Je pense, donc j'archive, Marie-Anne Chabin, L'Harmattan, 1999
Chapitre 2 - Tout est archive
___
Revenir au sommaire du livre

___

Dans le premier chapitre du dernier manuel d’archivistique français, publié en 1993 par la Direction des Archives de France, Michel Duchein, inspecteur général honoraire des Archives, revient sur la définition du mot archives pour en souligner la diversité. Il ajoute, faisant allusion à l’emploi du terme en dehors du monde professionnel des archivistes, que le mot archives est devenu un “ véritable mot fourre-tout ”.

C’est un fait observable que la notion d’archives est plus répandue dans la société d’aujourd’hui qu’elle ne l’a été au cours des décennies précédentes. Cette évolution correspond-elle à une mode, s’agit-il d’un épiphénomène ou d’une réalité plus durable ? La question mérite examen.

 

L’écrit, mémoire de l’action

Les archives sont bien antérieures au mot qui les désigne. Les plus anciens documents que l’on peut qualifier ainsi se rattachent à la civilisation mésopotamienne et à la naissance de l’écrit.

Les premières tablettes d’argile sumériennes remontent à 3200 avant Jésus-Christ. Ce sont, explique Jean Bottéro, des aide-mémoire de comptabilité. Dans cette société agricole florissante, le besoin de compter les quantités de grains ou les têtes de bétail n’est pas étranger au développement d’un système de notation qui débouchera, via les pictogrammes et les idéogrammes, sur le système d’écriture cunéiforme, une des grandes écritures de l’Antiquité. Les documents de valeur littéraire que sont les inscriptions royales et les textes religieux apparaissent plusieurs siècles plus tard, vers 2600.

Donc, au départ, l’archive est le support de l’action de compter. La quantité des informations à mémoriser pour le besoin des affaires a suscité la genèse d’un outil pour faciliter cette tâche de mémorisation. L’esprit de l’administrateur, libéré de ces mémorisations, peut se livrer à des réflexions plus complexes et à des calculs plus élaborés. Il y a donc interaction, pour ne pas dire interactivité, entre l’action et l’écrit. L’action de compter se décline de deux façons : d’une part, des besoins d’administration interne des biens, évaluer les récoltes et les troupeaux, organiser la conservation des premières, l’élevage des seconds, autant d’actes dont l’administrateur aura à rendre compte à son maître ; d’autre part, les échanges ou la vente à un tiers. Dans ce dernier cas, plus encore que dans la tâche d’administration, le besoin de preuve s’affirme et la civilisation mésopotamienne va développer l’usage du sceau cylindre qui permet de valider des contrats.

On a là tous les ingrédients qui composent l’archive : une action, un support, des informations. L’action, c’est celle de prendre des notes, d’enregistrer des données, de décider, d’opérer une transaction. Le support, en l’occurrence la tablette d’argile, présente pour son utilisateur une durabilité a priori suffisante pour l’usage qu’il aura du document. Chaque civilisation s’est efforcée de trouver dans son environnement naturel le matériau qui satisfasse au besoin de conservation de la mémoire des actes : écorce de bouleau, pierre, papyrus, parchemin, papier. Enfin, la teneur du document tient aux signes qui y sont gravés, transcrits, enregistrés ; il est indispensable que ces signes appartiennent à un langage partagé par d’autres préalablement à l’établissement du document, faute de quoi il ne jouerait plus son rôle de mémoire et de preuve : les informations attachées au support doivent permettre à celui qui en prend connaissance, s’il maîtrise le langage et l’écriture utilisés, de savoir ce qui s’est passé.

L’origine du mot “ archives ” n’est pas absolument certaine. Peu importe du reste. On la rattache communément au grec arkheion. Arkheion, précise le Dictionnaire historique de la langue française de l’Académie française (1888), désigne d’abord la demeure des magistrats supérieurs (la racine arkhè du commandement), puis la salle où sont déposées les pièces officielles.

Ces pièces officielles, sur lesquelles les civilisations de l’Antiquité puis de l’Occident chrétien fondent leur droit, sont souvent appelées titres, mot très longtemps synonyme d’archives. Les documents créés et conservés par les chancelleries pontificale, impériale, royales ou épiscopales, sont d’abord la preuve de l’action menée par ceux qui détiennent le pouvoir. Quoi de plus important pour une abbaye que de conserver soigneusement les actes de donation des rois de France en sa faveur, car les siècles passent et l’humeur des rois aussi… Les archives sont donc dans un premier temps constituées par des actes écrits, décisions ou contrats, revêtus des signes propres à en faire reconnaître la validité devant des tiers : chartes et diplômes royaux, lettres de cachet ou d’anoblissement, lois et règlements, actes notariés, décisions de justice, lettres de change ou statuts d’associations.

Au delà de l’action politique, l’écrit a joué un rôle de plus en plus fort comme support de l’action administrative et de la gestion. Il s’agit là des documents comptables et fiscaux qui croissent avec l’usage de l’argent dans la société : comptes rendus (au sens étymologique), factures et autres quittances, censiers où sont consignées les redevances de tous ceux qui n’ont pas la chance d’être propriétaires, et plus tard compoix et cadastre, matrice de l’impôt sur les portes et fenêtres, bons de ravitaillement pendant et après la Seconde Guerre mondiale, factures de France Télécom, etc. L’administration s’accompagne d’une activité de surveillance et de contrôle : rapports d’intendants, procès-verbaux de police et de gendarmerie, rapports d’inspection générale, rapports d’expertise. Enfin, l’administration d’un territoire développe tôt ou tard une démarche statistique qui s’appuie nécessairement sur l’écrit : les registres paroissiaux de baptême, mariage et sépulture créés par François Ier et que la Révolution française reprendra sous le nom d’état civil, en sont le plus célèbre exemple, suivi au cours des siècles par des listes et des relevés de tout poil, des grandes enquêtes de population de l’Ancien régime aux sondages d’opinion d’aujourd’hui, en passant par le recensement des classes militaires et les statistiques agricoles.

 

La preuve et le témoignage

L’archive, support et preuve matérielle de l’action, n’est donc pas une fin en soi. Elle s’inscrit nécessairement dans un processus dont l’objectif est distinct des outils qui contribuent à son accomplissement. Son contenu est l’expression d’un fait, d’un projet, d’une requête, d’une décision et est indissociable de ce fait, de ce projet, de cette requête, de cette décision. C’est pourquoi la première lecture que l’on fait de l’archive doit intégrer les motifs de son élaboration, c’est-à-dire la poursuite d’une action donnée et le contexte dans lequel elle prend place. C’est que tout est important : le texte bien sûr mais aussi toutes les mentions d’auteur, de destinataire, les commentaires, la date, la qualité du support, l’endroit où on l’a trouvé.

C’est là la caractéristique première des archives, en quoi elles s’opposent aux œuvres littéraires qui sont le produit et la finalité même de l’action de leur auteur. L’œuvre n’a pas vocation à prouver, elle a vocation à faire connaître, à diffuser les idées, la sensibilité, les connaissances qu’un auteur livre à un nombre X de ses concitoyens ou contemporains dont l’identité n’est pas définie à l’avance et est indépendante de l’œuvre elle-même : les lecteurs, les spectateurs.

L’archive, elle, a vocation à servir de preuve à l’action qu’elle supporte. C’est pourquoi les archives jouent souvent un rôle de premier plan dans les différends et les procès. Les résultats de l’action (construction, destruction, achat, vente, vol, don) peuvent se constater ; seules les archives (ordre, lettre, facture, plan, testament) peuvent en attester la responsabilité. Pour être une preuve recevable, le document doit présenter des garanties d’authenticité et de fiabilité : signatures, signes de validation tels que tampons, cachets, paraphes, intégrité physique, mais aussi vraisemblance de forme et de contenu relativement à ce que l’on peut savoir par ailleurs de l’affaire. La production d’une pièce d’archives suffit souvent à mettre un terme à la querelle ; d’autres fois les experts judiciaires y consument leurs lumières.

Les archives servent aussi de preuve sans qu’il y ait nécessairement litige mais plutôt d’une manière préventive. C’est le cas de tous les dossiers que doivent remplir les étudiants à l’université, les associations qui sollicitent une subvention ou les particuliers qui veulent faire construire une maison. Les documents qui témoignent de l’identité du demandeur, de la nature de sa demande, de la réalité de ses démarches, de son engagement à respecter les procédures, sont autant de documents dont le contenu souvent n’est pas original puisqu’il est tiré de registres ou constitué de copies mais qui vont aller alimenter un dossier qui, lui, est unique.

