« Les archives ne consignent pas des faits, mais des enchaînements de faits, comme l’avaient observé Michelet et Tocqueville ».

Cette petite phrase, que l’on peut lire p. 56 de l’ouvrage Les écrits s’envolent. Le défi de la conservation des archives dans le long terme, illustre bien, je crois, la grande culture et l’intelligence toujours en action de Charles Kecskeméti qui a quitté ce monde le 2 avril 2021.

Hongrois de naissance, réfugié politique à Paris en 1956, Charles Kecskeméti a œuvré pendant plusieurs décennies (de 1962 à 1999) pour le Conseil international des Archives, institution hébergée à Paris dans les bâtiments des Archives de France.

D’autres pourront revenir mieux que je ne saurais le faire sur sa carrière professionnelle, ses écrits historiques, et toute son œuvre archivistique. Si je m’exprime ici, c’est en raison du lien d’amitié que nous entretenions lui et moi ces dernières années avec, je crois pouvoir le dire, une vraie joie. Je veux simplement rendre hommage à l’homme à qui j’ai écrit en toute sincérité il y a quelques années :  » Vous faites partie des personnes – et elles sont très rares – qui m’ont un jour fait confiance. Cela a grandement contribué à me donner l’énergie de faire tout ce que j’ai envie de faire depuis longtemps ». Reconnaissance indéfectible.

J’ai eu l’occasion de travailler un peu sous la direction de Charles Kecskeméti pour quelques missions pour le Conseil international des archives au début des années 1990, alors que j’avais une trentaine d’années. J’étais à cette époque très impressionnée par son regard perçant, et en même temps rassurée par sa sincérité et sa patience. Puis nos routes ont divergé et ce n’est que quinze ans plus tard que nous avons repris contact. C’était écrit, sans doute.

Dès lors, nous avions pris l’habitude de partager un déjeuner de temps à autre, avant que les grèves dans les transports, les ennuis de santé puis la crise sanitaire n’aient définitivement raison de nos rendez-vous. Mais j’ai tant de plaisir à me remémorer nos conversations : quand il me parlait du 23 octobre 1956 à Budapest par exemple, ou que nous nous renchérissions sur le principe de provenance ; et j’avais noté avec intérêt les trois points qui selon lui bloquaient l’épanouissement de la démocratie dans son pays d’adoption : l’ENA, les syndicats et l’élection du président de la République au suffrage universel. Pour le premier vœu, la suppression de l’ENA, on pourrait dire qu’il est exaucé depuis quelques jours mais je ne suis pas certaine que l’annonce l’eût entièrement convaincu.

En 2014 est publié, chez l’éditeur suisse Favre, Les écrits s’envolent. Le défi de la conservation des archives dans le long terme, ouvrage à quatre mains : un petit traité d’histoire internationale des archives, sous la plume érudite et puissante de Charles Kecskeméti, suivi d’une analyse des questions que pose la conservation des archives dans le monde numérique signée Lajos Körmendy, des Archives nationales de Hongrie. Les deux parties sont bien complémentaires car que peut-on comprendre à l’archivage numérique si on n’a aucune idée de l’histoire des archives?

Ce livre, alliant toutes les facettes du métier d’archiviste (savoir historique, connaissance intime des archives, expertise, expérience, analyse, ouverture d’esprit et vision internationale), aurait dû rallier l’intérêt de tous les archivistes et susciter la curiosité des moins informés. Mais le succès n’a pas été à la hauteur des espérances. Les livres imprimés, au 21e siècle, ne font plus recette, tant la pression du web et de l’immédiateté est forte. Le débat attendu n’a pas eu lieu. L’Association des archives français, à qui Charles avait envoyé son ouvrage a à peine réagi, confirmant ce constat que nous partagions de l’attitude suicidaire des archivistes – du moins en France – face aux enjeux actuels et futurs de leur profession. Et il m’avait avoué la peine que lui avait fait cette question de la jeune personne à qui il avait remis son ouvrage: « Mais qui a traduit votre livre en français? ». J’ai encore un frisson de honte en rapportant cette anecdote, non que je blâme directement cette jeune personne d’ignorer qui était Charles Kecskeméti (il n’y pas pourtant pas tant d’auteurs qui écrivent en français sur le sujet des archives !!), mais je vois là la manifestation du trop peu de place accordée à la culture archivistique internationale et à l’histoire des archives dans la formation des archivistes.

C’est pourquoi, nous avons décidé en 2017 de mettre en ligne, gracieusement, l’intégralité de l’ouvrage afin que les internautes puissent le trouver et le lire plus facilement. Le livre peut être téléchargé en cliquant sur ce lien.

L’idée s’est alors dessinée de poursuivre le travail sous une autre forme en lançant une grande enquête comparative sur la façon dont était organisée pour l’histoire, dans différents pays, la conservation des dix documents d’archives majeurs nativement numériques. Mais là encore, comment quelques individus pourraient-ils déployer des projets de cette ampleur si les institutions concernées elles-mêmes sont aux abonnés absents ?

En 2018 – il a alors 85 ans – Charles s’enthousiasme pour un nouveau projet que, m’a-t-il dit, lui a soufflé son épouse : rédiger un dictionnaire amoureux des archives, dans la lignée des dictionnaires amoureux publiés chez Plon et rédigés par des auteurs renommés. Jean Favier n’est plus là pour en assurer la direction…

Voici toutefois un extrait du synopsis rédigé par Charles :  » Le mot archives fait certes partie du vocabulaire de tous les jours, mais son sens échappe au grand nombre. Il n’est connu que par ceux qui en assurent la conservation et par ceux qui y recourent pour faire valoir un droit ou pour faire des recherches historiques. Le Dictionnaire comprendra, classés dans un ordre alphabétique, les termes relatifs aux matériaux d’archives analogiques et électroniques, à leur préservation, leur traitement et leur communication, à l’administration, au fonctionnement et à l’histoire des services et des institutions d’archives ainsi que des notices biographiques sur des érudits et des professionnels qui ont marqué et fait progresser la théorie et la pratique archivistiques ».

Je n’ai pas su aider ses rêves autant qu’il a aidé les miens…

Reposez en paix, Charles, grand amoureux des archives devant l’Éternel.