Je pense, donc j'archive, Marie-Anne Chabin, L'Harmattan, 1999
Chapitre 1 - Le syndrome d’Épaminondas
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“ Le temps ne fait rien à l’affaire ”, chantait Georges Brassens dans un autre contexte. Ici, en revanche, le temps fait à l’affaire…

 

Les prostituées intéressent-elles l’Histoire ?

Au début des années 1980, dans une grande ville de province, un archiviste prépare son départ en retraite d’un service d’archives qu’il a dirigé pendant de longues années. Il s’agit de mettre un peu d’ordre dans ces tas de liasses qui dorment ou traînent sur les rayons du “ dépôt°”, délaissés ou oubliés par les classements et rangements successifs. C’est ainsi qu’un magasinier reçoit l’ordre d’éliminer quelques dizaines de dossiers de prostituées datant de la fin du siècle dernier.

Comment ? Détruire ainsi, froidement, les sources de l’Histoire, celle des couches les plus défavorisées de la société ! C’est vrai que le fait se passe plus de cinquante ans après que les historiens Marc Bloch et Lucien Fèbvre ont créé l’école de pensée et la revue “ Annales d’histoire économique et sociale ”, en 1929. Depuis lors, l’histoire des mentalités a largement concurrencé l’histoire événementielle ; la bibliographie sur l’histoire des différentes couches de la société, des mœurs, des femmes, des exclus, de la sexualité est consistante. Alors, la question se pose de savoir pourquoi ces dossiers ont été détruits.

Tout d’abord, qu’y avait-il dans ces dossiers produits, rappelons-le, par l’administration de la IIIe République ? Il s’agit de dossiers de police, constitués systématiquement ou occasionnellement par l’exercice, au nom du préfet, de la police administrative du département, intéressant aussi bien le contrôle des hôtels, les loteries, les chiens errants, les armes à feu, que les prix de vertus ou la prostitution. On y trouve donc des fiches relatives à l’identité des prostituées, de la correspondance et des rapports relatifs à leurs activités. En fait, rien que de très administratif, mais les archives, qui se taisent quand on les brutalise, acceptent de se raconter quand on sait les séduire. Et elles disent autre chose que ce qu’on lira dans la presse ou dans la littérature, que l’on verra au cinéma ou écoutera dans des interviews sur le même sujet. Elles sont essentiellement complémentaires des témoignages directs.

Ensuite, sur le plan administratif, la destruction des dossiers correspond à l’application de la réglementation en vigueur. En effet, le tri et la conservation des archives de préfecture sont régis par l’arrêté du 1er juillet 1921 portant Règlement général des Archives départementales. Dans la section “ police administrative ”, l’arrêté prévoit une conservation de 10 ans des “ Rapports et correspondance concernant les filles soumises et la prostitution clandestine ”. Il est toutefois recommandé en note de conserver “ les rapports d’ensemble et les pièces relatives à des incidents caractéristiques ”, recommandation observée dans l’exemple qui nous occupe. On notera avec un sourire (anachronique) que le Règlement préconise par ailleurs une conservation illimitée des dossiers des prix de vertu départementaux.

Cette destruction aurait eu lieu en 1930, nul ne songerait à s’en formaliser. Mais, cinquante ans plus tard, cela peut prêter à interrogation. Pourtant, ce Règlement est toujours en vigueur. Certes de nouvelles circulaires sont venues amender ou compléter telle ou telle section, introduire de nouvelles procédures pour le classement et le rangement, mais sans que le texte de 1921 ait été officiellement déclaré caduc ou annulé. Car les nouvelles circulaires traitent des nouveaux documents, issus de nouvelles réglementations et de nouvelles institutions, qui se superposent aux anciennes.

Bien sûr, un texte ancien doit être appliqué avec discernement, en tenant compte des “ faits nouveaux ” que sont les tendances de la recherche historique et le fait que le volume à conserver (un ou deux cartons) n’est rien en regard des mètres cubes de papiers répétitifs que l’on engrange trop souvent. Mais les hommes les plus doués de discernement n’en usent pas toujours avec discernement.

Pourquoi cette anecdote ? Parce qu’elle illustre bien la dimension “ temps ” de l’archive et de l’archivage, parce qu’elle montre combien la vie des archives est une chose relative.

Il y a d’abord les acteurs : ceux qui sont décrits, ceux qui é

crivent, ceux qui gardent ou éliminent et ceux qui lisent, avec la personnalité de chacun qui n’est pas celle de l’autre ; ensuite il y a les temps : l’instant des faits, celui où on les consigne, celui où on décide de garder ou de jeter, celui où on étudie le document. On voit bien que celui qui décide de garder ou d’éliminer est le lien indispensable entre ceux qui ont créé l’archive et ceux qui l’utilisent. Le moment où cette décision est prise se doit aussi d’être en harmonie avec le moment où les archives ont été créées et le moment où l’historien va les utiliser.

 

Ce qui choque dans cette histoire, c’est la distorsion entre les trois dates : la date des documents, la date de l’élimination et la date de l’utilisation potentielle. Au moment de l’élimination, les documents étaient peu ou prou librement communicables, le délai de respect de la vie privée de ces personnes plus que centenaires étant échu ou proche de l’être. Et même en considérant que ces dossiers comportaient des éléments encore confidentiels, la recherche historique y eût été possible. Il y a dans cette élimination, compte tenu du moment auquel elle intervient, comme une anomalie, qui cristallise un décalage entre l’action de l’archiviste et l’évolution du monde qui l’entoure.

Il n’y a pas à pleurer sur ces dossiers : tant d’autres ont été perdus, tant d’autres, aussi attrayants pour des historiens, ont été conservés et n’ont jamais été consultés, et peut-être ne seront jamais consultés. Mais on peut s’interroger sur la nature exacte de ce décalage, sur sa reproductibilité.

La démonstration du hiatus entre le temps présent et l’archive comme trace du temps passé ne concerne pas que la première grande fonction des archives, à savoir le fait d’être source de l’Histoire ; elle vaut également pour l’autre grande valeur des archives que sont la défense des droits du citoyen et l’accès à l’information.

 

Qui sont les transfusés ?

L’affaire du sang contaminé qui éclate à la fin des années 1980 bat son plein en 1991-1992. Plusieurs hémophiles ont déjà remporté des procès en indemnisation, Maîtres Vergès et Dupont-Moretti ont déposé une plainte contre trois anciens ministres ; les docteurs Garretta et Allain sont condamnés. Toute la société est en émoi[1].

Le 15 décembre 1992 une circulaire du ministre de la Santé prescrit à tous les établissements de santé publique, publics et privés, de rechercher dans leurs dossiers médicaux les coordonnées des personnes transfusées entre 1980 et 1985, afin de leur proposer un test de dépistage du sida. C’est une décision politique et administrative. Elle méconnaît la réalité des archives médicales.