Enfin, par ses qualités d’authenticité et de fiabilité, l’archive permet d’affirmer que tel fait s’est passé et qu’il s’est bien passé de telle façon, sans qu’il y ait forcément contestation. C’est ainsi que les archives constituent la source de l’Histoire par excellence. Leur valeur première est de montrer à quoi elles ont servi.

Au delà de cette utilité directe, elles peuvent aussi renfermer des indications sur l’auteur, son environnement, les habitudes de son époque ou de son milieu, sans qu’il y ait quoi que ce soit à prouver puisque ces éléments-là ne participent pas de l’objet de l’archive. Ce peut être le style, l’orthographe, les prénoms des personnes en cause, leur sensibilité, la façon de dessiner les plans, les procédures en vigueur, autant d’éléments de connaissance qui sont donnés par surcroît. C’est ce qu’on appelle la valeur secondaire de l’archive.

Autrement dit, indépendamment de sa force probante à l’égard de l’acte ou de l’action qu’elle sert, l’archive véhicule son contenu intrinsèque, les événements qui y sont relatés, les affirmations qui y sont exprimées. Tout document écrit, quelle que soit son origine et quelle que soit sa finalité, est toujours le témoin d’un fait ou d’une idée, pour peu qu’il porte une date et une indication d’auteur : une chanson, une carte postale, une affiche, une revue, une plaque commémorative, un cahier d’écolier, une carte de membre de l’Automobile Club. Ainsi, le statut d’archive peut être accordé non seulement aux documents susceptibles de prouver un acte ou une action mais encore à tout document dès lors qu’il comporte des informations datées ou datables.

Cet usage élargi du mot archives, en tout cas pour des documents papier, semble assez récent, à une exception près. En effet, dès la fin du XIXe siècle, plusieurs recueils de textes scientifiques sont publiés sous le titre “ Archives ” : Archives d’électricité médicale, publiées à Bordeaux (1893-1924), Archives de psychologie, publiées à Genève (1902-1947), Archives des maladies professionnelles (1938-1945). Cette appellation souligne la valeur de référence qui est attachée au concept, peut-être pour insister sur l’importance de textes fondateurs, de racines, pour des sciences en plein développement. Dans un sens, ces “ archives ” scientifiques sont aussi le support d’une action : celle d’un groupe de savants dont l’action est de diffuser à la communauté scientifique, au moins dans leur discipline, les textes qu’ils considèrent comme fondamentaux.

Il est intéressant de remarquer que les dictionnaires de la langue française n’insistent pas sur la valeur de preuve des archives et retiennent essentiellement la valeur de témoignage pour une collectivité. Pour le Grand dictionnaire universel du XIXe siècle de Larousse, c’est une “ Collection de documents manuscrits ou imprimés concernant l’histoire d’un État, d’une ville, d’une administration, d’une communauté, d’une famille ”, définition que le Petit Larousse des années 1980 modifie en : “ Ensemble des documents relatifs à l’histoire d’une ville, d’une famille, etc., propres à une entreprise, à une administration, etc. ” (1988), tandis que les dictionnaires Robert (Grand et Petit) se contentent encore de “ Collection de pièces, titres, documents, dossiers anciens. ”

De son côté le Dictionnaire de la langue du XIXe et du XXe siècle. Trésor de la langue française, en 16 volumes, élaboré par le CNRS (Gallimard, 1971) propose : “ Ensemble de documents hors d’usage courant, rassemblés, répertoriés et conservés pour servir à l’histoire d’une collectivité ou d’un individu ” et, par extension : “ Toute réunion importante de documents produits et/ou classés. Ex. les archives du français contemporain. ” Enfin, la neuvième édition du Dictionnaire de l’Académie française (1992) modernise la définition : “ Documents tels que manuscrits, imprimés, photographies, films, enregistrements sonores, etc. concernant le passé d’un peuple, d’une province, d’un département, d’une ville, d’une famille, d’une institution publique ou privée,… ”.

 

Les archives publiques

La dernière édition du Dictionnaire de l’Académie est visiblement influencée par la définition des archives qui constitue l’article premier de la loi du 3 janvier 1979 : les archives sont “ l’ensemble des documents quels que soient leur date, leur forme et leur support matériel, produits ou reçus par toute personne physique ou morale ou par tout service ou organisme public ou privé, dans l’exercice de leur activité ”. Le second alinéa précise que “ la conservation de ces documents est organisée dans l’intérêt public tant pour les besoins de la gestion et de la justification des droits des personnes physiques ou morales, publiques ou privées, que pour la documentation historique de la recherche ”.

La principale nouveauté de ce texte est de “ tirer ” les archives à la fois dans le sens de la hauteur et dans le sens de la largeur. Vers le haut, la loi affirme le statut d’archives dès la création des documents : c’est ce que sous-entend l’expression “ quelle que soit leur date ” bien que la formule ne soit pas trop explicite. Un document ne devient pas archive le jour où il ne sert plus : il est archive au jour et à l’heure même de sa production, car si l’utilisation qui en est faite change, la nature propre du document, elle, ne change pas. Cette formulation tend à rattacher l’archive à une démarche de production autant qu’à une utilisation.

Parallèlement, la définition est étendue à tous les supports, entendez le film, le microfilm, les bandes magnétiques, les disques optiques, les fichiers numériques, etc. C’est que la chose n’allait pas de soi il y a vingt ans lors de la rédaction de la loi, tant des siècles d’archives papier avaient associé le concept à son support traditionnel.

Le cœur de la définition légale reste le caractère organique de la constitution des archives : les documents ne sont pas produits ou collectés pour eux-mêmes de manière délibérée ni même volontariste mais ils sont sécrétés chronologiquement et linéairement au fur et à mesure du déroulement d’une activité identifiée dans la société : activité administrative, commerciale, culturelle, industrielle, immobilière, etc. Les archives se constituent donc par strates successives correspondant aux différentes étapes ou branches de l’activité de leur producteur. C’est très exactement le sens de l’expression “ fonds d’archives ”, mot qui curieusement n’apparaît pas dans la définition légale. Une pièce perd son sens ou du moins son essence si elle est isolée des autres pièces produites avant, après et autour d’elle, d’où l’emploi systématique et classique du pluriel “ archives ”.

La loi définit encore ce que sont les archives publiques par opposition aux archives privées. Les premières sont les documents qui procèdent de l’activité de l’État, des collectivités locales, des établissements et entreprises publics, ainsi que celles des organismes de droit privé chargés de la gestion d’un service public ou d’une mission de service public ; enfin elle définit comme publics les minutes et répertoires des notaires que les lois précédentes reconnaissaient comme bien privé. Il faut y ajouter les papiers acquis par l’État ou ses services à divers titres et notamment les fonds ecclésiastiques saisis au moment de la Révolution française. Tous les autres fonds, par défaut, sont privés mais la loi prévoit le “ classement ” d’archives privées présentant un intérêt historique majeur pour le patrimoine national, de même que l’on classe des monuments. La procédure de classement d’archives est toutefois assez rare.

La définition des archives est une chose ; l’organisation de leur conservation en est une autre. Il est naturel que les pouvoirs publics en financent et en contrôlent l’organisation. L’institution des Archives nationales, départementales et communales remonte à 1790, donnant au système archivistique français une structure pyramidale, à l’exception des ministères des Affaires étrangères et de la Défense qui restent indépendants dans ce domaine. L’organisation actuelle des services publics d’archives est régie par les décrets d’application de la loi de 1979. Le développement du monde de l’écrit et de la production d’archives s’est accompagné de la création régulière de nouveaux centres d’accueil : un service particulier des Archives nationales pour la collecte d’archives privées, un centre spécifique pour les “ archives du monde du travail ” installé dans une ancienne filature de Roubaix, sans parler des centres plus autonomes comme le centre d’archives de l’Institut français d’architecture, et de très nombreux centres créés le plus souvent par suite d’initiatives individuelles ou locales.

Enfin la loi énonce les deux raisons d’être de la conservation des archives : l’accès à l’information pour l’administration et pour les citoyens (assortis de délais de communicabilité pour la préservation des intérêts de l’État et des personnes), et l’Histoire[1].

Les historiens sont les partenaires privilégiés des archives. L’intérêt pour l’Histoire et pour la mémoire proche ou plus lointaine continue de croître et, s’il devait décroître un jour, ce ne serait pas par épuisement des sources : sur les 3500 kilomètres linéaires de rayonnages supportant des archives publiques (d’importance inégale c’est vrai), on peut affirmer que les trois quarts n’ont jamais été consultés. Par ailleurs, de plus en plus de documents porteurs de mémoire échappent à la collecte publique.

