Le journal Le Monde est dernièrement revenu sur cette curieuse pratique du président Vincent Auriol au début des années 1950 consistant à enregistrer les conversations qu’il tenait avec ses visiteurs, à »l’insu du plein gré » des intéressés, grâce à un petit magnétophone placé dans le tiroir de son bureau élyséen.

Ce récit me suggère deux questions.

Première question: au bout de combien d’années ce genre de pratique de la part d’un haut responsable de l’État est-il considéré de manière positive (une anecdote historique) et non de manière négative (atteinte au respect des personnes)?

Je crains qu’il n’existe pas de réponse à ma question car il s’agit ici d’analyser un comportement et non de rechercher un éventuel texte réglementaire qui répondrait à la question (on pourrait du reste chercher un bon moment).

Je reformule donc la question: Quels sont les critères qui déterminent la réaction d’un individu aujourd’hui face à l’énoncé du fait « le président de la République N a enregistré une conversation à l’insu de son interlocuteur il y a X années« ?

La valeur de X apparaît comme le premier critère. Si X = 70, comme dans le cas présent, N = Auriol et tout le monde s’accorde sur la dimension historique et seulement historique de la chose, parfois en ajoutant un sourire amusé (Ah, sacré Auriol!). Si X = 1, alors N = Macron: c’est de l’actualité et les journalistes accourent. Mais entre les deux? Si X = 5, 10, 30? On peut essayer avec tous les présidents de la République entre Vincent Auriol et Emmanuel Macron, de manière théorique bien sûr tant qu’il n’est pas attesté que l’affirmation leur serait applicable y compris pour le président en exercice (précisons qu’enregistrer ou faire écouter la conversation entre deux personnes tierces, c’est-à-dire une conversation à laquelle on ne participe pas soi-même, est un acte différent, extérieur au périmètre de ce billet).

En termes de temps, le décès des protagonistes entre en ligne de compte, non seulement le décès du président mais également le décès de son interlocuteur, l’ancienneté de ces décès, et aussi l’âge des personnes au moment de leur décès (pour mémoire, Vincent Auriol, président de 1947 à 1954, est décédé en 1966). On peut aussi prendre en compte le changement de régime (dans le cas présent, on est passé de la IVe à la Ve République, ce qui peut accentuer encore la distance).

L’environnement réglementaire actuel peut avoir une incidence sur le regard porté à un fait du passé, même si l’on sait pertinemment que l’environnement réglementaire à l’époque des faits (l’état de l’art, pourrait-on dire) était tout à fait différent. Ainsi, en lisant cette anecdote au sujet du président Auriol, on ne peut s’empêcher de penser au Règlement général pour la protection des données personnelles (RGPD) et à l’exigence de consentement en cas d’enregistrement des propos d’une personne, même si, dans les années 1950, cette notion n’existait pas et on pourra considérer que tout ce qui n’est pas interdit est autorisé, en accord avec l’éthique individuelle et collective du moment.

L’environnement réglementaire actuel met en avant la finalité de l’enregistrement. Il apparaît que pour Vincent Auriol la finalité était de rédiger ultérieurement ses mémoires de président en étant aussi fidèle que possible à la réalité des faits; dans ce cas, la publication de mémoires justifie l’enregistrement. La démarche était-elle réellement aussi débonnaire qu’on le dit aujourd’hui? Tous les propos tenus alors dans le bureau élyséen étaient-ils publiables? Si l’interlocuteur est prévenu, il tient en général des propos différents de ce qu’ils seraient s’ils étaient tout à fait « libres ». De ce point de vue, la nature de la relation entre les deux protagonistes de la conversation a également son importance, de même que la teneur des propos.

Revenons sur l’impact du temps qui passe sur le regard que l’on porte sur les faits passés, quelle que soit la réglementation qui, on le sait bien, ne règle pas tout. Même en tenant compte du RGPD, au bout de combien d’années et sur quels critères la connaissance d’un enregistrement non explicitement consenti serait-elle perçue comme une information purement historique? Y a-t-il d’autres critères que le décès qui met fin à toute action de justice dans ce cas de figure?

Peut-on parler de prescription pour des faits qui n’était pas illégaux à l’époque où ils ont été commis? Difficilement. J’aurais bien aimé invoqué quand même la vieille prescription civile trentenaire mais elle a été supprimée par la loi du 17 juin 2008. Sur quoi se baser alors? La prescription civile est de 5 ans et le code pénal prévoit une prescription de 20 ans en matière de crime mais l’enregistrement clandestin d’une conversation ne correspond pas à la définition de crime, du moins dans ce contexte.