L’organisation des archives hospitalières varie notablement d’un établissement à l’autre et, compte tenu du manque de moyens si souvent dénoncé, on imagine aisément que, là comme ailleurs, les archives ne sont pas la première préoccupation de la direction. Le dossier médical est en général établi au nom du patient mais : le patient a-t-il été hospitalisé ou est-il venu en consultation ? Dans ce second cas, il n’y aura pas forcément de dossier mais seulement une fiche ou l’inscription dans un registre. Comment le dossier est-il classé ? Au nom du patient (au nom patrimonial pour les femmes mariées), à la date d’entrée à l’hôpital, à la date de sortie, ou encore à la date de naissance ? Y a-t-il un classement particulier pour chaque service de l’hôpital ? Et si le patient est passé par plusieurs services ? Et s’il fait plusieurs séjours à l’hôpital, aura-t-il plusieurs dossiers ? Et quand la salle d’archives est pleine, que fait-on des dossiers les plus anciens ?

Mais qu’est-ce qu’un dossier ancien ? Celui d’une personne décédée ? Dieu merci tout le monde ne décède pas à l’hôpital et comment prévenir lors d’un décès tous les établissements hospitaliers où le défunt a séjourné (à supposer qu’on en possède la liste) ? Celui d’une personne centenaire, mais ne faut-il pas penser aux épigones de Jeanne Calment ? Celui d’un patient atteint de maladie bénigne mais qui le sait ?

Le fait est que le volume des archives médicales s’est accru de façon quasi exponentielle depuis les années 1950, du fait d’un plus grand nombre d’hospitalisations mais surtout par suite de la diversification des documents médicaux produits et conservés, c’est-à-dire, outre les pièces administratives et médico-administratives, les radios de divers formats, les comptes rendus d’examen et les protocoles opératoires, les encéphalogrammes, scintigraphies, électrophorèses, spirométries et autres scanners, sans parler des feuilles de températures et des fiches diététiques. Même si les résultats d’examen sont de plus en plus informatisés, le dossier médical est conservé sous forme papier. La durée d’utilité des informations médicales fait que l’on doit conserver ces dossiers très longtemps, quelquefois (pour les maladies héréditaires) au delà de la vie du patient.

La gestion des archives médicales est d’autant plus délicate qu’elle doit parfois répondre à l’urgence et qu’il peut s’agir de vie ou de mort. Quand les dossiers ne sont pas classés par patient, il existe un fichier nominatif qui permet de naviguer entre les différents niveaux de classement. Dans la plupart des cas, on recherche un dossier par le nom du patient, plus rarement par pathologie. Le côté irréaliste de la question du ministre tenait à l’idée d’établir une liste de noms de patients à partir de rien ou à peu près, car le fait que le patient ait subi une transfusion ne constitue pas un critère logique pour le classement des dossiers.

C’est ainsi que les responsables d’hôpitaux n’ont pas été en mesure de répondre à la lettre à la circulaire ministérielle. En mars 1993, alors qu’un décret vient, plus raisonnablement, de demander aux établissements hospitaliers d’ouvrir une permanence d’accueil aux transfusés, le directeur de l’hôpital de Mayenne explique à Ouest-France son désarroi devant le “ chantier monstrueux ” que suppose l’identification des patients : “ Chez nous, ça représente quelque 15 000 dossiers au total. Même si on avait l’argent pour recruter du personnel supplémentaire, se poserait encore le problème de la discrétion. Ces dossiers médicaux ne sont pas à mettre entre toutes les mains ”[2]. Par ailleurs, il estime que les personnes contaminées au début des années 1980 sont déjà malades donc connues. Et puis, avec la mobilité de la population, combien de patients résident encore à la même adresse ?

Et le médecin de conclure que ce sera “ l’occasion de mener une réflexion plus approfondie sur notre système d’archivage ”. Cette remarque trahit un décalage dans l’ordre logique des choses. Au lieu qu’un archivage bien pensé aide à la recherche des informations demandées par le ministère, c’est l’impossibilité de répondre à une demande qui conduit à réfléchir au système d’archivage. Le caractère titanesque de l’entreprise de recherche d’archives jure avec la naïveté de la demande ministérielle. Est-ce la même fatalité que celle qui veut que l’on attende qu’il y ait trois morts à un carrefour avant d’y installer un stop ou un feu tricolore ?

Dans le pire des cas, l’hôpital se contentera d’établir un fichier nominatif des nouvelles personnes transfusées mais, au point où en est l’affaire, la question ne reviendra pas deux fois. Et puis, dans la mesure où le virus ou l’acte médical qui sera incriminé demain n’est pas encore découvert aujourd’hui, ce fichier sera-t-il utile demain ?

Pour les optimistes pressés, demain, avec l’informatisation des dossiers médicaux, il suffira de lancer une requête dans l’ordinateur pour recenser tous les documents comportant le mot “ transfusé ” ou “ transfusion ” et le tour sera joué.

Bref, si on ne raisonne que sur cette recherche des transfusés, c’est-à-dire sur une demande sensible et irréfléchie, pour organiser les archives médicales, on risque bien de bâtir quelque chose qui satisfasse au passé et non à l’avenir. Or les archives, si elles appartiennent au passé, c’est bien l’avenir qu’elles ont à satisfaire. Sinon, à quoi serviraient-elles ?

 

Il était une fois Épaminondas…

Les deux démarches de mémoire que l’on vient d’analyser, l’une très locale et finalement anecdotique, l’autre grave et nationale, soulignent toutes les deux cette difficulté, si pressante quand on traite d’archives, d’être en phase avec la réalité.

Ce déphasage ou décalage revêt des formes aussi diverses que les archives elles-mêmes de sorte que si l’on s’en tient à l’objet des archives en cause, on ne reconnaît pas ce caractère sous-jacent : action opérée dans un temps qui n’est pas le sien sans calculer les nouvelles coordonnées ou les concordances des objets considérés, projection dans un autre temps de données actuelles sans mise en perspective de l’environnement inhérent au temps considéré.

Le phénomène une fois identifié, il est bon de le nommer afin de l’examiner plus à loisir. Je l’appellerai “ syndrome d’Épaminondas ” en souvenir d’un conte que nous lisait la maîtresse à l’école primaire.

Épaminondas était le fils unique d’une femme dont la famille venue d’Afrique vivait en Louisiane et qui lui donna fièrement le nom d’un général grec.[3]

L’enfant avait l’habitude d’aller souvent voir sa marraine à la ville et celle-ci lui faisait toujours un cadeau. Un jour, elle lui donna un morceau de gâteau de Savoie : “ Tiens le bien serré, lui dit-elle, ne le perds pas ”. Et Épaminondas ferma si bien son poing que lorsqu’il arriva chez sa maman, le gâteau était en miettes. Le petit garçon dut expliquer que c’était là le gâteau de la marraine : “ De ma vie ! Qu’est-ce que tu as fait du bon sens que je t’ai donné à ta naissance ? Quelle manière de porter un gâteau ! Il faut l’envelopper proprement dans un papier fin et le mettre dans la coiffe de son chapeau. Tu comprends ? ”

Quand l’enfant retourna chez sa marraine, elle lui donna une motte de beurre frais. Le petit garçon , discipliné, fit comme lui avait indiqué sa maman et rentra chez lui, bien droit, le beurre soigneusement placé sous son chapeau. C’était l’été et le soleil était chaud ; le beurre avait fondu sur son visage. Et la mère, catastrophée, d’expliquer patiemment que lorsqu’on transporte du beurre “ il faut l’envelopper avec des feuilles fraîches, bien serré, et le long du chemin le tremper dans le ruisseau, le tremper encore et encore et puis après le prendre dans ses mains et l’apporter à la maison ”.