La question se pose dès lors de savoir ce que recouvrent ou doivent recouvrir les qualificatifs de “ public ” et de “ national ” (ou des adjectifs déclinant les composantes de la nation) quand on parle d’archives. Si le caractère public d’un document au moment de sa création relève du droit, on peut se demander si, à terme, les archives d’une collectivité nationale ou locale sont celles qui en procèdent ou celles qui la concernent ? Intervenant au congrès des Archives de France tenu à Roubaix en 1993 sur le thème des archives d’entreprise, Michel Estienne, archiviste du Territoire de Belfort, faisait remarquer judicieusement que les archives des communes suscitent plus de soins que l’organisation de la mémoire des associations et des entreprises, alors que ces dernières sont souvent plus importantes aujourd’hui dans la vie des citoyens.

Car les hommes et les femmes qui ont participé à la vie d’une entreprise se considèrent légitimement copropriétaires de sa mémoire ; c’est une question de sensibilité. Par exemple, on comprendra aisément que, pour un employé qui a passé sa carrière à IBM Corbeil, son appartenance à la communauté que représente l’entreprise puisse avoir plus de poids, être plus signifiante pour lui et sa famille que son appartenance à la ville de Mennecy, d’Evry ou de Lisses où il aura habité un lotissement sans participer aux activités municipales ou de quartier. La remarque pourrait facilement être élargie au domaine audiovisuel ou à l’action humanitaire.

 

Dans la vie courante

En pendant aux approches historiques et officielles de la notion d’archives, la perception qu’en ont les Français dans la vie courante n’est pas aujourd’hui aussi déformée ou négative qu’on pourrait le penser. À en juger par l’expérience ou par ce que la lecture de la presse en laisse transpirer, cette perception revêt quatre facettes : le passé périmé, la paperasse nécessaire, la curiosité émoustillée, le sérieux respectable.

Pour le plus grand nombre, les archives sont de vieux trucs, des choses périmées, vouées à l’oubli. Elles sont poussiéreuses par principe, mais on s’époussette de moins en moins et le principe s’estompe. Le Monde , relatant la retransmission des obsèques du roi Baudoin de Belgique en août 1993, écrit : “ Sous quelques images en noir et blanc, tirées de poussiéreuses archives, la télévision racontait donc, dimanche, sur toutes les chaînes, la malheureuse histoire d’un roi ”. Vers la même époque, interviewé par le Parisien, le comédien Patrick Timsit raconte ses premières armes au théâtre, sept ans auparavant, après un début de carrière dans l’immobilier ; à la question du journaliste “ C’est déjà loin tout ça ? ”, l’acteur rétorque : “ Oui, c’est des archives… ”.

En 1993 toujours, la société 3M, fournisseur de photocopieurs, diffuse dans diverses revues une publicité intitulée “ Avec 3M, mettez le vol aux archives ”, utilisant le terme archives avec une connotation nettement péjorative, d’autant plus étonnante qu’elle s’adresse à des bibliothécaires et à des documentalistes. Le texte précise en effet : “ Depuis plus de 20 ans, 3M protège les fonds documentaires des bibliothèques et des CDI ” et le publicitaire de zoomer sur la définition imaginaire du mot vol dans un dictionnaire factice :

Vol : n.m. (1610 ; de voler). Terme ancien qui signifiait “ action de soustraire frauduleusement le bien d’autrui ”. Ex. “ Voler en bibliothèque ”. Était très répandu dans les années 90. Rayé du vocabulaire littéraire depuis l’apparition du système antivol 3M ”.

C’est en tout cas un exemple isolé. Il est douteux qu’une telle publicité soit retenue aujourd’hui.

Les Français confrontés à la quête de pièces administratives pour la justification de leurs droits, dont souvent ce sera la seule visite à un service d’archives, abordent le sujet avec résignation et appréhension. Les archives représentent un monde feutré aux arcanes complexes, qui sont une expression de la légalité et donc un passage obligé. Ainsi tous les travailleurs indépendants, au moment de la constitution de leur dossier de retraite, doivent-ils se procurer un extrait de leur inscription au registre du commerce ou des métiers. Il est vrai que l’obtention du document recherché s’apparente quelquefois au parcours du combattant, de service en service, de fichier en répertoire, de courriers négatifs en délais supplémentaires. La raison en est parfois que le demandeur, disons un boulanger, soutient qu’il a déclaré son commerce en juin, qu’il se le rappelle comme si c’était hier vu que le lendemain le voisin mariait sa fille et qu’il avait fait sa première pièce montée. Et pour finir, ça s’était passé en octobre. Quelques-uns ont la mémoire plus précise, comme cet homme qui avait besoin, toujours pour sa retraite, d’un extrait de registre d’écrou : il n’avait pas oublié les trois mois de prison qu’il avait faits pour avoir été surpris dans un jardin privé en train de voler une branche de lilas pour sa fiancée. Cela se passait en avril 1940. Il était amoureux.

Ces contraintes administratives n’ont rien à voir avec la recherche d’archives vécue comme un plaisir de la vie. Sur un fond de développement des loisirs culturels et d’un goût croissant pour l’Histoire, la généalogie a connu depuis vingt ans un succès étonnant. Limitée pendant longtemps aux grands de ce monde ou à la recherche d’héritiers, elle s’est propagée dans quasiment toutes les familles attachées à un terroir provincial. Au départ, il y a l’envie de connaître les noms, les métiers des ancêtres, de savoir comment c’était avant. On furète, on fouille, on déniche, on exhume. Et très vite, on se prend au jeu, au titillement de la découverte, à la joie indicible d’être vraisemblablement le premier à lire cette page manuscrite depuis qu’elle a été écrite, un ou plusieurs siècles auparavant : registres d’état civil, registres paroissiaux, minutes notariales, cadastre. Comme les sources permettent assez rarement de remonter localement au delà du XVIe siècle, on passe ensuite à l’histoire du quartier ou du village, aux édifices, aux coutumes. Ce sont ainsi 100 000 à 200 000 chercheurs amateurs pour qui les archives historiques sont devenues quelque chose de familier, d’apprivoisé. On peut rapprocher de cette part de la population les dizaines de milliers d’écoliers que leurs professeurs ont conduits au service éducatif des Archives, à qui on a montré et expliqué des documents originaux de l’histoire nationale ou locale. Il faut avoir vu l’émerveillement d’un gosse devant un parchemin calligraphié ou une simple lettre au papier bleuté de l’époque révolutionnaire, quand il comprend soudain que “ c’est vrai ”.

Dernière perception de l’archive par le grand public, celle du sérieux et de la référence. L’archive garantit la fiabilité de l’information, suggère qu’elle mérite d’être conservée. Le chêne Jupiter de la forêt de Fontainebleau, mort en avril 1994 était âgé d’environ six cent cinquante ans, “ d’après les archives conservées par l’administration forestière ”. Une revue administrative présente des ouvrages de droit sous une rubrique intitulée “ À lire ou archiver ” (1995), invitant ses lecteurs à en faire des livres de référence. Un journaliste de France Info, commentant la finale remarquable de la coupe de basket Pau-Limoges en mai 1993, déclare que ce match “ restera dans les archives ”, assimilant (confondant ?) archives et annales, autrement dit, des faits mémorables.

Signalons pour conclure le témoignage insolite d’un inspecteur divisionnaire à la brigade criminelle sur Élisabeth Cons, mère du jockey Darie Boutboul, dans l’affaire de l’assassinat de son gendre : “ On ne lui connaît pas d’ami intime, on ne lui connaît pas d’amant ”, puis au sujet de sa vie professionnelle : “ Elle n’a aucune archive, c’est quelqu’un qui s’est caché ” (rapporté par Le Monde du 7 mars 1994).

 

La technique au secours de la mémoire

Pendant des millénaires, les documents ont été produits par la rencontre d’un support physique et d’un outil tenu par la main de l’homme qui y grave ou trace les signes d’une écriture. Cette pratique a connu de lentes évolutions, du parchemin au papier pelure et du calame au stylo à bille, mais le résultat est toujours un document unique où la personnalité de celui qui écrit est visible. Ce sont les deux caractéristiques de l’écriture manuscrite.

À partir du XVe siècle, les progrès de l’imprimerie font s’estomper ces deux caractéristiques dans la production de l’écrit. Les documents existent en des dizaines, des centaines ou des milliers d’exemplaires identiques même si les bibliophiles savent y reconnaître parfois des nuances inaccessibles au profane. La graphie du scripteur disparaît  ; les polices de caractères, les filigranes et les styles de mise en page apparaissent. Les techniques d’imprimerie favorisent d’abord les œuvres de l’esprit dont le but avoué est d’être diffusées. Elles profitent aussi aux archives comme support d’une action telles, qu’elles ont été définies précédemment, avec l’impression des actes du gouvernement ou de libelles judiciaires.

