De faux documents circulent et sont utilisés à des fins économiques et politiques frauduleuses. Cela ne date pas d’hier. La méthode de critique et d’analyse des faux non plus ne date pas d’hier. Cette méthode s’appelle la diplomatique et a plus de trois siècles d’expérience. Son nom est peu connu mais il n’y a pas d’autres noms, à ma connaissance, pour qualifier cette discipline. Cette démarche scientifique évite des conclusions hâtives, partielles et contre-productives.

Affaire Dreyfus, affaire Audin et critique historique

L’écriture de ce billet s’est imposée en écoutant le 14 juin dernier l’émission « La fabrique de l’histoire » sur France Culture. Le thème de l’émission était pour la semaine « Quand l’histoire fait scandale » avec quatre séances. Celle de jeudi (le 14 juin) était intitulée « De l’affaire Dreyfus à l’affaire Audin » et regroupait trois historiens (Sylvie Thénault, Vincent Duclert, Pierre Gervais) autour de l’animateur Emmanuel Laurentin. L’actualité de cette comparaison Dreyfus-Audin est soulignée par l’engagement public de Cédric Villani, mathématicien médiatique et député La République en marche, pour que l’État reconnaisse l’assassinat de Maurice Audin comme tel.

L’affaire Dreyfus, tout le monde en connaît les grandes lignes (sinon, voir l’article Wikipédia).

Maurice Audin était un jeune mathématicien vivant à Alger, militant communiste, enlevé par les forces de police en juin 1957 et jamais revenu ; sa veuve n’obtint qu’un compte rendu militaire indiquant que celui-ci se serait évadé lors d’un transfert. Or, l’historien Pierre Vidal-Naquet, engagé à l’époque pour la défense d’Audin, a déclaré en 2006 à France Culture « qu’il avait été inspiré, dans sa dénonciation de la violence militaire pendant la guerre d’Algérie, par les méthodes que d’autres historiens, deux générations plus tôt, avaient mis en œuvre pour défendre le capitaine Dreyfus ».

La diplomatique, une méthode spécifique

L’émission de France Culture (52 minutes) évoque à plusieurs reprises cette « méthode », avec diverses formulations : « méthode historienne », « méthode chartiste », « analyse interne et externe des documents », méthode de « savants » dans la tradition positiviste. Ce qui m’a frappé est que le mot « diplomatique » n’a pas été prononcé une seule fois au cours de cette émission, comme si le mot n’était pas connu des différents interlocuteurs, ou comme s’il n’avait pas de consistance. C’est pourtant bien de cela qu’il s’agit. Le mot « diplomatique » est confidentiel en dehors du milieu des archivistes – c’est bien le problème ! – mais, au-delà de cela, le fait que cette démarche d’analyse des preuves ne soit pas désignée par un vocable précis (diplomatique ou un autre) est tout de même regrettable. Car comment pratiquer efficacement une discipline qui n’a pas de nom ? Pour inverser la formule de Boileau : ce qui ne s’exprime pas bien peut-il être conçu clairement ?

La diplomatique est une démarche d’abord analytique puis comparative d’un écrit dans son entier (pas seulement une partie !) afin d’en déterminer méthodiquement et rationnellement la véracité. L’expert passe en revue tous les éléments d’écriture, de mise en page, de formulation, de datation et de validation, d’annotation, etc., au sein même de l’objet documentaire mais aussi en opposition à d’autres sources, afin de repérer les éventuelles incohérences entre ce qui est prétendu et la réalité. La diplomatique a son vocabulaire, son mode opératoire, ses corpus. Elle est atemporelle dans les concepts, même si elle a plus particulièrement été appliquée aux documents médiévaux (le moyen âge ayant produit de nombreux faux il est vrai).

La définition traditionnelle de la diplomatique est « […] la science qui étudie la tradition, la forme et la genèse des actes écrits en vue de faire leur critique, de juger de leur sincérité, de déterminer la qualité de leur texte, d’apprécier leur valeur exacte en les replaçant dans la filière dont ils sont issus, de dégager de la gangue des formules tous les éléments susceptibles d’être exploités par l’historien, de les dater s’ils ne le sont pas et enfin de les éditer. » (Robert-Henri Bautier, Encyclopedia Universalis). J’en ai formulé une plus courte est moins « sciences auxiliaires de l’histoire » dans mon Glossaire de l’archivage :  » Méthode d’expertise de l’authenticité, de l’intégrité et de la fiabilité des documents, fondée sur une étude de la forme du document tel qu’il se présente, des étapes de son élaboration et de sa validation, de son circuit de diffusion et de conservation » et j’ai développé la question de la diplomatique numérique ici.