La fois suivante, la marraine lui offrit un petit chien. Après un bain forcé, l’animal arriva presque mort à la maison où Épaminondas apprit la manière d’emmener un petit chien : prendre une longue corde, en attacher un bout au cou du chien, mettre le chien par terre et prendre l’autre bout de la corde et traîner le chien derrière soi.

Quelques jours après, la marraine le gratifia d’un pain frais et vous imaginez la suite… La colère de la mère éclata : “ Tu n’as point de bon sens, tu n’en as jamais eu et tu n’en auras jamais point. Tu n’iras plus chez ta marraine, c’est moi qui irai ”.

L’histoire d’Épaminondas illustre à merveille le phénomène de décalage temporel et environnemental que l’on rencontre dans la gestion des archives. Les consignes sont très précises, mais au moment où l’on doit les mettre en application, l’objet auquel elles sont censées se rapporter a changé. En fait, elles sont trop précises dans la mesure où elles disent comment aurait dû se passer ce qui s’est passé autrement, tout en supposant que ce cas précis se reproduira, sans chercher à envisager un cas plus général, sans expliquer le pourquoi des instructions.

On peut aussi remarquer un décalage entre le détail des recommandations de la mère et l’absence, le vague, voire l’inadéquation des conseils de la marraine (“ tiens le gâteau bien serré ”). Aucune des deux femmes n’a une vue globale de la situation et l’enfant, après sa première erreur, n’en parle pas à sa marraine et ne lui demande pas caution pour son prochain transport. Il serait certainement instructif de procéder à la psychanalyse de ce conte et notamment des rôles respectifs de la mère et de la marraine mais ce n’est ni le sujet du livre ni la compétence de l’auteur.

Si l’on se place du point de vue d’Épaminondas, il semble que l’enfant, dans sa grande innocence, confonde la désignation de l’objet précis (gâteau, chien, beurre) avec une catégorie générique qui serait “ cadeau de la marraine ” d’où ses erreurs successives alors qu’il met beaucoup d’application à bien suivre les instructions reçues. Conforté par le discours de sa mère, l’enfant reste dans un raisonnement très étroit : son système de références se limite à un “ mode d’emploi ” absolu, le dernier en date, et à l’objet qu’il détient à un moment donné ; il établit tout naturellement un lien entre les deux, sans se poser la question de la pertinence de ce lien, de l’adéquation du mode d’emploi avec l’objet du moment, de l’existence éventuelle d’autres modes d’emploi, de la différence de l’objet du moment avec l’objet qui a occasionné le mode d’emploi. Épaminondas agit sans que la relativité des choses influe sur son comportement, comme si tout se passait dans une unité de temps et de lieu.

À partir du moment où, d’une part, les archives sont créées dans un temps passé (lointain ou récent) et dans le contexte de ce temps, et où, d’autre part, elles sont utilisées dans un autre temps (actuel ou futur) et dans le contexte de cet autre temps, le syndrome d’Épaminondas est enclin à se manifester. Nous essaierons de voir dans la suite de ce chapitre ces différents aspects aux différents niveaux d’intervention dont les archives font l’objet : sélection en vue de la conservation, classement et analyse des archives, mais aussi production des documents.

 

La farandole des émetteurs

Traditionnellement, les opérations de collecte d’archives suivent des circuits réguliers ou pragmatiques dans le cadre d’un réseau administratif éprouvé : ministères, services préfectoraux et départementaux, services communaux. Les documents sont transférés au service d’archives par lots, soit parce que le pli a été pris de verser ses archives tous les ans ou tous les trois ans, soit parce qu’on déménage, soit parce qu’on a des problèmes de place (de plus en plus fréquents), soit qu’une personne les réclame au nom du droit d’accès aux archives, soit encore qu’on s’entende sur le fait que le temps est venu qui fait que tels documents sont mieux à leur place dans un service d’archives que dans l’institution qui les a générés.

Finalement, c’est très simple : les producteurs, “ émetteurs ” ou “ fournisseurs ”, sont connus du service d’archives qui peut dès lors réactiver un lien distendu ou réguler un flux irraisonné, qui avec la direction de l’administration générale du ministère de l’Agriculture, qui avec la direction départementale de l’action sanitaire et sociale ou les services techniques de la mairie.

Il se dégage de ce constat un sentiment de stabilité des producteurs d’archives, garant de la constitution d’une mémoire équilibrée de la collectivité. Pourtant, quand on lit le Journal officiel de la République française, quand on lit quotidiens et revues, et même quand on trie le contenu de sa boîte aux lettres, on doit se rendre à l’évidence : chaque jour se créent de nouveaux organismes, de nouvelles institutions, de nouvelles entreprises, de nouvelles associations dont l’activité concerne la société ou une fraction de la société et qui, pour mener à bien l’objectif qui a présidé à leur création, produisent des contrats, des comptes rendus, des plaquettes, des correspondances qui sont autant d’archives potentielles. Que deviendront-elles ? Est-ce qu’elles intéressent vraiment la mémoire collective ? Est-il prévu de les conserver ?

Ainsi, à côté des ministères dont, malgré quelques fusions, créations ou changements de nom, on perçoit la stabilité, on a vu s’épanouir et se créer de nombreux établissements publics nationaux. On en dénombre aujourd’hui plus de cinq cents dont certains ont pris le relais d’institutions plus anciennes : Opéra de Paris, Grand Louvre, Institut national de la propriété industrielle (INPI), Institut national de la recherche agronomique (INRA), établissements publics d’aménagement des villes nouvelles, etc.

Il y a les grandes entreprises publiques, comme La Poste et France Télécom, sorties en 1991 de la cuisse du ministère des Postes et Télécommunications ; il y a les sociétés d’autoroutes, les grandes écoles et les universités, les commissions nationales en tous genres, les offices d’HLM, les hôpitaux, les caisses de retraite, la ou les télévisions publiques, et tant d’autres instances formant une kyrielle d’émetteurs d’archives qui, sans appartenir à l’administration traditionnelle, gravitent autour d’elle à des rythmes variés et en dessinant un cercle toujours plus large.

Au delà des organismes détenteurs d’une portion de l’autorité publique ou fonctionnant avec des finances publiques, se multiplient aussi les groupements d’initiative privée qui, souvent dans le domaine social et culturel, mènent des actions qui concernent la vie des gens et intéressent la collectivité. Peut-on imaginer d’écrire demain l’histoire de la société française des années 1990 sans parler de Médecins sans frontières, de la Ligue contre le cancer, de la Ligue des droits de l’homme, des instituts de sondage, ou des associations de consommateurs ?