L’invention de l’imprimerie est une révolution technique, intellectuelle et économique sans précédent mais la nature du document ne change pas dans le sens où l’imprimerie intervient après l’acte de conception du document, conception de sa forme mais aussi de son contenu. Avec l’apparition de la photographie, de l’enregistrement des sons puis des images, c’est différent. Les documents sont d’une autre nature. La technique intervient au moment même de la conception du document, participe au choix de la part de réel qui va être enregistrée.

On ne traduit ni ne transcrit ce qui est photographié ou enregistré. L’objet existe par lui-même ; l’auteur du document intervient sur le lieu et le temps de la captation et arbitre les paramètres techniques de l’enregistrement. Pour la part des images et des sons qui décrivent une réalité, comme les descriptions de personnes, de lieux ou d’événements, il n’y a plus la médiation du scripteur ou du dessinateur qui transcrit le réel avec ses mots ou ses traits de crayon. En revanche, il reste le commentaire, la façon de montrer, la sélection, le montage.

En définitive, l’imprimerie normalise et diffuse des types de documents existants dont elle favorise l’épanouissement ; les techniques de photographie et d’enregistrement audiovisuel permettent à la fois un enrichissement des documents traditionnels et l’émergence de nouveaux types de documents, de nouvelles œuvres et de nouvelles archives.

Côté enrichissement des documents traditionnels, les archives administratives ont bénéficié régulièrement des progrès techniques de l’humanité, les deux critères d’adoption étant comme souvent les besoins de sécurité et de défense d’une part, le coût des machines d’autre part. C’est l’apparition de la photo d’identité en remplacement de la description physique des individus sur les laissez-passer ou les fiches anthropométriques ; c’est la projection de films éducatifs ou de propagande sous l’égide du ministère de l’Agriculture ou de la Guerre ; c’est l’utilisation de la photo dans les travaux de construction et dans l’industrie, c’est l’enregistrement sonore puis audiovisuel des débats des assemblées au plan national puis local, c’est plus récemment l’enregistrement audiovisuel intégral des procès pour crime contre l’humanité (Barbie, Touvier et Papon). Il faut rappeler qu’à l’origine le cinéma et la radio étaient perçus autant comme des outils du gouvernement et de l’administration que comme des outils de création artistique.

Sur le plan de la nouveauté, le début du XXe siècle voit la réalisation de deux entreprises monumentales qui illustrent parfaitement ce concept de nouvelles archives dues à la technique. En 1910, sous le nom d’“ Archives de la planète ”, Albert Kahn lance une vaste campagne de photographies couleur (autochromes) afin “ de fixer des aspects, des pratiques et des modes de l’activité humaine dont la disparition fatale n’est qu’une question de temps ”. En 1911, le linguiste Ferdinand Brunot entreprend de collecter les “ Archives de la parole ” c’est-à-dire d’enregistrer des témoignages oraux dans les provinces françaises et la voix de personnages célèbres. En 1928 les Archives de la parole deviendront le Musée de la parole et du geste, avant de faire partie de la Phonothèque de France à la Bibliothèque nationale.

L’appellation “ archives ” donnée à ces collections par leurs promoteurs est intéressante. Il ne s’agit pas d’archives au sens strict ou premier du terme puisque les photographies et les enregistrements ne sont pas le support d’une action autre mais bien le but même de l’opération. Cependant, on y retrouve la notion de document de référence, de document qui fait foi. En effet, tout en étant la finalité de la démarche, ces documents s’inscrivent dans un processus logique et méthodique de sélection de sujets, d’organisation du travail de collecte : ils appartiennent à un ensemble. De plus, la technique de capture des sons et des images confère à ces documents une fiabilité que les dessins d’un David Roberts ou les notations des premiers ethnographes n’avaient pas.

Ces photographies et ces enregistrements sont conçus comme les témoignages d’une époque que le temps transformera. Au fil des ans, quand la personne ou l’objet a disparu, ils acquièrent dans un sens une valeur de preuve, la preuve que la voix de Sarah Bernhardt était bien celle-là, la preuve que le réfectoire du monastère du mont Athos était bien ainsi au début du siècle. C’est pourquoi ces documents sont des archives à part entière. Valeur de témoignage puis valeur de preuve, c’est l’inverse de l’archive administrative qui possède dès l’origine une valeur de preuve et acquiert après coup une valeur de témoignage. Peu importe, les uns et les autres sont des documents de mémoire.

Si l’appellation “ archives ” s’est un peu perdue pour les collections photographiques et sonores, elle s’est maintenue pour les documents de la radiotélévision. Pourtant, la grande majorité des documents audiovisuels de la radio ou de la télévision sont bien la finalité de l’action qui les a produits. Ils ont été diffusés, entendus ou vus par des millions de personnes, ce qui les apparente davantage aux livres ou aux journaux, diffusion équivalant ici à édition. Plusieurs indices éclairent le maintien du terme archives : tout d’abord l’unicité du support car la diffusion ne laisse pas de trace physique chez l’auditeur ou le téléspectateur, à l’inverse des livres et des journaux imprimés en de multiples exemplaires ; ensuite les contenus sont difficilement lisibles à l’œil nu (film) ou pas du tout (bande magnétique) ; enfin ces documents sont réutilisés comme source pour construire de nouveaux sujets : on découpe un film, on recopie une cassette.

Unicité, authenticité, décryptage, source : quatre caractéristiques de l’archive.

 

L’archivage électronique

Les documents émanant des techniques photographiques et audiovisuelles sont des documents d’un type nouveau, tant par leur forme que par leur contenu. Ils n’ont pas vraiment d’ancêtres. À l’inverse, l’informatique, puis la bureautique et enfin la technologie numérique s’appliquent d’abord à l’écrit et donc à la production des documents textuels. Elles prennent donc naturellement le relais des techniques de l’écrit et interviennent progressivement et insidieusement dans la production des documents qui, traditionnellement, supportent toutes les actions d’administration et de gestion.

En exagérant à peine, on peut introduire un parallèle entre l’invention de l’informatique et le système de notation des premières tablettes sumériennes : les quantités à traiter sont telles qu’elles poussent l’homme à développer des techniques qui le déchargent de tâches répétitives et fastidieuses pour se consacrer à de nouvelles actions. À partir de là, l’usage de la technique s’étend à d’autres domaines.

Près d’un siècle après l’invention de la machine à écrire, l’ordinateur s’impose dans les bureaux sous des traits à la fois familiers (le clavier a peu changé) et magiques (rapidité d’exécution). La machine à écrire a pu représenter une révolution pour les utilisateurs mais n’était pas de nature à modifier en profondeur les processus de fabrication des documents. L’ordinateur, en revanche, pour qui tout mot, toute phrase, tout trait, tout nombre, n’est qu’une combinaison de 0 et de 1, met en évidence la dématérialisation du support d’écriture, l’inconsistance physique, l’intangibilité, la virtualité et donc la malléabilité de l’écrit électronique.

On lit çà et là que 80 % de l’information dans l’entreprise existe sous forme électronique, peut-être un peu moins dans l’administration mais ce n’est qu’une question de temps. Il faut tout de suite nuancer cette affirmation. En effet, les documents (courriers, rapports, documents techniques) qui sont produits et conservés sous forme électronique existent aussi sous forme papier et c’est souvent sous la forme papier qu’on les utilise. De plus, il faudrait évaluer plus sérieusement la redondance des informations au sein de toute la documentation : la facilité des coupés-collés et des versions successives engendre une inflation de la production de documents qui dilue quelquefois l’information. Enfin, comme l’explique très bien Joanna Pomian dans son ouvrage Mémoire d’entreprise (Éditions Sapientia, 1996), la mémoire d’une entreprise c’est aussi l’ensemble des connaissances détenues par les acteurs vivants, même si elles n’ont pas fait l’objet d’un écrit ou d’un enregistrement.

En fait, on parle beaucoup d’archivage électronique et beaucoup moins d’archives électroniques. Ceci est révélateur de la primauté de la technique sur le concept de mémoire dans cette affaire. Jusqu’aux années 1980, le mot archivage était peu répandu bien que son apparition remonte à 1930. L’archivage, c’était le fait d’envoyer au local d’archives les dossiers encombrant le bureau, classés ou non. Le suffixe “ age ” dénote d’ailleurs une action manuelle, matérielle, que l’on retrouve dans ramonage ou balayage, connotation peu valorisante. C’est sans doute pourquoi les archivistes professionnels parlent assez peu d’archivage et lui préfèrent leur vocabulaire propre de versement. En revanche, le terme est logiquement employé par les sociétés privées d’archivage qui dans les années 1980 se sont spécialisées dans la technique de stockage de masse sans intervention, du moins à l’origine, sur le contenu des documents.

