’ennuie pendant les réunions et écrit ses pensées ou croquent ses collègues dans un cahier qui restera, ou bien une collection de correspondance semi-personnelle ou encore des dossiers thématiques dont le bourgeonnement est due à une initiative individuelle.

Certaines de ces excroissances sont aussi  moches que creuses ; d’autres s’avèrent de petites pépites pour celui ou celle qui sait les détecter et apprécier leur valeur.

À examiner à la loupe, évidemment !