Le délai de trente ans, inscrit dans le code Napoléon inspiré du droit romain, avait pourtant sa raison d’être, enfin il me semble: au-delà d’une génération, on remet les compteurs à zéro. Du reste, on le retrouve d’une certaine façon dans une disposition d’un autre règlement européen, le règlement n° 1700/2003 du Conseil de l’Union Européenne du 22 septembre 2003 concernant l’ouverture au public des archives historiques et qui fixe dans son article premier un délai de trente ans aux documents pour être qualifiés d’archives historiques. À noter que la loi française ne comporte pas de disposition semblable et ne définit pas les archives historiques.

Mais au fait, ces enregistrements effectués par le président Auriol sont-ils des archives? Sans doute.

Ce qui m’amène à la deuxième question?

Deuxième question: ces enregistrements sont-ils des archives publiques?

Dès lors qu’il y a support d’information, il y a document.

Tant qu’une information n’est « enregistrée » que dans la mémoire humaine, on ne peut parler de document. Bien sûr, on parle aujourd’hui des « archives du corps » ou des données que constituent les signaux de santé tels que le taux de globules rouges ou la température, mais ces informations ne peuvent être légalement considérées comme des documents tant qu’elles n’ont pas donné lieu (et date) à une écriture (active) ou à une capture de données (passive), geste qui crée un support d’information distinct du corps humain. Il y a des gens qui ont une très bonne mémoire (et qui l’exercent) et qui détiennent des informations sans avoir ni produit ni collecté aucun document, aucun fichier, aucun support.

Donc ces bandes d’enregistrement des conversations dans le bureau de Vincent Auriol à l’Élysée, dans la mesure où elles existent encore, sont des documents ou bien elles l’ont été (qu’elles aient été détruites ne change rien à mon raisonnement). Et dès qu’il y a document lié à l’activité d’une personne publique se pose la question du statut de document au regard de la loi sur les archives (loi du 3 janvier 1979 modifiée par la loi du 15 juillet 2008, intégrée au code du Patrimoine). Ces bandes d’enregistrement sont-elles des documents d’archives publiques (graphie plus conforme que « documents d’archives publics »)?

La réponse ne va pas de soi, d’abord parce que cet enregistrement de président n’est pas une production organique de l’activité présidentielle, ensuite parce qu’il aurait pu (du?) ne pas exister de sorte que, ignorant son existence, l’administration des archives aurait eu du mal à le réclamer. Il convient de préciser que la loi sur les archives n’est pas plus rétroactive qu’une autre loi mais son objet fait que, à la date où l’invoque (aujourd’hui en l’occurrence), elle vise tout le stock d’archives existant et non seulement le flux.

Rappel de la définition légale des archives dans la dernière édition du code du Patrimoine, article L211-1:  » Les archives sont l’ensemble des documents, y compris les données, quels que soient leur date, leur lieu de conservation, leur forme et leur support, produits ou reçus par toute personne physique ou morale et par tout service ou organisme public ou privé dans l’exercice de leur activité ». Cette généreuse définition englobant n’importe quelle forme et date de document, la question est de savoir si l’enregistrement des conservations a eu lieu dans l’exercice de l’activité du président Auriol. On ne peut contester que c’est bien à titre de président que Vincent Auriol recevait ses hôtes à l’Élysée, même si le fait de cacher un magnétophone dans le tiroir d’un bureau ne fait pas partie des missions présidentielles. On ne peut pas contester non plus que le lieu de production de ces documents est le palais de l’Élysée.

Une chose est sûre: toutes les archives sont des documents.

Ce qui est moins sûr est l’affirmation que tous les documents sont des archives, dans la mesure où l’on peut dire que tout document est issu de l’action d’une personne, ce qui conduirait à stipuler que tous les documents sont des archives qui se répartissent dès lors en deux ensembles: les archives publiques et les archives privées.

Je ne peux m’empêcher de rapprocher les bandes d’enregistrement des conservations par Vincent Auriol dans son bureau de l’Élysée au début des années 1950 et les « brouillons de télégrammes du général de Gaulle » au moment de la France libre, donc une décennie plus tôt, documents qui ont fait l’objet d’une polémique lancée en 2011 dans le contexte de leur vente publique par un marchand d’autographe.