L’archivage électronique est d’abord une invention des informaticiens. La mémoire des ordinateurs étant limitée et le nombre des documents produits allant croissant, il fallait bien en assurer la conservation. Archivage signifie sauvegarde sur un disque. C’est avant tout une opération physique. En résumé, avant on avait des archives et on les archivait ; aujourd’hui on procède à l’archivage (électronique) et donc on a des archives. Cette définition, ou plutôt cette constatation, étend considérablement le champ des archives. Elle va en effet dans le sens de la loi qui prend en compte les archives dès leur conception. Reste à faire une analyse de la valeur intrinsèque et relative de ces documents, à jauger leur originalité, leur fiabilité, leur valeur de preuve et de témoignage. Le stockage des archives est une chose, leur organisation en est une autre ; leur utilisation une troisième.

On sait que les tribunaux n’acceptent pas aujourd’hui les documents électroniques comme éléments de preuve, compte tenu du manque de fiabilité d’un document virtuel et d’une signature électronique. Mais nul doute que l’économique poussera la technologie jusqu’à des solutions acceptables par la justice. Les choses avancent et les normes internationales d’échange de données informatisées (EDI) jouent déjà un rôle important dans les échanges commerciaux.

La valeur des archives électroniques tient aussi à leur relation avec le support papier correspondant, s’il existe. Ou bien le document électronique précède son équivalent papier : saisie d’une lettre sur un écran suivie d’une édition papier. Ou bien le document électronique est la conséquence d’une numérisation du document papier, auquel cas l’original est facile à identifier mais le document électronique n’est alors qu’une copie d’archive. La fonction de l’archive électronique apparaît donc multiple : conservation, partage et diffusion, réutilisation. L’originalité n’en est pas la caractéristique, du moins pas encore.

Plus récemment, les techniques d’encodage des sons et des images en combinaisons de 0 et de 1 ont permis d’étendre la notion de document électronique à ce qu’on appelle le multimédia, c’est-à-dire la coexistence dans un même document numérique de texte, d’images (animées ou non) et de son. C’est une autre manière d’absorber dans les archives les sons et les images. C’est surtout une évolution de la structure et de la teneur des documents produits, donc des archives.

 

Les archives du Net

Le concept d’archive sur Internet mérite un développement particulier.

Christian Huitema raconte dans Et Dieu créa l’Internet… (Paris, Eyrolles, 1995) comment depuis 1983 les chercheurs de l’Internet Activities Board (IAB) publient le résultat de leurs travaux sur le réseau, publication qu’il qualifie de “ premier journal électronique du monde ”. Et d’ajouter : “ Tout le monde a donc accès, gratuitement, à toutes les archives techniques de l’Internet, soit plus de 1700 documents. ”. Quelques années plus tard, le chiffre paraît ridicule.

Aujourd’hui, sur le Net, le mot archive fait florès. La plupart des sites Web proposent “ archives ” à leur menu, mettant ainsi à disposition des internautes des documents et des informations qui se différencient des autres par ceci qu’ils ne viennent pas d’être créés. À y regarder de près, le sens et l’emploi du mot archive ont sensiblement évolué. Le sens est issu du concept d’archivage électronique (où l’influence anglo-saxonne se fait sentir) et l’emploi qui en est fait paraîtrait incongru s’il s’agissait de documents papier. Voici quelques exemples de présentation de sites :

“ Ce site contient les archives des textes chantés par le groupe Dire Straits, de 1978 à 1991 ”.

“ Corail Photo – Entreprise – Jarry, France.- Photos industrielles, photos aériennes, archives de photos, reportages, développement dans trois laboratoires en Guadeloupe. ”

“ Procès Papon – Sud Ouest – Entreprise – Bordeaux, France.- Édition spéciale en direct permanent avec l’audience: mise en ligne au fur et à mesure des reportages écrits, sonores et filmés des journalistes de Sud Ouest, TF1, M6, LCI et Europe 2, complétés par des archives multimédias et un espace forum. ”

“ Wallet, Christophe – Personnel – Dijon, France.- Archives de quelques-uns des meilleurs articles parus dans l’excellent Canard Enchaîné depuis mai 1996 (date de création de ce site). ”

Pour des documents papier, on dirait “ textes d’archives ” ou “ photos d’archives ” en soulignant l’authenticité de la source, et non pas “ archives de textes ” ou “ archives de photos ”, expressions qui ne suggèrent guère que le stockage et l’accès en ligne.

Sur ces sites, l’organisation de l’archive est quelquefois thématique mais elle se réduit le plus souvent à une liste chronologique des documents archivés, sujette à une purge périodique. Ainsi est née une nouvelle unité de mesure pour les archives, jusqu’ici comptées en nombre de liasses ou de cartons, en mètres linéaires ou en mètres cubes : c’est l’unité de temps, selon la date des documents accessibles. Par exemple, le site “ Midi Madagasikara ”, qui héberge l’édition en ligne du premier quotidien national d’information de Madagascar, précise : “ Archives : 5 jours ”.

Cet usage est éminemment réducteur par rapport à toute la richesse dont le mot archives peut être porteur. Il faut cependant noter qu’il n’exclut pas les autres dimensions de l’archive.

Cela dit, à partir du moment où l’on considère les sites Web, avec les informations qui y figurent, comme des documents qui témoignent d’une activité humaine, ils sont susceptibles d’être eux-mêmes archivés en tant que tels. Nous ne parlons pas des documents qui existent par ailleurs sur d’autres supports et que l’on numérise pour les rendre accessibles sur le réseau mais bien des documents et des informations créés pour un site Internet et qui sont susceptibles de disparaître lors du rafraîchissement du site. Il peut s’agir de la page d’accueil, ou d’un forum, ou d’une information ponctuelle que l’auteur du site lui-même ne songerait pas à archiver. Pourtant un archiviste pourrait avec du recul repérer dans ces documents une valeur de témoignage sur l’activité de l’auteur du site, de même que l’on archive les bulletins de communication interne d’une entreprise pour témoigner de l’esprit de la maison. Simplement, sur le Net, si on ne le fait pas rapidement, on ne le fera jamais car les informations auront disparu.

La nature mondiale et mouvante du réseau Internet ne favorise pas l’archivage des sites et de leurs archives car tous les regards sont encore tournés vers la nouveauté, instrument de toute séduction. D’aucuns objecteront qu’il est encore tôt pour songer à l’archivage d’Internet, que ce ne sont que les débuts d’Internet : l’argument rappelle quelque peu Épaminondas ! Toutefois, une initiative originale et prometteuse mérite d’être signalée, celle de l’ingénieur américain Brewster Kahle qui a créé en 1996 un centre de conservation de documents retirés d’Internet, une bibliothèque numérique du futur, intitulée “ Internet Archive ”. Dans son manifeste fondateur, “ Archiving the Net ”, l’ingénieur constate que la durée de vie moyenne d’une page Web est de 75 jours. Des documents de plus en plus nombreux ne font pas l’objet d’une diffusion papier et n’existent que sur le Web où ils sont exposés à la purge. De fait, plusieurs chercheurs voulant consulter ou revoir des documents Internet ont reçu comme réponse “ Document non trouvé ”, indice de leur disparition. Internet Archive organise donc la collecte de ces documents qu’il met à disposition sur son propre site. Kahle suggère par ailleurs que son organisation devienne un tiers officiel pour la consultation de certaines archives (store for official copy of record).

 

Les archives climatiques

Dans son édition du 22 décembre 1993, sous le titre “ Caprices glaciaires : les archives climatiques du Groenland divergent ”, le journal Le Monde s’intéresse aux forages opérés par les glaciologues dans les glaces de ce semi-continent : “ Ces « carottages », on le sait, écrit Jean-Paul Dufour, constituent de remarquables « archives » naturelles. ”

Cette citation, est l’occasion de s’interroger sur les épithètes possibles du mot archives et leur signification. Peut-on véritablement parler d’“ archives climatiques ”? Quel lien peut-on établir entre les deux notions ? Bien que le journaliste ait placé le mot archives entre guillemets, l’expression “ archives naturelles ” recèle-t-elle un sens propre ? Ou bien n’est-elle qu’une allégorie à la Buffon qui disait : “ Dans l’histoire naturelle, il faut fouiller les archives du monde ” ?

