L’accès aux archives publiques françaises, régi par le code du patrimoine, fait l’objet d’une polémique depuis plus d’un an, après que le Service historique de la défense s’est mis à appliquer strictement un certain article d’une instruction générale interministérielle (abréviation: IGI) sur le secret de la défense nationale datant de 2011 et qui était appliqué jusque-là avec plus de souplesse. L’article en question (article 63) exige que les documents communiqués en application du code du patrimoine et qui portent un tampon indiquant qu’ils ont été naguère ou jadis « classifiés » secrets, doivent préalablement être « déclassifiés ». L’article 63 ne dit pas explicitement que la déclassification n’est effective qu’après apposition d’un nouveau tampon sur les documents mais c’est l’interprétation mise en avant par l’administration. Résultat: l’accès à des documents d’archives qui étaient « normalement » communiqués aux chercheurs s’est trouvé du jour au lendemain bloqué ou très difficile.

Après une pétition lancée par un certain nombre d’historiens contemporanéistes et un certain nombre d’archivistes, un recours a été déposé devant le Conseil d’État en septembre 2020 puis, après la publication au journal officiel en novembre 2020 d’une nouvelle mouture de l’instruction interministérielle (qui doit entrer en vigueur en juillet 2021), un second recours a été déposé, tandis que cette nouvelle version de l’instruction était tout autant contestée que la précédente.

Ce qui est notable dans cette affaire est la couverture médiatique de la contestation, face à une administration qui reste largement muette, après s’être toutefois exprimée longuement et précisément au moyen de la nouvelle IGI, un texte qui se démarque largement du précédent. Les articles de presse sont plus ou moins partiaux et plus ou moins argumentés, comme ici (Kafka aux archives) et là. (guerre de tranchée).

L’impression que j’en retire est l’image d’une passerelle au-dessus d’un torrent: tant que ça, ça va; chacun vaque à ses affaires sans se préoccuper de la fragilité de la passerelle. Jusqu’au jour un grand coup de vent balaie la passerelle et vient rappeler aux propriétaires, aux gestionnaires des lieux et aux voyageurs que la passerelle était provisoire et qu’anticiper cet accident n’était pas une chose impossible.

Je complète donc mon billet d’il y a un an car ne serait-il pas opportun dans cette situation de blocage de remettre l’église au milieu du village et de redéfinir les rôles et responsabilités des différents protagonistes ?

Situation de blocage

Plus je lis d’articles sur le sujet et plus une notion me semble jouer un trop grand rôle dans cette affaire. C’est l’ignorance, dans les deux sens du terme : ne pas savoir et mépriser.

Les pétitionnaires, c’est le jeu, soulignent ce qui va dans le sens de leurs revendications et ignorent certaines réalités ou feignent de les ignorer. Du coup, les arguments sont parfois erronés ou inexacts. Je citerai trois exemples :

Plusieurs textes dénoncent le fait que la nouvelle instruction de 2020, loin de prendre en compte le délai de communicabilité de cinquante ans des archives « dont la communication porte atteinte au secret de la défense nationale », fixe la date de 1934 comme point de départ de l’application de la procédure de démarquage matériel des documents déclassifiés. Et d’aucuns d’y voir une régression voire une provocation. Mais ce point de l’instruction (§ 7.6.1) apporte au contraire une précision technique absente des textes précédents concernant l’articulation entre le code pénal et le code du patrimoine. Sans cette précision, l’application de la procédure pourrait être exigible pour des documents du 19e siècle. Cette date de 1934, aussi étrange qu’elle puisse paraître à un lecteur peu au fait des arcanes de la législation, est donc, à défaut d’être une avancée, une réduction du retard. Et il faut bien constater que le code du patrimoine ne s’est pas attelé le premier à l’articulation des deux réglementations.

D’autres confondent la notion de délai de communicabilité des archives portée par le code du patrimoine (incluant la possibilité pour les chercheurs de demander une dérogation pour consulter les documents plus tôt que prévu) avec la notion de classification des documents. Ce sont deux choses qu’il faut distinguer car elles ne se recouvrent pas. Les délais de communicabilité évoquent des thématiques générales (le secret de la défense nationale, la protection de la vie privée…) tandis que la classification est une action matérielle de marquage sur des documents précis. On peut théoriquement imaginer un document classifié dans un dossier soumis au délai de 25 ans et des dossiers définis par l’administration des archives comme étant communicables après 50 ans sans qu’ils contiennent de documents classifiés.