Ces « brouillons » ont été revendiqués par les Archives nationales au titre d’archives publiques, non seulement parce que les archives de la France libre font partie du patrimoine national aussi bien que les archives du Gouvernement de Vichy (débat d’historiens et de juristes), mais surtout en raison de leur statut intrinsèque d’archives publiques (question archivistique et diplomatique).

Au plan archivistique, les enregistrements peuvent répondre à la définition légale, tout comme les « brouillons » de télégrammes. La différence plutôt d’ordre diplomatique, au regard des trois « états » temporels que peut endosser un même document: le brouillon, l’original et la copie (l’original étant l’état achevé du document, qui peut être produit à partir d’un brouillon et qui peut donner lieu à une copie. Dans le premier cas, les brouillons des télégrammes sont un état antérieur aux originaux des qui sont, eux, des archives publiques (du reste, on pourrait les qualifier de « minutes », terme moins ambigu que brouillons). Dans l’autre cas, les enregistrements élyséens constituent l’original, un original auquel ne correspond aucun brouillon (cela n’a pas de sens) mais auquel peut être rattaché la transcription des bandes, si elle existe matériellement, à titre de reproduction (le terme de copie étant techniquement imprécis dans le cas de changement de support).

Dans la suite de l’affaire des « brouillons » du général de Gaulle se trouve une décision du Conseil d’État, en date du 13 avril 2018: « Tout document procédant de l’activité de l’État constitue, par nature, une archive publique » dit le Conseil d’État, n’hésitant pas au passage à utiliser archive au singulier (au grand dam de l’Académie je présume). « Il en résulte – poursuit le Conseil – que revêtent le caractère d’archives publiques tous les documents procédant de l’activité de l’État quelle que soit la date à laquelle ils ont été produits, quel que soit leur état d’achèvement et quelle que soit l’intention de leur auteur. »

Ce qu’ajoute la remarque du Conseil d’État à la définition légale des archives est la prise en compte de l’intention de l’auteur, ou plutôt sa non prise en compte dans la qualification des documents produits. Que Vincent Auriol ait eu l’intention d’écrire ses mémoires, de préparer un traité international ou de faire chanter ses visiteurs n’aurait aucun impact pour le statut des enregistrements; seul compte le constat de leur existence.

Dans ce cas, les archives publiques étant imprescriptibles (article L212-1 dudit code), les Archives nationales seraient fondées à revendiquer ces enregistrements voire leur transcription (de même que des millions d’autres documents dont je ne saurais établir la liste exhaustive).

Est-ce bien raisonnable?

2 commentaires

  1. L’analyse du cas des enregistrements de Vincent AURIOL par Marie-Anne CHABIN est remarquable.
    On y découvre toutes les subtilités des frontières entre document privé et document public, entre archives privées et archives publiques, entre document illégal et document d’intérêt historique, entre finalités litigieuses et respect ou transgression des lois et règlement de l’époque.
    Il met aussi en évidence qu’il n’y a pas de vérité archivistique et que tout est affaire de convention.
    Quant aux incohérences entre les lois et règlements du domaine des archives et les recommandations du RGPD, on n’a pas fini d’en trouver au fur et à mesure que les problèmes apparaitront.

    Si on veut pousser le bouchon un peu loin, on trouvera sûrement des juristes capables de nous démontrer qu’il faut d’urgence retirer de la circulation les évangiles du Nouveau Testament au motif que nous n’avons pas la preuve du consentement de Jésus sur de nombreux aspects de ses données personnelles 
    Et comme le délit perdure depuis près de 2000 ans, je n’ose imaginer l’amende que pourrait infliger la CNIL au Vatican qui doit surement disposer du droit moral sur cette œuvre collective …
    Lequel Vatican pourra judicieusement se défausser sur l’Eglise d’Orient qui, à l’époque des faits ne pouvait ignorer la nature du délit, vu le nombre important de prophètes parfaitement capables d’intégrer une législation qui interviendra à peine deux milles ans plus tard.
    Celle-ci sera bien sûr fondée à se protéger par la non rétroactivité des lois sur le RGPD si la Cour de Cassation ne la dément pas. Ouf… le sort de toute la littérature historique est sauf 

    Cet exemple, qui pourrait passer pour un canular, montre bien que des expériences de pensée et des raisonnements aux limites, dont les scientifiques ont l’habitude, peuvent aussi faire réfléchir sur les incohérences de nos textes actuels ou sur les limites de la pensée juridique quand on veut tout régenter.

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