En dehors des qualificatifs d’appréciation tels que riches ou poussiéreuses, le mot archives se voit généralement accolé à des adjectifs ou des compléments de nom qui tendent à en préciser l’essence, à savoir la forme, la provenance ou le contenu.

Voyons d’abord l’épithète climatique. Il ne comporte pas d’indication sur la forme ou le support des archives qu’il qualifie. Il ne donne pas de précision non plus sur l’auteur, en tout cas pas dans le titre de l’article. En effet, ni le climat en soi ni le Groenland ne produisent d’archives à proprement parler, au sens où l’on dit : les archives de l’administration, les archives du KGB ou les archives du président Pompidou. En considérant l’activité dont a résulté la création de ces morceaux de matière, on pourrait à la rigueur parler des archives de Dieu.

En fait, l’article explique clairement qu’il s’agit des carottages pratiqués par les glaciologues dans leur activité d’étude de la constitution des glaciers et des phénomènes climatiques. Dans ce sens, “ archives climatiques ” peut s’appliquer à toutes les archives des organismes de météorologie et de géologie, non seulement aux carottages mais aussi aux relevés, aux études, aux enquêtes sur les avalanches ou les inondations, aux enregistrements des satellites d’observation, etc. Du coup, on objectera que contrairement aux autres documents cités, une carotte n’est ni un document écrit ni un tableau ni une bande magnétique codée en langage électronique. Ce n’est qu’un morceau de matière. Peut-il alors être une archive ? S’il est égaré dans une cale de bateau et qu’on l’y retrouve après plusieurs mois, sans doute pas. Mais s’il a bien suivi le processus de carottage, d’étiquetage, et de conservation, il est sans nul doute une archive de cette campagne scientifique groenlandaise : celle-ci elle porte en elle la forme de la carotte décidée par les ingénieurs et son numéro d’identification ; de plus, elle est attachée à une fiche descriptive qui précise la date, les coordonnées géographiques et les conditions du prélèvement, puis, après l’analyse de l’échantillon, elle sera reliée à une fiche de laboratoire. Elle constitue avec ces fiches une sorte de dossier, une autre archive indivisible. L’archive-matière ne peut plus être désolidarisée des informations humaines qui l’expliquent, sauf à redevenir un simple morceau de matière.

“ Archives climatiques ” pourrait s’entendre aussi comme une précision de contenu et désigner toutes les archives qui traitent du climat, en tout cas depuis que les archives écrites existent. Le premier cercle de cet ensemble sera bien sûr les archives des organismes traitant du climat et de son histoire, dont on pourra retirer les archives administratives peu pertinentes sur cet objet. Un deuxième cercle englobera tous les documents qui, quelles que soient leur forme et leur provenance, contiennent des informations relatives au climat. Par exemple, les pages des registres de baptêmes de ces paroisses du Bassin parisien où en juillet 1788 plus d’un curé a scrupuleusement consigné le passage de l’orage de grêle qui, détruisant une bonne part des récoltes, allait aggraver la disette du printemps 1789. L’acte de baptiser a a priori peu à voir avec le climat.

Cette idée de recenser et d’exploiter les sources d’archives pour étudier les problèmes climatiques n’est pas une vue de l’esprit. Un projet international impliquant l’Organisation mondiale de la météorologie, les autorités météorologiques américaines et le Conseil international des archives s’attache aujourd’hui à cerner en Amérique latine les traces des manifestations du phénomène ENSO, traduction météorologique de l’oscillation sud de El Niño, qui est un facteur déterminant des changements climatiques d’aujourd’hui. En juin 1998 a été décidée la recherche des données pour la période 1880-1940 en Équateur et au Pérou, car les experts météorologues savent qu’entre ces deux dates il y eut huit manifestations plus ou moins fortes d’El Niño.

On pourrait développer les mêmes arguments avec l’expression “ archives du corps ” ou “ archives génétiques ” que l’on entend parfois et qui regardent les cellules du corps humain comme des unités porteuses d’informations sur le passé et donc sur le devenir de l’homme. Ce serait une autre occasion d’insister sur la nécessité de l’intervention humaine dans la création de l’archive, de la définir comme trace d’une activité humaine exprimée par un langage partagé, même si ce langage vient à être perdu. L’archive n’est pas une composante de la matière ou du corps humain ; elle est créée par l’homme. Toute autre désignation doit s’entendre au sens figuré.

C’est pourquoi, le titre “ Les archives du paléolithique ” donné à un article de la revue La Recherche dans son numéro de juillet-août 1994 mérite, lui, d’être pris au sens propre. Le texte explique : “ L’art paléolithique est-il la première mémoire collective de l’homme ? À quelle date peut-on faire remonter les premières manifestations d’une transmission culturelle passant par les représentations imagées ? Pour Randall White, il a fallu attendre que les hommes préhistoriques parviennent à transposer leurs images mentales sur la pierre ou sur les parois des grottes, voici quarante mille ans. ”

 

Démocratisation

Avec le développement de la production d’archives tous azimuts, la multiplication des ordinateurs et des internautes, l’intérêt grandissant pour l’histoire et la généalogie, l’utilisation du mot archives et des archives elles-mêmes sous toutes leurs formes ne cesse de croître. La chose est sans conteste plus populaire que naguère, populaire s’opposant là à élitiste. Toutefois, ces manifestations de l’archive restent du ressort de l’individuel, du rapport entre le document et son producteur ou son utilisateur, entre l’ingénieur et ses fichiers, entre le généalogiste et “ ses ” registres, entre le journaliste et ses rushes.

On constate cependant que la notion d’archives a dépassé le stade personnel ou le phénomène de groupe pour atteindre une place sans précédent dans la mémoire collective. C’est en tout cas ce qui transparaît d’une étude systématique de la grande presse au début des années 1990 : deux phénomènes ont contribué à une démocratisation certaine des archives : tout d’abord les “ affaires ” (en France comme à l’étranger), mais aussi dans une moindre mesure une certaine mode du concept.

C’est en premier lieu l’ouverture des archives des pays de l’Est après l’effondrement des régimes communistes. De très nombreux articles de presse ont commenté les conditions d’accès, le contenu et la fiabilité des dossiers de la Stasi, de ceux de l’ex-URSS en général, des “ archives du Goulag ” en particulier. Cette démarche s’inscrit dans le besoin de justification du droit des personnes et des peuples. C’est un besoin de mémoire où les demandeurs sont en même temps des acteurs, par opposition au métier de l’histoire où l’historien se pose en observateur extérieur. Pour ne pas être en reste, les archives de la CIA ont aussi fait parler d’elles, avec les questions soulevées par les découvertes faites à l’Est ou, de nouveau, à propos de l’assassinat de J.F. Kennedy.

En France, c’est l’affaire du fichier des juifs et toute la polémique qui l’a entourée, la mise en cause des Archives nationales, l’idée des documents confidentiels que l’on cache, la quête des archives de Vichy, jusqu’au procès Papon.

C’est plus généralement toutes les “ affaires ” qui ont agité le monde politicien et les partis politiques, à gauche comme à droite. Les juges traquent les archives, les personnalités mises en examen se défendent d’en détenir, car elles seraient (par nature ?) compromettantes. Quelques citations donnent le ton : “ Le juge […].est à la recherche des vraies archives de Roger-Patrice Pelat ” (Le Parisien, 30 septembre 1993) ; après le suicide de l’ancien conseiller de M. Mitterrand, François de Grossouvre, Jean Montaldo affirme : “ Il ne m’a pas donné [son manuscrit] mais il voulait me confier ses archives de l’Elysée ” (Le Parisien, 11 avril 1994) ; à quoi Roland Dumas rétorque, en livrant des définitions intéressantes, qu’il “ pense en outre que M. de Grossouvre n’a pas constitué des archives, c’est-à-dire des dossiers structurés [mais qu’il] était un homme de notes ” (Le Monde, 12 avril 1994) ; attaqué par Me Vergès, Roland Kessous, ancien conseiller de Gaston Defferre, déclare : “ Je n’ai pas constitué d’archives personnelles lors de mon passage au ministère de l’Intérieur, et je n’ai pas conservé mes agendas de l’époque, d’où certaines imprécisions dans mon témoignage ” (Le Figaro, 2 septembre 94). Ou encore, dans l’affaire Urba, cette admirable déclaration titrée “ L’opportune amnésie de Michel Reyt : l’ancien patron de la Sagès a brûlé ses archives. […] Aujourd’hui, plus aucune trace de ces documents ; « Je les ai brûlés, explique Michel Reyt, parce que des amis politiques et des conseillers fiscaux m’ont dit qu’il n’était pas nécessaire de les garder » ” (Le Parisien, 9 mars 1995).