Un point de formulation du code du patrimoine est passé sous silence dans les argumentations: c’est le fait que les fameux délais de 25 et 50 ans courent à partir, non pas de la date des documents comme semblent le croire les articles de presse, mais « à compter de la date du document ou du document le plus récent inclus dans le dossier », ce qui laisse une certaine marge car il est courant de voir des dossiers qui restent « ouverts » plusieurs décennies. On ignore dans ce débat la nature de la date de clôture des dossiers, ce qui renforce encore les possibilités d’interprétation…

De son côté, l’administration ne peut pas ignorer le ridicule auquel l’expose ce blocage car on ne peut mettre en doute les témoignages d’historiens sur le fait que des documents qu’ils ont consultés il y a quelques années dans difficultés particulières et qu’ils ont même publiés sont aujourd’hui inaccessibles. Des historiens étrangers s’en sont émus à leur tour. Mais l’administration semblent les ignorer…

On peut souligner également que, en dépit de la récente précision sur la date de 1934, code pénal et code du patrimoine se sont longtemps ignorés et que cette ignorance réciproque a sa part de responsabilité dans la crise actuelle. En effet, si les instructions qui parlent du secret de la défense nationales ont intégré dans leur rédaction la législation archivistique (instruction de 1982 citant la loi sur les archives de 1979, etc.), les passages concernés ressemblent plus à des rustines obligatoires qu’à une ingestion véritable de la problématique, tout du moins jusqu’à l’IGI 2020 qui, quoi qu’on en dise, constitue un pas en avant notable pour rapprocher les deux mondes (mais il faut rappeler que le principe d’accès aux archives remonte à Messidor an II…). De l’autre côté, il faut reconnaître que la prise en compte de la gestion du secret dans la formation des archivistes est une chose très très récente…

Enfin, on peut se demander si les archivistes qui pétitionnent avec les historiens ont conscience ou ignorent les conséquences potentielles de leur comportement. Est-ce que, en s’engageant ainsi dans ce combat, l’Association des archivistes français (AAF) défend vraiment la cause des archivistes ? Les archives publiques sont alimentées par des « versements » aux services d’archives de documents produits et créés par les administrations. Le critère principal, hélas, reste en France, le manque de place du service producteur qui va donc, selon la sensibilité des responsables, se débarrasser de ses documents ou les confier aux archives. Il faut rappeler que, sauf exception, il n’existe pas dans la réglementation archivistique française de délai de versement obligatoire ; il n’existe qu’une vague notion de « fin d’utilité courante » qui laisse le producteur à la manœuvre. Donc, pour les archivistes, la conséquence de protester médiatiquement pour l’ouverture des archives que leurs détenteurs estiment, à tort ou à raison, non communicables, pourrait bien être de freiner les versements aux archives et d’encourager sous le manteau la destruction de certains dossiers (pas d’archives, pas de problème de communicabilité).

Un élément encore fait défaut à ce débat. On ne trouve quasiment pas d’éléments chiffrés sur les archives touchées par le virus du démarquage. Combien de services d’archives publics concernés, au niveau national et au niveau départemental ? Quels volumes? Quel pourcentage de documents classifiés (donc avec tampon) dans les ensembles d’archives dont on parle ? Quel coût représente la réalisation matérielle du « démarquage » (nouveau tampon) ? Quelles seraient les techniques alternatives de démarquage massif ? À quelle échéance peut-on espérer voir l’apurement de ce retard ? Quel pourcentage de documents classifiés seraient susceptibles de voir le démarquage refusé par l’administration et soustraits aux délais de communicabilité du code du patrimoine ? Sur la base de quel argument ? Personne ne le sait positivement. Mais ce serait intéressant tout de même de tenter de modéliser un peu la situation.

Remettre l’archivistique au milieu du débat

Mon sentiment est que, globalement, l’archivistique est le parent pauvre des débats alors que la solution à la crispation actuelle ne peut venir que d’une prise en compte plus rigoureuse de la matière qui est au cœur de l’affaire et sans laquelle il n’y aurait pas de débat: les archives.

Les archives mériteraient d’être mieux connues. Je ne parle pas seulement des contenus, des thématiques, des faits et des actions qu’elles tracent. Je parle des processus de fabrication et de production (j’ose dire de « sécrétion ») des documents de l’administration, des phénomènes politiques, organisationnels, techniques et culturels qui font que les documents se présentent de telle façon et pas de telle autre. Je parle aussi des critères objectifs et subjectifs de constitution et de traitement des archives, de l’impact du temps sur les traces du passé, de l’impact de la masse sur le singulier, de la description de ce qui n’existe plus et de ce qui n’est pas écrit.

Pour commencer, il serait préférable de cesser de parler d' »archives classifiées ». Cette expression est incorrecte, bien que je l’aie utilisée dans le titre de mon billet, cédant à un comportement médiatique. En effet, ce que l’administration classifie, ce sont des documents ; et, ultérieurement, ces documents sont archivés.