Deux exemples

Donc, la diplomatique s’applique à des documents, à des pièces de procédure bien sûr, mais plus largement à tout document dont la véracité est suspecte, a fortiori quand ce document est utilisé pour nuire à autrui, que ce soit par des escrocs ou par des gouvernements. La critique, à ce moment-là, n’est plus un passe-temps culturel ; c’est un engagement citoyen !

Pour l’affaire Dreyfus, le document majeur est le « bordereau » divulguant des renseignements militaires français, utilisé pour accuser et condamner le capitaine Dreyfus en 1894, bordereau qui s’est par la suite révélé être de la main du commandant Esterhazy, convaincu d’espionnage.

En 1898 lors du procès d’Émile Zola, délibérément provoqué par le fameux « J’accuse » afin de citer les témoins et experts auxquels le premier procès, fait au capitaine Dreyfus, n’avait pas donné la parole, plusieurs chartistes ont ainsi contribué à démontrer que Dreyfus n’était pas l’auteur de ce fameux bordereau, en particulier Paul Meyer, professeur d’histoire du droit à l’École, et Arthur Giry, auteur d’un Manuel de diplomatique (sur lequel j’ai planché en mon temps). Il existe sur le sujet de la contribution chartiste (et donc de la diplomatique) à l’affaire Dreyfus plusieurs publications dont un article très détaillé de Bertrand Joly : « L’Ecole des chartes et l’Affaire Dreyfus« , publié en 1989 dans la Bibliothèque de l’école des chartes  (tome 147. pp. 611-671).

Dans l’affaire Audin, l’exemple du compte rendu d’évasion (qualifié de « vrai-faux ou faux vrai » lors de l’émission) est un cas exemplaire de différenciation entre les notions diplomatiques d’authenticité et de fiabilité : le compte rendu est authentique dans le sens où il a bien été émis par qui prétend l’avoir émis à la date prétendue (la question de la date resterait à analyser par rapport à un enregistrement administratif quelque part ailleurs), mais il n’est pas fiable dans le sens où il ne correspond pas à la réalité des faits.

La diplomatique est directement concernée par la critique des pièces écrites en jeu dans une affaire. S’en passer est prendre le risque de passer à côté d’un élément de preuve déterminant ou prendre le risque de se laisser mener vers des conclusions hasardeuses.

Les faux aujourd’hui, entre réseaux sociaux et RGPD

La question des faux ne se cantonnent pas aux affaires judiciaires. Elle est aujourd’hui partout, supportée par la mode des fake news et par l’appétit des escrocs envers des internautes qui, il faut bien le reconnaître, sont largement paumés entre la rapidité des réseaux et la complexité de la réglementation.

On ne compte plus les arnaques aux faux mails. En novembre 2016, un faux communiqué de l’entreprise Vinci a été assez désastreux. En juin 2018, dans le contexte du RGPD (Règlement général pour la protection des données personnelles), on voit fleurir de faux mails mais aussi de faux fax, tout est bon pourvu que ça mousse !

Ces faux méritent d’être analysés de plus près et la méthode diplomatique peut y aider. Les technologiques numériques et la sécurité sont insuffisantes à endiguer seules ces risques d’abord humains.

Les fondamentaux de la diplomatique (décrire précisément le document dont on parle, critiquer sa forme, retracer sa création, comparer avec d’autres écrits, etc.) mériteraient d’être inclus dans le programme de formation à l’hygiène numérique aujourd’hui indispensable pour éviter les pièges les plus grossiers.

Car apprendre aux citoyens et aux collaborateurs des entreprises à critiquer les documents qu’ils reçoivent, à rattacher une information à un document qui a une provenance, un auteur, une forme, une intention, etc., ce n’est pas la loi qui peut le faire !