Au plan local, une part non négligeable des finances publiques est gérée par des syndicats intercommunaux dont les plus anciens remontent à la fin du XIXe siècle (souvent pour gérer des questions d’adduction d’eau et d’assainissement) et que les lois de décentralisation ont encouragés. On compte aujourd’hui plus de 18 000 syndicats intercommunaux, soit un pour deux communes, syndicats à vocation unique (SIVU) ou à vocation multiple (SIVOM). Leur objet peut être modeste comme le ramassage des ordures ménagères ou les transports scolaires ; il peut être plus ambitieux quand il concerne l’environnement et l’aménagement du territoire.

Cette floraison d’émetteurs publics a son pendant dans le secteur privé : créations et suppressions d’entreprises et d’associations vont bon train. Le recours à la sous-traitance qui se développe allègrement vient compliquer le jeu d’identification des émetteurs et la farandole s’emballe.

Cette instabilité contraste avec la notion de continuité que suppose la constitution progressive et régulière d’un fonds d’archives, accumulant au fil des années des séries logiques de documents, décrivant linéairement l’activité d’une institution ou d’une communauté. Par ailleurs, la constitution de la mémoire collective est en elle-même une activité publique qui s’appuie sur des lois. La loi, par définition, revendique une certaine pérennité même si elle peut et doit prétendre à des évolutions.

On se soucie naturellement de la conservation des archives des communes parce qu’il s’agit d’une institution ancienne (plus de deux siècles dans sa forme actuelle et bien davantage pour certaines villes). Le document par excellence est le registre de délibérations communales, expression du fonctionnement démocratique de la communauté. Mais comment sont tenues les délibérations des syndicats de communes ? Qui en assure la conservation ? La présidence du syndicat est bien souvent tournante entre les maires des communes membres du syndicat et le maire ou son secrétaire repart avec son dossier dans sa commune : “ Pour les années passées, voyez donc chez Dupont ou chez Durand, enfin peut-être plutôt chez Dumoulin qui a battu Durand aux dernières élections… ”.

Les archives de la radio-télévision donnent un autre exemple. Jusqu’à sa dissolution en 1974, l’ORTF (Office de radio-télédiffusion française) assurait la conservation de ses archives audiovisuelles qui représentaient la quasi-totalité des archives radiophoniques et télévisuelles du pays. En 1975, l’Institut national de l’audiovisuel (INA) prend la relève de cette mission. Avec l’arrivée des “ radios libres ” à partir de 1981, avec le lancement de la chaîne à péage Canal Plus en 1984, avec la privatisation de TF1 en 1986, avec la multiplication des chaînes câblées et thématiques, le paysage audiovisuel a complètement changé. Entre les héritiers de l’ORTF et la globalité des chaînes françaises le fossé se creuse.

La loi du 20 juin 1992 sur le dépôt légal de la radio-télévision est appliquée depuis janvier 1995 et est gérée par l’INA : les sept chaînes nationales de télévision (TF1, France 2, France 3, Canal +, La Cinquième, Arte et M6) sont tenues légalement de déposer leurs programmes, de même que les cinq chaînes de Radio France. Les chaînes thématiques, les radios privées échappent à cette collecte. Où les sociologues et les historiens qui se pencheront demain (qui se penchent déjà) sur le malaise des jeunes dans les années 1990 iront-ils réécouter les émissions “ Love in fun ” de Fun Radio avec le Doc dispensant conseil et réconfort aux ados paumés ?

 

La génération spontanée

Le décalage entre ce que l’on collecte pour la mémoire et ce que l’on pourrait collecter ne concerne pas que l’identité des producteurs. Il se décline également à l’étape suivante qui est la sélection des documents à conserver parmi tous ceux que l’émetteur a produits.

Pour repérer les documents à archiver, il faut en connaître l’existence a priori, afin de les distinguer parmi les autres. Il est même souhaitable d’avoir aussi une idée des autres documents, ceux qui ne présentent pas d’intérêt de mémoire car quand on se trouve face à un document d’un type nouveau, dont on ne connaît pas précisément la raison d’être, le rôle, la portée, la valeur ajoutée, on peut hésiter sur le sort à lui réserver, être sujet à l’angoisse de détruire quelque chose qui est peut-être important.

Cette connaissance des documents produits, puis soumis, soit à l’archivage soit à la destruction s’appuie sur deux sources : les textes qui régissent le fonctionnement du service ou de l’entreprise en cause, et l’expérience des documents déjà archivés. De fait, de nombreux archivistes s’efforcent d’établir ces listes de documents produits, assortis des règles de conservation ou d’élimination qui s’y rapportent. On connaît la forme et le contenu des procès-verbaux d’assemblée, des dossiers de personnel, des contrats, des comptes de gestion, etc.

C’est compter sans la réalité de la vie des bureaux où, à côté des documents réglementaires ou classiques, on voit apparaître des documents qu’on n’avait pas encore vus, des documents ne constituant pas une série qui permettrait d’en appréhender la fonction, sans filiation évidente avec les dossiers déjà connus, des documents dont la génération est en quelque sorte spontanée, liée à la personnalité de ceux qui les créent, aux circonstances, à la nécessité de supporter son action par l’écrit, aux outils.

Et, de fait, on trouve dans les bureaux quantité de documents engendrés en marge des procédures qui régissent leur activité mais dont l’apparence peut laisser supposer qu’ils y répondent : études, notes, mémos, tableaux, listings, transparents, bulletins, voire écrits sans nom précis, comptes rendus informels, projets de rapports non finalisés sans qu’aucune mention le signale expressément, correspondance finalisée, voire signée, mais jamais faxée sans qu’on puisse le savoir positivement. La liste se prolonge avec les documents qui perdurent mais qui changent de nom, par suite de l’informatisation d’un processus ou du style d’un nouveau manager.

Bien souvent, ces changements, sans mériter le qualificatif d’insidieux, sont transparents pour l’archiviste. Ainsi, le livre d’inventaire, document fondamental de toute entreprise commerciale, devient subrepticement “ l’état 222 ” et le lien qui unit ce gros listing au registre violet de naguère ne se voit pas à l’œil nu. Autre cas, on trouve parmi les dossiers de M. Laforêt qui a dirigé le département Production pendant trois ans des transparents et des disquettes de sauvegarde de sa messagerie, documents peu intéressants d’après un tableau de conservation “ classique ” ; pourtant, comme ce manager ne fait pas établir de comptes rendus papier des réunions internes qu’il tient, qu’il ne signe jamais une note de service ou une instruction interne, ce sont là les seules archives de son “ règne ”.

Au bout du compte, même muni d’une liste rigoureusement élaborée des documents censés être proposés à l’archivage, on peut se retrouver, face à une production documentaire hétéroclite dans la situation de la poule qui a trouvé un couteau ! D’autant plus que, sous l’influence de la libéralisation documentaire ambiante, cette catégorie spontanée a des tendances conquérantes et pratique, vis à vis des documents traditionnels bien identifiés, la stratégie de l’envahissement discret. Dès lors, la tentative d’établir la liste nominative de tous les documents produits par un producteur d’archives s’apparente à celle de Sisyphe au pied de la montagne.