Il est amusant de constater que dans ce concert où chacun s’accorde à dire qu’il n’a pas d’archives, un homme fait entendre une voix discordante : c’est Pierre Botton dans le conflit qui l’oppose à Michel Noir. “ Pierre Botton a fait appel, lui, à sa singulière passion pour l’archivage, afin de remettre […] plusieurs dizaines de nouvelles pièces susceptibles d’attester l’authenticité de ses dires. ” (Le Monde, 19 mai 1993). L’homme d’affaire lyonnais démontre une remarquable maîtrise de l’archive : “ M. Noir a couché sur le papier le remboursement de ses frais personnels, dans un document appelé protocole ; Pierre Botton prétend que ce n’est pas un document personnel mais un document contractuel qui a reçu un début d’exécution. ” (France-Info, 11 novembre 1995).

Parallèlement à cette agitation, le monde de l’édition accorde une faveur sans précédent au mot archives. Alors qu’il y a quinze ou vingt ans encore, la présence du mot dans le titre renvoyait à coup sûr aux publications des institutions d’archives et à des corpus de textes scientifiques, “ archives ” s’est introduit peu à peu non seulement dans les livres d’histoire ou de témoignages mais aussi dans les romans. Il figure même quelquefois comme mot d’appel, signe sans faille du phénomène de mode.

On connaît la collection grand public sur les provinces françaises à la fin du XIXe siècle, lancée au début des années 1990 sous le titre Archives d’Alsace, Archives d’Auvergne, Archives de Bourgogne, etc. et qui regroupe photographies, textes d’écrivains et de chroniqueurs. La série des Archives biographiques mondiales (publication allemande) entend recenser des données biographiques pour plusieurs centaines de milliers de personnages historiques, à partir d’ouvrages imprimés au XVIIIe et au XIXe siècles (il n’est pas question de documents originaux).

Question littérature, l’ouvrage le plus célèbre est sans nul doute les Archives du Nord de Marguerite Yourcenar, publié en 1977. Mais il a fallu attendre 1994 pour que Gallimard retienne le titre Rue des Archives pour le roman de Michel del Castillo. On trouve cependant quelques exemples dès la décennie précédente, chez de petits éditeurs : en 1980, le P.S.U. publie Archives d’espoir : 20 ans de P.S.U., 1960-1980 (Syros) ; en 1982, Pauvert édite les Archives sentimentales d’une guerre au Liban de Nadia Tuéni.

Même phénomène pour les titres d’émissions de radio ou de télévision du type Musicarchive ou Radio-archives, voire simplement Archives.

Dans la foulée, le terme d’“ archiviste ” connaît aussi une vogue certaine ; les manches de lustrine finissent par s’user : “ Rabelais, archiviste du passé, prophète de l’avenir, a traversé la nature humaine de haut en bas. ” (La Croix, 7 février 1994) ; “ Elisabeth Maxwell, la femme de Robert Maxwell ne croit pas en son suicide.[…] Méticuleuse, elle a collectionné avec le soin d’une archiviste, dès le début de l’ascension fulgurante de Maxwell, tous les documents concernant ses affaires privées et publiques. ” (Le Parisien, 11 décembre 1994) ; “ N’oubliez pas que Saint-Simon a commencé ses mémoires à 20 ans…, rappelle Yves Coirault. Il avait un énorme fichier, c’était un véritable archiviste. ” (La Croix, 17 juillet 1994) ; “ Raul Hilberg, l’archiviste de l’extermination. Greffier de l’horreur, archiviste de l’insoutenable, Raul Hilberg a dépouillé des monceaux de documents, classé des milliers de faits, aligné des colonnes de statistiques macabres […] ” (L’Histoire, mai 1994) ; “ Mort de l’archiviste de Proust. Il pouvait dater une bronchite de Proust, classer ses éternuements : Philip Kolb qui vient de mourir à 85 ans… ” (Le Parisien, 12 novembre 1992).

Ce qui notable dans ces citations, c’est la prépondérance (pour ne pas dire l’exclusive) donnée dans la fonction d’archiviste à l’exploitation des documents et à l’érudition. Pourtant pour pouvoir dépouiller les archives, il faut bien que quelqu’un se soit préoccupé de les collecter et de les conserver.

 

Sacralisation

Parallèlement à l’extension de son usage et de sa renommée sociale, l’archive subit une démarche sacralisante, tant comme objet que comme concept. C’est une démarche intellectuelle qui vise le ou les paradoxes entre ce que l’archive a d’humain et ce qu’elle a d’inaccessible.

Dans son petit ouvrage Le goût de l’archive (Seuil, 1989), Arlette Farge analyse sa relation personnelle avec les documents au cours de ses recherches historiques dans les archives de la police du XVIIIe siècle. Ce sont des documents manuscrits, d’une écriture hâtive de greffier, parsemée d’abréviations mais qui se livre au paléographe ; ce sont des documents originaux, bruts, assez anciens pour sentir les siècles passés, assez récents pour que le papier et l’encre rappellent une époque encore proche. L’historien qui se plonge dans ces archives sait d’où elles viennent, sait quel genre d’informations il va y trouver mais le déchiffrement des pages l’extrait de sa discipline universitaire pour le confronter avec la vie de ceux que sa lecture réveille de la mort. Rejetant la froideur de l’imprimé ou du microfilm, Arlette Farge écrit au sujet de l’archive : “ … l’important est ailleurs. Il réside dans l’interprétation difficile de sa présence, dans la recherche de sa signification, dans la mise en place de sa « réalité » au milieu de systèmes de signes dont l’histoire peut tenter d’être la grammaire…. ” ; “ L’archive impose très vite une étonnante contradiction ; en même temps qu’elle envahit et immerge, elle renvoie, par sa démesure, à la solitude. ” ; “ Devant elle, il se peut qu’on soit seul, à la manière de l’individu confronté à la foule ; seul et quelque peu fasciné. Parce qu’on pressent à la fois la force du contenu et son impossible déchiffrement, son illusion de restitution. ” ; et enfin “ Le goût de l’archive est visiblement une errance à travers les mots d’autrui, la recherche d’un langage qui en sauve les pertinences. ”

Il est clair que pour Arlette Farge l’emploi du mot archive au singulier y compris dans le titre de son livre, ne doit rien à l’influence de l’anglais archive, mais veut insister sur ce que ces documents ont en commun d’extraordinaire, de spécial, d’unique, ce quelque chose d’à la fois familier et sacré. C’est la même idée que l’on trouve déjà en 1986 dans un numéro spécial de la revue du Centre Georges-Pompidou, Traverses, titrée “ L’archive ”, à une époque où l’emploi du singulier, initié par Michel Foucault dans L’Archéologie du savoir, écorchait les oreilles des archivistes-paléographes. Le pluriel est toujours le seul accepté par les dictionnaires de langue française et les correcteurs orthographiques des ordinateurs.

Dans ce numéro de Traverses, Michel Mélot laisse de côté l’écriture et le caractère intime du document isolé pour décrire la fascination de la masse, si caractéristique de la seconde moitié de notre siècle. Dans sa contribution intitulée “ Des archives considérées comme une substance hallucinogène ”, il raconte notamment le vertige qui guette le bibliothécaire chargé à la Bibliothèque nationale de la réception des affiches dans le cadre du dépôt légal : des mètres cubes de mauvais papier dont on ne peut rien faire d’autre que de les laisser pliés en quatre ou en huit et de les entasser. Vertige d’une production exponentielle, vertige du coût d’une conservation matérielle exhaustive. Vertige enfin face à l’opération irréversible de sélection.

La réflexion sur les archives s’enrichit aussi du discours des philosophes. En 1995, Jacques Derrida publie Mal d’archive (Galilée). Le propos central du livre est de réfuter la théorie de Yerushalmi selon laquelle la psychanalyse serait une science juive ; au delà de l’analyse de ce “ mal ” dont Freud aurait souffert, Derrida s’y livre à une vaste spéculation sur le concept d’archive. Il n’est pas question de reprendre ici tout ce qu’en dit le philosophe car ce commentaire mériterait un essai à soi tout seul, juste de relever quelques propos.

L’acception du terme, toujours au singulier, y est très large puisque le philosophe va jusqu’à l’employer pour la circoncision, trace donc archive de l’Alliance avec Dieu. C’est aussi pour l’auteur l’illustration de la double étymologie du mot archives : commencement et commandement (arkhè en grec).