Le mot « archives » ne renvoie pas à l’essence des documents mais à leur statut. À leur statut (traces que l’on décide de conserver) et à un lieu approprié à ce statut. On retrouve là toute l’ambiguïté de la définition légale française des archives et la confusion qu’elle entretient dans les débats.

On peut à ce sujet noter que l’instruction générale interministérielle ne parle pas d’archives classifiées mais de documents classifiés et même, plus officiellement, d' »informations et de supports classifiés ». « Informations et supports » est l’expression générique pour désigner toute « information, document, support, matériel, procédé, réseau informatique, donnée informatisée ou fichier ». Cette formulation a été mise à l’honneur par le décret du 17 juillet 1998 relatif à la protection des secrets de la défense nationale. Ainsi l’IGI de 2003 parle-t-elle très officiellement d’informations et supports protégés, expression qui évoluent vers « informations et supports classifiés » en 2011, et toujours en 2020.

Le mot archives, lui, quand il apparaît dans les instructions ministérielles de ces trente dernières années, c’est quand il est question de la loi sur les archives de 1979 puis du code du patrimoine, pour indiquer l’obligation de versement et les délais de communicabilité des archives publiques, et on ressent assez bien à la lecture le caractère exogène et superficiel de cette terminologie, sauf dans l’IGI de 2020 qui – je me répète – fait un effort manifeste pour articuler les deux réglementations, sans y parvenir encore de façon satisfaisante mais il y a lieu d’espérer une transformation de l’essai dans un temps pas trop éloigné.

Deux questions sont à mes yeux insuffisamment discutées par les archivistes, dans cette polémique et bien plus largement.

La première est archivistique. Il s’agit de l’imbrication entre l’unité intellectuelle d’archives (le dossier le plus souvent) et l’unité matérielle (le carton le plus souvent), avec l’usage professionnel du terme « article » qui veut dire tantôt dossier, tantôt carton, comme s’il fallait absolument entretenir cette confusion, comme si l’ambiguïté du mot « article » était une source de pouvoir… Voilà plus de trente ans que je me demande pourquoi on n’arrive pas à sortir de cette incohérence et que l’on continue à inventorier des dossiers et à communiquer des cartons… Quelque chose doit m’échapper.

La seconde est davantage diplomatique et porte sur la catégorisation des objets auxquels s’applique la notion de secret. Il serait indiscutablement utile, afin de mieux anticiper et gérer la déclassification, d’analyser plus à fond ce sur quoi porte le secret. À ma connaissance, la question est très peu théorisée du côté des archivistes. Du côté des instructions interministérielles, en revanche, on peut relever des concepts intéressants : l’extrait et la synthèse, la suite séquentielle d’extraits, ou encore l’agrégat qui est un regroupement d’informations ou supports qui fait l’objet d’une classification alors même que les différents éléments qui le composent ne sont pas individuellement classifiés.

Nul doute qu’une réflexion sur ces questions aiderait à mieux comprendre, à mieux décrire, à mieux résoudre les méandres de l’accumulation organique et archivistique des fonds d’archives. Ceci vaut pour les masses documentaires du passé, mais aussi pour celles d’aujourd’hui qui sont le passé de demain.

Trois acteurs, trois responsabilités

Pour revenir à la polémique en cours, on peut parier que le temps en viendra à bout, ou qu’une décision politique tranchera dans le vif. Jusqu’à la prochaine.

En tout état de cause, il apparaît que les principaux acteurs, à savoir les historiens, l’administration et les archivistes ne jouent pas tout à fait le rôle qui devrait être le leur dans la pièce commune.

Les historiens doivent bien évidemment poursuivre leur rôle d’aiguillon pour  la défense de l’accès aux archives et énonçant clairement les courants de recherche en cours et ceux qui sont à venir; il leur revient d’exprimer les attentes de la communauté scientifique et de l’ensemble des citoyens envers la connaissance d’un passé commun.

Cependant, l’efficacité de l’aiguillon gagnerait à une prise en compte de la matérialité des archives et de la faisabilité organisationnelle et temporelle de la mise en œuvre de la loi avec les subtilités et ses contradictions. Par exemple, si des historiens lançaient une pétition pour une gestion plus transparente de ce fumeux concept d’article évoqué plus haut, je signerais de suite. Ou si des historiens réclamaient la publication d’un état des fonds d’archives publics contemporains avec la mention des lacunes et des indicateurs de complexité, j’applaudirais des deux mains.

Et cet intérêt pour la chose archives de la part de ses principaux utilisateurs pourrait aussi se manifester pour l’avenir. Il est frappant de voir, même si c’est on ne peut plus naturel, que les historiens s’intéressent surtout aux archives de leur période et ont rarement l’occasion de s’exprimer sur la matière archives dans son ensemble, par exemple sur ce qu’elle sera demain, avec les bouleversements apportés par les technologies numériques, tant pour la production et la forme des « informations et supports » que pour leur gestion, leur conservation, leur destruction, leur communication. Cette passivité n’est-elle pas dommageable ? Certes, c’est l’affaire des archivistes mais ne serait-il pas intéressant de connaître le point de vue des historiens contemporanéistes (et les sociologues du reste) sur le sujet ?