Une anecdote résume assez bien ce cas de figure. Au début des années 1990, une secrétaire médicale d’un hôpital de banlieue, reconvertie (peut-être malgré elle) dans la gestion des archives hospitalières, avait reçu de l’administration ministérielle une série de circulaires intitulées “ tableaux de gestion des archives hospitalières ”, adressée à tous les hôpitaux publics dans le but de faciliter les opérations de tri et de conservation. Il s’agissait des archives administratives, dont la croissance exponentielle est parallèle à l’inflation des dossiers proprement médicaux évoqués plus haut.

La lecture de ces textes la plongeant dans le désarroi, cette personne chercha à se faire expliquer par un archiviste patenté le maniement des circulaires qu’elle venait de recevoir et dont la technicité l’impressionnait. Hochant gravement la tête aux explications du sens de lecture du tableau, de l’utilisation des annexes et des abréviations ou du vocabulaire archivistique, elle finit par lâcher sa conclusion : “ Oui, je comprends mais ce qui m’inquiète c’est que dans tous les documents cités, je n’ai pas trouvé ceux que j’ai à classer ” !

Sans doute l’anecdote est-elle excessive (bien qu’authentique) et la formation professionnelle y remédierait partiellement. On ne peut toutefois s’empêcher d’être frappé par ce décalage chronique entre la théorie et la pratique, entre la volonté d’enfermer les documents dans des cases et la liberté qu’ils ont par ailleurs de se déguiser, de se dédoubler, de se cloner, de s’inventer.

 

Quenouille et coque vide

On vient de voir comment apparaissent de nouvelles pièces ou des écrits aux apparences inédites qui déroutent les pratiques d’archivage. Ce phénomène d’augmentation et de diversification des documents à archiver a son pendant dans le domaine de la diminution et de la fusion. En effet, à l’inverse des documents qui existent alors qu’on ne s’attendait pas à les rencontrer, il en est d’autres que l’on s’attend à trouver et qui n’existent pas, ou qui n’existent plus.

Il est surprenant quand on se promène entre les rayonnages d’un local d’archives (il est sans doute des promenades plus agréables, il en est aussi de moins instructives) de voir le nombre de séries de dossiers qui s’arrêtent au milieu d’une étagère et dont on cherche en vain la suite. Telle tranche d’archives semble se tarir, tomber en quenouille, alors que l’ensemble est manifestement bien ordonné et ne semble pas avoir subi de dommages intempestifs. Tiens, la série des “ livres rouges ” s’arrête définitivement en 1991, les dossiers “ marchés Siège ” de 1985 sont les derniers du genre, le chrono des circulaires stoppe en 1995.

Cela ne peut manquer de frapper celui pour qui les archives organisées sont d’abord synonymes de continuité de la mémoire. Or ces marques de rupture successives représentent autant de décrochements avec la cohérence de l’ensemble, de petites lignes brisées dans la grande ligne droite de la vie du producteur.

Mais là encore, il ne s’agit que de la traduction d’une réalité. Si ces documents n’existent plus, c’est tout simplement que les raisons qui présidaient à leur existence ont elles-mêmes disparu. Et ces raisons n’ont pas besoin d’être des accidents, elles sont l’expression de l’évolution, somme toute normale, de la vie des services et des entreprises.

Les services de la préfecture avaient l’habitude depuis des décennies d’archiver les arrêtés préfectoraux en deux séries distinctes : d’une part une série chronologique (l’original des arrêtés), d’autre part des collections thématiques (équipement, santé, etc.) formées de copies mais plus faciles à consulter. Un jour, par manque de personnel, on décide d’arrêter la seconde série qui n’était finalement qu’un confort de travail.

Madame Duval, jeune cadre dynamique, est nommée directeur de la Recherche. Elle poursuit les réunions de cadres que tenait son prédécesseur tous les mardis matin. En revanche, elle ne fait pas établir de comptes rendus papier ; elle prend des notes en séance sur son ordinateur portable et, le lendemain ou le surlendemain, les met elle-même en forme et diffuse le texte directement par e-mail ; le chrono des comptes rendus, tapés et classés jusqu’ici par le secrétariat, n’est plus alimenté.

Dans telle entreprise, ce sont les factures qui, un beau jour, n’existent plus. En reconfigurant les processus de travail, les décideurs ont remplacé le déclenchement du paiement des fournisseurs à réception de la facture par le déclenchement du paiement à réception des marchandises ; la réception de la marchandise est signalée dans le système d’information informatisé, ce qui suffit à faire comprendre au service de comptabilité que le paiement peut être engagé. Il n’y a plus besoin de factures[4].

Un peu différent est le phénomène d’appauvrissement des dossiers qui continuent cependant d’être produits mais dont la matière s’étiole peu à peu, les pièces qui le composent se réduisant comme une peau de chagrin. Il s’agit essentiellement de deux types de dossiers. D’une part, des dossiers thématiques créés en référence aux dossiers du même type constitués les années passées avant que l’on sache ce qu’on aura à mettre dedans : dossiers sur des salons, des partenaires, des thèmes à la mode où l’on ne versera guère qu’un dépliant, une carte de visite ou un programme, dénués d’informations originales. D’autre part, des dossiers générés par des procédures de contrôle qu’on n’a plus le temps d’effectuer : les associations constituées selon les dispositions de la loi du 1er juillet 1901, si nombreuses et si représentatives de la vie politique, sociale, culturelle et sportive de la France, doivent se déclarer à la préfecture de leur résidence et y déposer leurs statuts ; elles sont en outre tenues, au terme de la loi, d’adresser à la préfecture un exemplaire du procès-verbal de l’assemblée générale annuelle. On imagine la source d’informations qu’on y trouverait si cette mesure était appliquée. En fait, elle l’est assez peu et après un ou deux envois, les choses se délitent, négligence d’un côté, manque de moyens de l’autre.

Enfin, signalons comme une extrémité le cas où les personnels chargés de l’archivage sont si peu formés à la tâche qui leur est confiée, si peu conscients du but de l’opération qu’ils peuvent archiver n’importe quoi. Ce ne sont même plus des coques vides, ce sont de fausses coques. Quand on voit, dans un lot d’archives consciencieusement emballé par un fonctionnaire préfectoral à destination des Archives départementales une liasse intitulée “ Élections sénatoriales, 1980 ”, il faudrait avoir l’esprit tordu pour imaginer qu’il ne s’agit pas des résultats des élections pour l’ensemble du département mais seulement d’une pile de formulaires (vierges) de demande de remboursement de frais de déplacement pour les grands électeurs ayant à se déplacer à la préfecture pour voter. Et pourtant…

 

L’information du Bois-Joli

Au delà des nouveaux arrivés et des départs dans l’univers des archives en formation, la poursuite de l’analyse nous conduit à un type de décalage moins visible mais tout aussi réel, lié à l’objet dont traitent les documents et à ses migrations occasionnelles d’un document à un autre.

Il n’est pas rare de devoir reconstituer sur un court, moyen ou long terme ce qu’une administration, une collectivité ou un responsable a pu dire et décider sur un thème ou un objet donné. Il est alors utile de savoir comment cette reconstitution va être possible et où l’information, si elle a été écrite, va être retrouvée. Plus précisément, il s’agit de savoir où se situent les différents éléments dont la juxtaposition composera l’information recherchée. Or on constate que, parfois, l’information se déplace d’un document A vers un document B, court d’un registre à un procès-verbal, d’un dossier à une base de données, un peu comme le fait dans la comptine le furet du Bois-Joli : “ Il est passé par ici, il repassera par là ”.