Derrida prend en compte les bouleversements techniques en cours, les nouvelles méthodes d’archivage et de déchiffrement. Il s’interroge notamment sur l’acte de naissance de l’archive : “ Quel est le moment propre de l’archive ? ” et suggère que c’est l’instant ou ayant écrit un texte sur l’écran il appuie sur la touche d’enregistrement (p 46). Sur le sens et la valeur de l’archive, il affirme : “ La question de l’archive n’est pas une question du passé. […]. C’est une question d’avenir, la question de l’avenir même, la question d’une promesse et d’une responsabilité pour demain ” (p 60). Et plus loin : “ Rien n’est moins sûr, rien n’est moins clair aujourd’hui que le mot d’archive ” reconnaît le philosophe, car l’archive réserve toujours un problème de traduction dû à la présence d’une sorte de trouble entre ce qu’on sait et ce qu’on veut savoir, entre le public et le privé (p 141).

Quand les mots dont il a besoin n’existent pas, qu’il les ignore ou feint de les ignorer, le philosophe les crée. Il évoque, une seule fois d’ailleurs, “ l’archiviologie, une science générale et interdisciplinaire de l’archive ”. En revanche, il utilise régulièrement l’adjectif “ archival ” (archival anglais) et parle à plusieurs reprises d’“ archivation ” pour décrire le processus de constitution de l’archive, production et enregistrement (“ le refoulement est une archivation ”)[2].

L’argumentation de Derrida et son vocabulaire sont largement étrangers au milieu professionnel des archives, conduisant les archivistes à une lecture naïve, dérangeante ou heuristique, selon les lunettes qu’ils décident de chausser. Pour les adeptes du troisième choix, archivation apparaît comme une synthèse d’archivage et de documentation. Archivage décrit une opération mécanique, documentation suppose une réflexion. L’archivistique est la science, la discipline qui traite des principes et des méthodes : on peut parler de l’archivation des documents, pas de l’archivistique des documents. L’archivation désigne donc l’action réfléchie englobant conservation (matérielle) et description (intellectuelle). La profession manque de mots, celui-ci convient bien.

 

Naissance et baptême des archives

Des tablettes mésopotamiennes aux courriers électroniques, le monde des archives s’élargit sans cesse. Les supports se multiplient grâce à la technique et à la technologie : ces dernières ont permis de passer de l’écrit à l’enregistrement ; le langage humain est conforté par la capture du réel, sons ou  images, et l’écriture se transpose. Les provenances se multiplient autant que les acteurs de la société. Les contenus se diversifient parce que le champ des connaissances n’a jamais été aussi vaste et l’information aussi fluide.

La dimension chronologique de cette évolution est évidente : sauf à en détruire plus que l’on n’en crée, il y a chaque jour plus d’archives que la veille. Un autre aspect explique l’expansion du champ archival, c’est la diversification de l’usage qui est fait des archives, comme documents porteurs de mémoire. La masse et la complexité des informations traitées et échangées, pour des nécessités administratives ou documentaires, favorisent le recours aux documents archivés. Parallèlement, la volonté de savoir et la curiosité du passé renforcent la quête d’archives. À la croissance du champ des archives correspond la croissance de l’utilité et de l’intérêt qu’on leur prête. On peut dire que, dans un sens, c’est l’utilisateur qui fait l’archive.

Ainsi on pourrait regrouper les archives en deux cercles concentriques : le cercle des producteurs-utilisateurs et le cercle des utilisateurs-chercheurs. Le premier cercle contient les pièces produites ou reçues par une personne dans le cours de son activité et qui sont conservées parce qu’elles peuvent être utiles à leur auteur, soit comme élément de preuve, soit comme élément de mémoire pour l’activité de son créateur. Ces documents sont des archives par nature. Ils sont identifiables comme tels dès le moment de leur création. Ce sont des “ archives de naissance ”. Lorsque ces archives perdent leur utilité pour leur producteur, elles n’ont plus de raison de rester en sa possession. Si elles présentent un intérêt pour d’autres parce qu’elles contiennent des informations qui concernent la collectivité et qui n’existent pas ailleurs, ou bien elles sont accueillies dans un service d’archives (c’est ce qui doit se passer en principe, au moins pour les archives publiques), ou bien elles risquent de disparaître.

Le deuxième cercle accueille deux types de documents : d’une part, les archives du premier cercle dont la trace avait été perdue et qui sont retrouvées, qui connaissent une “ renaissance ” ; d’autre part, des documents dépourvus de fonction probante ou utilitaire, qui ne sont pas archives de naissance mais qui ont survécu et à qui on reconnaît aujourd’hui une valeur de mémoire, de témoignage du passé. Cette valeur ajoutée tient soit à leur contenu propre, soit à leur représentativité d’un type de document dont les autres éléments auraient disparus : lettres, photos, affiches, journaux intimes, agendas, films familiaux, collections en tous genres. À partir du moment où l’on a identifié leur provenance, leur destination, leur contenu, ils peuvent jouer le rôle d’archives en témoignant de l’histoire d’un individu ou d’un groupe d’individus. Ils sont regardés et questionnés comme des archives. Ce sont en quelque sorte des “ archives par baptême ”.

C’est un peu l’argument de Krzysztof Pomian qui, commentant la définition de la loi sur les archives[3], en déduit que tout objet porteur de signes intelligibles, tout sémiophore est visé par la loi : “ les artefacts, les déchets, les traces ne sont des documents que virtuellement ; pour qu’ils le deviennent en acte, il faut que, au lieu d’être utilisés conformément à leur destination ou d’être laissés à l’abandon, ils soient sortis de leur contexte et étudiés en tant que porteurs d’empreintes, érigées ainsi au rang de signes, car traitées en accidents visibles renvoyant à quelque chose de différent d’elles et d’extérieur à elles, en l’occurrence à la cause qui les a produites. C’est exactement ce qui arrive aux artefacts entrés dans les collections archéologiques. C’est là, et plus généralement dans les collections, qu’ils acquièrent, de même que les déchets et les traces, leur statut de documents, sans avoir été produits comme tels. ”

C’est pourquoi, si l’on définit le champ des archives par leur fonction de preuve et/ou de témoignage, il est potentiellement très vaste. Tout le champ de l’activité humaine est concerné. Dès lors que l’on a identifié le support, défini la provenance et déchiffré le contenu du document ou de l’objet considéré, on a affaire à une archive, que l’auteur ait eu conscience ou non des informations que d’autres y lisent ou y liront.

Le baptême s’adresse de préférence à des domaines de connaissance pour lesquelles on ne dispose pas d’archives de naissance. En l’absence de documents originaux, d’autres formes de témoignages deviennent archives de substitution, que l’on soumettra au même questionnement mais avec plus d’incertitude sur la fiabilité de l’information. L’archive de naissance appartient à l’ensemble cohérent des documents produits avant, après et autour d’elle, ce qui, par comparaison, permet d’en appréhender plus rigoureusement la teneur. L’archive baptisée est plus souvent un document isolé, dont le contexte de création est plus difficile à restituer. C’est ce que sous-entend cette critique formulée au XVIIe siècle par Gibbon à propos des historiens latins : “ … sur la foi incertaine de quelques poésies, les seules archives des Barbares, ils font venir originairement les Goths de la Scandinavie ”[4].

Voilà le constat de ce que sont les archives aujourd’hui, du moins celles qui existent car on ne saurait conclure ce chapitre sans rappeler qu’on n’a pas toujours connaissance de ce qui a existé et, lorsque l’on sait par témoignage ou recoupement qu’un document a existé mais qu’il n’existe plus, on n’en connaît pas toujours la raison. Les archives meurent aussi, avec ou sans extrême onction.

[1] La loi sur les archives du 3 janvier 1979 est en cours de révision, principalement sur les questions d’accès aux documents.

[2] On trouve le terme archivation dès le début des années 1990 sous la plume d’un autre philosophe, Bernard Stiegler, évoquant le processus “ électronico-industriel ” d’enregistrement des technologies numériques (“ Machine à lire ” in La bibliothèque, miroir de l’âme, miroir du monde, Autrement, Série Mutations, n°121, 1991 p 152). Ce néologisme semble issu des nombreux entretiens entre les deux philosophes.

[3] “ Les archives. Du Trésor des chartes au Caran [CARAN : Centre d’Accueil et de Recherche des Archives Nationales ] ” dans le tome III des Lieux de mémoire publiés sous la direction de Pierre Nora (1992)

[4]Gibbon (Edward), Histoire du déclin et de la chute de l’empire romain, Collection Bouquins, Robert Laffont, 1983, t. 1, p.179

Retour au chapitre précédentChapitre suivant