Les six catégories de ‘records’ d’InterPARES

Le groupe de recherche international pluridisciplinaire InterPARES, créé et dirigé depuis 1997 par Luciana Duranti, professeur à l’École des bibliothèques, archives et sciences de l’information de Vancouver (Colombie britannique, Canada) contribue activement à élaborer la théorie archivistique du XXIe siècle.

InterPARES a lancé en 2013 son 4e projet, nommé InterPARES Trust consacré à la confiance numérique et dont j’ai l’honneur d’être le partenaire français.

Tout au long de ses travaux, InterPARES a construit un glossaire, intégré à la base de données « Terminologie archivistique multilingue » mise en ligne l’an passé par le Conseil international des Archives.

Ce glossaire comporte notamment un groupe de six qualificatifs et de leurs définitions intitulé « The six categories of records », inspiré par Luciana Duranti qui a notamment écrit à la fin du siècle dernier : « Le records management trouve ses racines dans la diplomatique ».

Les étudiants de mon ex-enseignement au CNAM sont familiers de ces six catégories de documents d’archives d’InterPARES mais il est étonnant et regrettable que ces définitions ne soient pas plus connues, débattues, pratiquées en France.

Voici les six termes et leurs définitions, en anglais et en français (j’ai ajouté en français quelques exemples) :

Ip-DisrecDispositive record. A retrospective record whose purpose is to put into existence an act, the effects of which are determined by the writing itself; that is, the written form of the record is the essence and substance of the act.
Décision. Un document qui énonce une action à exécuter en précisant les effets attendus ; ce qui signifie que l’écrit constitue l’essence et la substance de l’acte. Ex : délibération, arrêté.

Ip-ProrecProbative record. A retrospective record for which the juridical system requires a written form as evidence of an action that came into existence and was complete before being manifested in writing.

Contrat. Un document dont la forme est conditionnée par le droit en vue de prouver un acte conclu et réalisé avant d’être consigné par écrit. Ex : contrat notarié (« authentique ») ou contrat sous seing privé.

Ip-InsrecInstructive record. A prospective record that contains instructions about executing an action or process.

Instruction. Document qui décrit les actions à mener pour mettre en œuvre une décision ou un processus. Ex : procédure, circulaire, mode opératoire, manuel, lettre de mission.

Ip-NarrecNarrative record. A record constituting written evidence of activities that are juridically irrelevant.

Rapport. Document qui relate et trace des faits dépourvus de valeur juridique. Ex : rapport d’enquête, rapport d’étonnement, récit.

Ip-SuprecSupporting record. A retrospective record constituting written evidence of an activity that does not result in a juridical act, but is itself juridically relevent.

Pièce justificative. Trace écrite d’une action qui, sans constituer un acte juridique, est juridiquement recevable. Ex : devis associé à la commande, tableau de choix associé à la décision de choix.

Ip-EnarecEnabling record. A prospective record encoded in machine language that is actively involved in carrying out an action or process.

Document auxiliaire. Programme [informatique] indispensable  la réalisation d’une opération ou d’un processus. Ex : formulaire, formules de calcul ou de mise en forme.

Ma traduction n’est pas littérale car j’ai voulu privilégier la compréhension du message. La traduction systématique, mot à mot, en particulier de « record » qui fait partie du nom des six catégories, aurait inévitablement alourdi et compliqué les définitions. Les substantifs de la langue française utilisés ici pour restituer les types de record ou de document sont plus variés (décision, trace, écrit, instruction, rapport, pièce justificative…) et incluent le qualificatif associé à « record ». La preuve que le français n’est pas systématiquement plus long et plus lourd que l’anglais…

Si on réfléchit un peu, il apparaît que ces catégories archivistiques d’InterPARES sont très simples, basées sur les rôles principaux que jouent les traces écrites dans les relations entre les personnes, pour la constitution de la preuve et de la mémoire. Ces catégories relèvent de la diplomatique universelle (décision unilatérale, contrat, rapport, pièce justificative…) et elles font écho à des réalités de la vie documentaire quotidienne. Pourtant, elles ne sont pas très visibles en France et surtout peu utilisées et peu valorisées.

Ce qui me séduit le plus dans cette catégorisation des documents à archiver (records), c’est la simplicité, l’exhaustivité et le non recouvrement des six catégories. Il est extrêmement réconfortant de se dire que six cases suffisent pour évaluer de manière pertinente l’ensemble des documents engageants et de mémoire qu’il faut conserver, et les répartir dans une structure logique qui permet d’appréhender en un clin d’œil les priorités et les enjeux.

6 catégoriesJe dois avouer cependant que la dernière des six catégories (enabling record / document auxiliaire) ne m’a pas totalement convaincue dans sa forme actuelle. Le caractère exclusivement informatique de cette catégorie (machine language) ne correspond pas au principe de valeur universelle dont je parlais plus haut ; une catégorisation universelle (ce que je veux continuer à voir dans cette approche d’InterPARES) devrait s’appliquer à toute trace écrite quel qu’en soit le support. Cependant, la notion d’écrits qui ne représentent rien d’engageant en eux-mêmes mais qui sont indispensables à la production d’une décision (tous les éléments logiciels qui entrent dans les systèmes comptables ou de production de tarif par exemple) existe aussi, d’une façon beaucoup plus sobres dans l’environnement papier, me semble-t-il ; ce sont d’une part les registres et formulaires pré-imprimés (vierges), d’autre part les modes de calculs et autres barèmes qui sont autant d’outils (auxiliaires) pour la production d’une décision « papier » complète.

J’ai délibérément ignoré dans un premier temps deux qualificatifs importants des définitions anglaises, sur lesquels je reviens maintenant. Il s’agit des termes prospective et retrospective, que l’on peut traduire simplement en français par prospectif et rétrospectif. Ces deux termes apportent une précision sur le contexte de production des documents qui engagent leurs auteurs en les classant de manière binaire dans deux ensembles très intéressants quand on se penche aujourd’hui sur la conception d’une chaîne de dématérialisation :

  • ceux qui sont produit après les faits qu’ils consignent, rétrospectivement, comme une décision écrite après l’accord oral des membres du comité de direction ;
  • ceux qui sont produits avant la matérialisation des faits qu’ils visent, comme les procédures à suivre.

Cette typologie, basée sur le mode de production des écrits, orientée sur la valeur de l’écrit et le rôle que joue et pourra jouer le document, est très structurante. Elle peut véritablement aider le professionnel de l’information, confronté à la nécessité de qualifier un document pour statuer sur la bonne règle de conservation à lui appliquer, en lui fournissant un cadre de lecture solide et efficace, parce que simple et atemporel.

J’approfondirai et illustrerai davantage ces notions fondamentales dans le stage de diplomatique de novembre 2014.