Des documents existent, ils portent le même nom qu’ils portaient hier ou avant-hier, ils ont la même apparence mais le type d’informations qu’on y trouve s’est altéré. Certaines données qui résidaient habituellement dans telle pièce et que, pour cette simple raison, on s’attendrait à y trouver encore, n’y figurent plus. En revanche, elles ont fait leur apparition dans un autre type de document, lui aussi connu, identifié mais où l’utilisateur n’aurait pas forcément idée d’aller les chercher. Ceci n’est pas anodin car, soulignons-le une fois encore, l’archivage des documents n’a de raison d’être que de pouvoir retrouver l’information qui s’y trouve. Et ce décalage se manifeste au moment de la recherche si on ne l’a pas pris en compte au moment de l’archivage.

La plupart du temps il n’y a aucune indication dans le document A qui explicite que ce type d’informations désormais n’y figurera plus; de même le document B ne mentionne pas que cet objet était auparavant traité ailleurs. Ce qui est intéressant dans le phénomène est justement que ceux qui le vivent et qui y participent n’ont pas conscience de ses conséquences, tout préoccupés qu’ils sont par l’objet du jour. Dans une réunion de travail, on se concentre sur le présent, rarement sur ce qui n’est pas ou ce qui n’est plus.

Ces migrations tiennent aussi bien à des causes objectives qu’au hasard du cours des choses. Tout d’abord ce sont les transferts de compétences d’un organisme ou d’une collectivité à l’autre, si nombreux depuis les années 1980 avec l’application des lois de décentralisation. Mais ces transferts de compétences peuvent être aussi plus locaux et plus ponctuels, valides ici et sans objet dans la ville d’à côté. C’est l’expression de la vie démocratique ; elle est multiple et les archives qu’elle génère aussi.

On a évoqué plus haut la cohabitation des communes et des syndicats de communes dans la conduite des affaires publiques locales. On a dit aussi la supériorité de fait de l’institution communale, parce que plus ancienne et plus concrète, dans le souci d’archivage public. Et si les registres de délibérations municipales ne sont pas toujours bien tenus ni bien conservés, les registres de délibérations des syndicats sont encore plus à plaindre. Lorsque les questions d’environnement ont été dévolues à un syndicat, il serait vain d’éplucher le registre des délibérations municipales pour y trouver la décision de combler les fossés du village de Saint-Martin ou de curer la rivière des Bordes. Une association de défense de l’environnement saura-t-elle toujours chercher au bon endroit les informations propres à argumenter son combat ?

La recherche d’informations s’apparente vite à un jeu de piste mais pour celui ou celle qui maîtrise bien les mécanismes de l’administration, ce n’est pas si sorcier, il suffit de bien interpréter les indices. En revanche, il est des cas où la migration de l’information ne découle pas d’une décision connue ou du moins accessible par ailleurs, mais découle de l’usage.

Dans le département Équipement d’une grande entreprise, depuis très longtemps, toutes les mesures décidées par le directeur, depuis les mesures ponctuelles d’organisation jusqu’aux décisions stratégiques, étaient consignées par écrit dans des documents appelés fort logiquement “ décision ” et diffusés à tous les employés du département, pour information et surtout pour action. Par ailleurs, il existait cinq à six comités de travail dont les réunions périodiques donnaient lieu à des comptes rendus succincts et peu consultés puisque les points importants faisaient l’objet d’une décision. La collection des décisions, quant à elle, était soigneusement archivée.

Le directeur changea. Sans faire l’exégèse des pratiques antérieures (inutile à la satisfaction de ses objectifs), le nouveau directeur institua un “ comité stratégique ” regroupant ses plus proches collaborateurs, principal organe de management à ses yeux. Les réunions hebdomadaires de ce comité étaient suivies d’un “ compte rendu ”, beaucoup plus détaillé que les comptes rendus habituels et qui comportait un encadré titré “ décisions ” résumant les choix du directeur. Lequel directeur ne signait pratiquement plus de “ décisions ” ancien style, en dehors de quelques notes de type administratif et routinier, préparées par le secrétariat. La secrétaire, que personne n’avait prévenue de quoi que ce soit, continua d’archiver ses décisions, sans se préoccuper des comptes rendus.

Peu après, le directeur général, attiré comme de nombreux décideurs par les performances des systèmes de gestion électronique de documents (GED), fit le choix de regrouper les décisions de tous les directeurs sur le réseau Intranet en cours de test dans l’entreprise. La moulinette ainsi enclenchée, les collections chronologiques de décisions des dernières années furent collectées auprès des différentes directions et numérisées ou converties au format approprié, mais les comptes rendus du comité stratégique, ne portant pas le bon intitulé, échappèrent à l’opération. Après quelques réflexes de curiosité, les cadres du département Équipement, ne trouvant pas les informations dont ils avaient besoin, se replièrent vers leur documentation papier. L’opération de GED échoua.

L’hiatus entre l’intitulé du document et son contenu saute aux yeux quand on pointe le doigt dessus ; pourtant aucun des acteurs impliqués ne l’avait vu.

 

Classer pour classer

Décalage entre ce que l’on garde et ce que l’on pourrait garder, décalage entre l’information qu’un document est supposé contenir et l’information qu’il contient réellement, autant de phénomènes qui mettent en lumière la nécessité, quand on parle de mémoire, de replacer un fonds d’archives dans un contexte politique, économique, social et culturel, de replacer un document dans une production documentaire globale, de replacer un contenu dans un système de connaissances.

Tous ces décalages concernent la production, la sélection des documents à archiver et les critères de cette sélection. Reste à examiner les pratiques qui permettent de relier les documents archivés aux utilisateurs. Car dès que l’on a affaire à des masses de documents, c’est-à-dire à des masses puissance N d’informations, l’accès à l’information et donc au document nécessite des chemins praticables, des panneaux indicateurs, des balises sans ambiguïté.

Ces outils d’accès que les archivistes appellent d’une expression à la fois concrète et éloquente “ instruments de recherche ” représentent un trait d’union entre les documents et l’utilisateur.

Un service social de banlieue produisait des centaines de dossiers d’attribution d’aides diverses chaque année. L’aide sociale à un individu n’étant qu’exceptionnellement l’affaire d’un jour, les dossiers une fois ouverts étaient fréquemment réouverts pour un complément, une précision, une prolongation d’aide, une allocation nouvelle. Pour faciliter son travail quotidien, le personnel avait décidé avec bon sens de numéroter les dossiers en suivant, de les classer dans l’ordre des numéros et de créer un fichier alphabétique des allocataires indiquant le numéro du dossier.

Au bout de quelques années, la création de nouveaux dossiers suscitant des problèmes de place, on décida, toujours avec bon sens, de transférer aux archives les dossiers dont l’utilité était moindre par suite de départ ou d’amélioration de situation personnelle. On établit soigneusement la liste des 250 dossiers archivés : n° 20 – Dupont, n° 35 – Mohammed, n° 104 – Fleury, etc., en reportant la mention “ archives ” sur les fiches alphabétiques correspondantes.