L’administration, quant à elle, a pour rôle de défendre les intérêts de l’État et de veiller à une gestion juste du secret de la défense nationale. Si elle ne le faisait pas, qui le ferait ? Et c’est bien le rôle des instructions générales interministérielles de poser les bases de cette responsabilité. Mais il manque deux cordes à cet arc administratif.

D’une part, l’administration se focalise sur le présent et néglige la maîtrise du passé. Or, le temps du secret est un temps parfois court, parfois long. Et dans la durée, le lieu de résidence du secret, c’est les archives, de sorte que s’intéresser davantage aux arcanes de la constitution mi-organique mi-hasardeuse des fonds d’archives ne serait pas un luxe. La chose est délicate et difficile mais c’est justement pour cela qu’il faut s’en préoccuper. Bon, le texte de la dernière IGI, celle de novembre 2020, grâce en partie au contexte polémique sans doute, démontre une prise en compte encourageante des aspects archivistiques. Si cela pouvait plaider en faveur d’une meilleure formation des décideurs publics et autres hommes (et femmes) politiques afin de développer chez eux une connaissance des archives et une appétence pour les traces du passé, tout le monde y gagnerait.

D’autre part, mais les deux sont liés, les chefs de nos institutions devraient s’appuyer davantage sur l’expertise archivistique et diplomatique de leurs fonctionnaires dont les compétences ne sont pas exploitées et mises à profit autant qu’elles le pourraient. On se dit, à la lecture de certains textes, que les responsables politiques et administratifs n’y ont même pas pensé : quel dommage et quel gâchis !

Troisième acteur de la pièce : les archivistes. Ce sont les techniciens de l’affaire (le mot techniciens est ici de ma part un compliment, une valorisation), ceux qui connaissent la réalité des choses et sans qui gouvernement et historiens ne peuvent pas se comprendre.

La mission des archivistes est de superviser la constitution de fonds d’archives de la meilleure qualité possible et d’assurer leur transmission aux générations futures, tout en donnant accès aux archives dans le respect de la loi.

L’archivistique est hélas souvent réduite à une science auxiliaire de l’histoire et, en pétitionnant aujourd’hui contre les restrictions d’accès aux archives du service historique de la défense, les archivistes ne s’auto-réduisent-ils pas à un rôle d' »auxiliaires d’historiens » ? Ce faisant, ils abandonnent leurs propres intérêts, au lieu de défendre le territoire archivistique qui mériterait pourtant leur mobilisation.

Le rôle des archivistes n’est ni de défendre les secrets d’État ni d’écrire l’histoire. Dans leurs relations avec l’ensemble des acteurs, le rôle propre des archivistes est d’évaluer les pressions contraires, de rechercher l’équilibre des forces et l’intérêt des archives elles-mêmes. Peut-être que sur ce point, il faudrait que les archivistes soient plus diplomates, en plus d’être diplomatistes…

Dit autrement, la mission des archivistes est d’anticiper les effets des différentes actions sur la maintenance des archives à long terme, en termes de constitution des fonds (éviter les destructions de sources), de conservation matérielle des supports et de mise à disposition des archives. Ceci exige une politique, des investissements, une programmation, une expertise, de la rigueur et du recul, mais aussi de la fermeté et de l’action.

Cette mission s’exerce au quotidien dans une certaine discrétion, indissociable de ses objectifs, mais cela ne signifie pas que l’archivistique et ceux qui la défendent n’aient pas droit de revendiquer pour des principes. Les causes possibles sont nombreuses : formalisation de délais de versement (pour ne pas laisser la main au manque de place ou à la fantaisie d’un décideur), clarification de l’expression « à compter de la date du document le plus récent inclus dans le dossier » du code du patrimoine, analyse de l’impact des technologies numériques sur la fabrication des archives, analyse de l’impact des réseaux numériques sur la communication des archives, etc.

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Finalement, on peut avoir l’impression que, pour beaucoup de personnes, y compris certains archivistes, les archives sont une énorme masse obscure et mystérieuse dont on ne connaît que certaines manifestations, sans toujours faire le lien en l’objet qui se présente sur une table de lecture et sa provenance, le circuit pluri-décennal qui l’a conduit là. Bref, l’impression que les archives sont une grosse boîte noire.

Je les comparerais plutôt à une boîte à musique : si on ne connaît pas parfaitement le fonctionnement du mécanisme, on risque de le casser, et il ne jouera plus…