Aux Archives, voyant arriver ce lot de dossiers, le personnel se dit, avec bon sens (le sien) : “ Qu’est-ce c’est que c’est que cette liste sans queue ni tête ? Voilà bien les bureaux ! Ils auraient quand même pu préparer un classement correct et commencer à 1 normalement ”. Et les agents des archives de reclasser les 250 dossiers dans l’ordre alphabétique en les numérotant proprement de 1 à 250 : n°1 – Armand, n°2 – Beladj Ali, n°3 – Beladj Mahmud, n°38 – Dupont, etc. Le reclassement donna lieu à une nouvelle liste.

Quelques mois plus tard, un employé du service social a besoin du dossier Dupont, n°20, archivé d’après le fichier. Il appelle le service des archives en demandant le dossier n°20. “ Pas de problème ! ”, et il reçoit deux heures plus tard le dossier Cocci sur lequel le numéro 98 a été rayé et remplacé par le numéro 20. Le quiproquo étant dissipé (mais non explicité) entre les deux collègues, le dossier Dupont parvient au service social. Le traitement en est confié à un jeune stagiaire. Celui-ci, attentif, remarque que le dossier porte le numéro 38 et que le numéro 20 est biffé ; comprenant que la numérotation a changé, il prend l’initiative de corriger le fichier. Comme il faisait quand il corrigeait ses devoirs au lycée, il prend du blanc (du Tippex) et masque avec soin le numéro 20 et récrit par dessus un 38 bien visible. On espère pour M. Dupont qu’il n’aura plus besoin du service social…

La contradiction entre les deux logiques de classement est flagrante quand on les compare mais tant que l’on n’en considère qu’une à la fois, rien ne choque. Le décalage ne se situe pas entre deux systèmes de classement, également valables. Il tient à l’ignorance mutuelle : décalage entre, d’une part, le fait que le service producteur ne perçoit pas que son fichier fait partie intégrante des archives et, de l’autre, la mission qui est celle d’un service d’archives ; décalage entre le raisonnement introverti du service d’archives qui agit comme il le fait habituellement et la réalité des bureaux qui suggérerait une évolution.

Un instrument de recherche, quel qu’il soit, quel que soit le moment ou l’acteur qui le met en œuvre, n’est pas une fin en soi. Si le fichier ou la liste était une entité indépendante, que l’on puisse créer ou utiliser isolément, cela signifierait que les documents existent indépendamment de leurs utilisateurs et, inversement, que les utilisateurs face aux documents risqueraient de se retrouver non pas devant une forêt en friche mais devant un tas de rondins coupés et alignés, ce qui est bien pire.

Une anecdote encore, extrême mais révélatrice, et parfaitement épaminondasienne. Un employé des archives était chargé il y a quinze ans de classer et de ranger les procès-verbaux des élections politiques pour l’ensemble du département. Traitant d’abord les élections présidentielles de 1974 et respectant la consigne reçue, il vérifia que les centaines de procès-verbaux des deux tours étaient bien dans l’ordre alphabétique des communes et composa des liasses : liasse 1 – communes A et B, liasse 2 – communes C, etc. Puis il s’attaqua aux élections cantonales, transmises aux archives par la préfecture dans des enveloppes, une enveloppe par canton, chaque canton ayant sa propre élection. L’employé étala le contenu de toutes les enveloppes sur une grande table et se mit en devoir de reclasser ce tas “ désordonné ” dans l’ordre des communes de A à Z, s’épongeant consciencieusement le front devant un tel jeu de patience.

Comparé à l’exemple précédent, ce cas est d’un côté moins grave car l’utilité administrative des procès-verbaux était largement dépassée ; d’un autre côté, l’information que le classement initial constituait a été masquée. Dans les deux cas, du temps a été perdu inutilement.

 

L’analyse fébrile

Classer est une chose ; décrire en est une autre qui présente ses propres écueils. La description consiste à synthétiser les informations que porte ou recèle l’archive, de telle sorte que l’utilisateur potentiel, au vu d’un résumé du document, sache ou subodore que celui-ci contient les informations qu’il recherche. La description se concrétise par la rédaction d’une liste, d’un catalogue, d’une notice.

Après le relevé d’éléments objectifs tels que titre, dimensions ou date, la personne en charge d’une description plus détaillée doit sélectionner parmi toutes les informations qui s’offrent à elle celles qui sont les plus représentatives et qui seront donc les plus profitables à l’utilisateur. C’est qu’un simple document peut contenir des dizaines, voire des centaines d’informations : des noms, des thèmes, des mots, des concepts, des images, des sons, etc. Le but du jeu est d’obtenir le meilleur rapport qualité de l’information/nombre de mots. De quoi s’interroger.

Dans la mesure où le besoin de l’utilisateur de demain ou d’après-demain n’est pas connu, quel peut être le critère de cette sélection ? Si l’on excepte, pour des raisons déontologiques, l’intérêt personnel de celui qui décrit, il reste deux points de vue possibles : celui de l’auteur du document dans la mesure où l’on peut déceler les informations qu’il a lui-même voulu valoriser ; celui de l’utilisateur actuel de documents analogues à celui qu’on est en train de décrire.

Le point de vue de l’auteur est d’une utilité limitée dans ce sens où un document draine toujours des renseignements qui supportent le message exprimé par l’auteur sans en faire directement partie (par exemple toutes les informations d’ordre économique et social contenues dans un acte de vente).

Le point de vue de l’utilisateur d’aujourd’hui semble d’autant moins à négliger que les documents d’hier qui l’intéressent le plus ne comportent pas toujours dans leur description les éléments qui auraient pu faciliter leur repérage.

C’est ainsi que les recherches d’un historien local sur l’artisanat des années 1950 inciteront à signaler dans tous les dossiers de travaux, même récents, les factures à en-têtes illustrées ou les logos, peut-être sans remarquer parmi ces papiers largement dactylographiés la présence de quelques courriers manuscrits que recherchera dans quelques années un autre historien. N’importe, cet historien aura la joie de les “ découvrir ” et de s’approprier la découverte.

Le domaine des archives audiovisuelles est encore plus propice au phénomène, parce que le monde audiovisuel est plus fébrile et parce que, aujourd’hui encore, les images sont décrites avec des mots.

Un documentaliste de l’audiovisuel est un jour confronté à un client qui recherche des images de corbeau sous un arbre. Recherche délicate car la base de données ne signale pas de documents consacrés spécifiquement aux corbeaux. Il y a plusieurs sujets consacrés aux oiseaux mais les plans ne sont pas décrits avec beaucoup de précision. Le documentaliste tâtonne et persévère et finit par proposer au client des images qui lui conviennent. Marqué par cet épisode, le documentaliste, au cours des visionnages suivants, est presque malgré lui attiré par les images de corbeaux et plus généralement d’oiseaux, même à l’arrière-plan, et a tendance à les privilégier dans les notices qu’il rédige.

Une autre documentaliste s’était vue demander des images où Jean-Pierre Papin parle de ses buts. Le détail de l’interview n’ayant pas été signalé dans la base de données, elle doit visionner plusieurs cassettes pour identifier la bonne séquence. Instruite par l’expérience, elle met dès lors tout son soin à transcrire dans la base de données les propos des sportifs, dans le souci de faciliter à l’avenir la tâche de ses collègues et, par conséquent, la satisfaction des clients.

Ces exemples ne soulèvent qu’une seule question : et si le prochain client veut des images de chat sous une Deux-Chevaux ou d’Éric Cantona en polo rose ?

Plus sérieusement, la difficulté est celle de la relation privée, de l’intimité qui s’établit entre l’objet décrit et celui qui le décrit. On voit bien l’avantage de l’investissement de celui qui décrit car il a le privilège de lire ou de voir le document, la responsabilité d’en extraire la substantifique moelle. On voit le souci professionnel de corriger les causes d’une difficulté passée pour en prévenir le renouvellement. On voit aussi le risque que cet investissement ne déconnecte le document décrit de l’ensemble logique auquel il appartient, ne l’isole d’un système cohérent en le liant à un cas de figure, à un incident, à une mode, au hasard.

L’excès de détail que suscite dans la description la fantaisie de la demande comporte encore un effet pervers : c’est de donner à croire à une exhaustivité qui est un leurre.

 

Fatalité et technicité

Ainsi, depuis sa conception jusqu’à sa destruction en passant par l’organisation de sa conservation et ses différentes utilisations, l’archive est sujette au syndrome d’Épaminondas. Mieux, le syndrome d’Épaminondas est consubstantiel aux archives. Ce qui était valable hier n’est plus valable aujourd’hui. Qui peut dire si ce qui est valable aujourd’hui sera valable demain ?

Les archives sont finalement une sécrétion humaine. Elles traduisent les qualités et les défauts des hommes, en l’occurrence la rigueur ou les incohérences, l’impatience ou la retenue, les bonnes et les mauvaises intentions, les lenteurs et les excès, les craintes et l’enthousiasme, les contradictions et les négligences, les échecs et les réussites.

Tous les décalages observés ont quelque chose de fatal : comment préserver un équilibre entre des éléments dont chacun subit des évolutions distinctes, dans des temps et avec des intensités différentes. Cette notion du temps, ou plutôt des temps qui se superposent sans vraiment se remplacer, est centrale dans la réflexion archivistique.

Fatalité, oui. Fatalité des causes de décalage, fatalité de la course d’étapes à laquelle s’assimile le travail d’archives. Mais les décalages et les étapes ne constituent pas en soi un handicap ; ils le deviennent quand on les ignore sciemment ou involontairement et qu’on agit comme s’ils n’existaient pas. Cette ignorance en revanche n’est pas fatale. C’est donc la connaissance, en ce qu’elle est un début de maîtrise des phénomènes, qu’il faut opposer à la fatalité.

Récapitulons les éléments qui entrent dans la composition du système “ archival ” : les faits, la documentation et les outils qui servent à produire les archives, les producteurs et leur environnement, l’information que l’on veut transmettre, l’information que l’on transmet effectivement, les documents proprement dits dans leur matérialité, les autres documents dont la vie a croisé ceux-là, la valeur de l’information pour l’auteur et pour les autres, l’utilité immédiate du document, son intérêt à terme, l’originalité initiale de l’information, son originalité relativement à d’autres informations. L’interaction quasi permanente entre les données, les documents, les actions des uns et des autres et les laps de temps contribuent à la formation d’un système complexe. Ajoutons qu’il s’agit d’un système ouvert car tout nouveau regard sur un document est de nature à modifier un ou plusieurs liens qui unissent entre eux tous ces éléments.

Le point d’observation le plus pertinent du système semble être le temps présent dans la mesure où il garantit une harmonie entre les éléments vivants du système. La continuité de la mémoire, si nécessaire par ailleurs, s’obtient plus sûrement en rattachant le présent au passé qu’en pratiquant l’inverse. Car partir du passé pour rejoindre le présent conduit à biaiser le présent ou du moins à laisser dans l’ombre les différences et surtout les nouveautés ; tandis qu’aller du présent vers le passé incite non pas à altérer le passé (on n’y songe pas) mais à redéfinir le lien qui unit les deux. La démarche s’articule en trois phases : 1- connaître les documents de mémoire du passé ; 2 – identifier les documents de mémoire du présent ; 3- décrire le lien logique entre les deux ensembles.

La difficulté réside dans l’appréciation de chacun des liens qui unissent ces différentes composantes de l’archive. Pour ce faire, le nom que portent les documents, leur forme ou leur support sont bien moins importants que ce à quoi ils servent et ce qu’ils représentent. Il existe des millions et des millions de documents différents, des documents vétérans, des documents fantaisistes, des documents au nom ronflant et au contenu creux, d’autres sans nom mais à la teneur capitale. Vous croyez les tenir et ils vous filent entre les doigts.

C’est pourquoi, il serait vain, bien qu’humain, de moquer et de stigmatiser ceux qui n’ont pas fait hier ce qu’on sait aujourd’hui qu’il aurait fallu faire mais qu’on n’aurait peut-être pas fait non plus à leur place. Que l’archiviste qui n’a jamais éliminé d’archives dont un historien aurait fait son beurre jette la première pierre. Que la secrétaire qui n’a jamais archivé des documents sans savoir à quoi cela servirait vienne témoigner. Que le décideur qui n’a jamais négligé la conservation de documents utiles à la collectivité se nomme. Mais la question n’est pas là.

L’accès aux archives, confidentialité, communicabilité légale ou accessibilité matérielle, n’a été qu’effleuré dans ce chapitre, délibérément. Car l’accès stricto sensu constitue en fait un problème indépendant qui n’a de réalité que si l’archive a existé et qu’elle a été conservée et décrite. La problématique de l’accès interfère toutefois aux phases de constitution et d’organisation de la conservation car l’intérêt historique ou citoyen pour les archives évolue lui aussi, change éventuellement de cours, comme la rivière.

 

Les exemples de ce chapitre donnent un aperçu de la variété des documents que l’on nomme archives mais de façon indirecte. Avant de poursuivre la réflexion sur les causes de décalage et les solutions qu’on peut y opposer, il paraît opportun de dresser un tableau critique de tout ce que ce mot recouvre aujourd’hui dans la société.

 

[1] Les faits soulignés ici se bornent à un événement de l’année 1992 et sont complètement déconnectés des nouveaux procès instruits en 1999 sur l’affaire du sang contaminé.

[2] Ouest-France, édition Sarthe-Sud du 24 mars 1993, p 6

[3] “ Épaminondas et sa Marraine. Conte nègre ” dans Comment raconter des histoires à nos enfants. Quelques histoires racontées par Sara Cone Bryant, de New-York, traduction de Mme Elisée Escande, librairie Fernand Nathan, 2e série, 12 éd. 1911, pp 84-88. Conte réédité en 1996 aux éditions du Père Castor.

[4] Exemple de la société américaine Ford, rapporté par M. Hammer et J. Champy dans Le reengineering. Réinventer l’entreprise pour une amélioration spectaculaire de ses performances, Dunod, 1993, pp 52-53

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