Le récolement

Récolement est un terme classique et toujours courant du vocabulaire archivistique.

On peut toutefois constater un glissement de sens de récolement vers inventaire. Les deux notions doivent être distinguées, surtout en archivistique.

Définitions

Voici, dans l’ordre chronologique quelques définitions tirées de publications institutionnelles:

Le procès-verbal de récolement. L’instrument de recherche le plus sommaire, mais le premier à établir, est le procès-verbal de récolement, auquel est astreint tout directeur de service d’archives lors de son entrée en fonction, ou à la suite de remaniements importants survenus lors du déménagement des collections. Il s’agit de dresser un tableau précis du contenu du dépôt, en situant l’emplacement exact des liasses, registres et volumes et en signalant les lacunes constatées par rapport aux récolements antérieurs et aux instruments de recherches rédigés postérieurement au dernier en date des récolements. – Manuel d’archivistique (1970), p 250

Le procès-verbal de récolement est le tableau descriptif du contenu du service d’archives. – Pratique archivistique française (1993), p 154

Récolement. Opération consistant à identifier, un par un, tous les articles d’un service d’archives, et à les inscrire sur une liste (dite « procès-verbal de récolement »), en signalant les lacunes constatées. Cette opération, qui est de plus en plus fréquemment informatisée, est réglementaire à chaque changement de directeur dans un service d’archives, et (dans les archives communales) à chaque changement de municipalité. – Pratique archivistique française (1993), Glossaire

Récolement. Vérification systématique, lors de la prise en charge d’un service d’archives ou à date fixe, de ses fonds et collections consistant à dresser dans l’ordre des magasins et des rayonnages la liste des articles qui y sont conservés ou qui manquent par rapport aux instruments de recherche existants. – Dictionnaire de terminologie archivistique (2002)

Récolement permanent. Liste tenue à jour des articles conservés dans un service d’archives assortie de leur localisation, présentée dans l’ordre des magasins et des rayonnages, permettant un programme d’utilisation des espaces vacants. – Dictionnaire de terminologie archivistique (2002)

Récolement des archives. C’est un état des lieux des archives dressé lors d’un renouvellement de l’exécutif. Il se présente sous la forme d’un procès-verbal de décharge (pour le maire sortant) et de prise en charge (pour le maire entrant), accompagné d’un état sommaire ou détaillé des archives présentes en mairie. – Fiche « Le récolement des archives » de l’Association des archivistes français (AAF) (2014).

Le récolement (empr. au lat. class. recolere « pratiquer de nouveau », d’où « repasser dans son esprit », « passer en revue ») est une opération de contrôle de la présence de documents et d’objets dans une collection, telle qu’un dépôt d’archives, une bibliothèque, un centre de documentation ou un musée.
Il consiste en l’utilisation de listes formant des répertoires sur papier ou numérisées à partir desquelles on recherche si chaque item est physiquement présent. Si des absences sont repérées, elles provoquent la mise à jour de l’inventaire après une recherche éventuelle des documents correspondants.
Il ne faut pas confondre:
– le récolement, qui s’apparente à l’opération habituellement appelée inventaire dans la gestion des stocks commerciaux, (inventaire physique),
– l’inventaire, qui est le registre, sur papier ou informatisé, qui liste les éléments formant la collection de la bibliothèque, du dépôt d’archives ou du centre de documentation, par ordre d’entrée, (inventaire comptable).
En France, cette opération est obligatoire dans les collections publiques, pour les archives municipales à l’occasion de chaque mandat, pour les archives départementales à chaque changement de directeur. – Wikipédia

Commentaires

Le rapprochement des différents extraits ci-dessus illustre, discrètement mais sûrement, le grignotage de l’archivistique française par la logistique au détriment du droit, au cours des dernières décennies.

D’une action de contrôle (le récolement) et de l’acte réglementaire et engageant qui en découle, avec décharge de la responsabilité des lacunes observées et déclarées (le procès-verbal), on est passé à une action de gestion des stocks pris en charge (avec cette particularité archivistique que pas deux objets du stock ne sont identiques). Cette pratique fait passer au second plan la valeur juridique de l’opération (quand ce n’est pas purement et simplement aux oubliettes).

Le « récolement permanent », inventé à fin du siècle, alors que les services d’archives s’accoutument à l’informatique de gestion, a une petite allure d’oxymore car comment peut-on à la fois être le constat d’un fait (ce qui existe et ce qui manque lors d’une passation de fonction) et une base de données évolutive? Comment un mot peut-il désigner à la fois un document daté et signé et des données de travail mises à jour au quotidien?…

Les deux acceptions restent cependant utilisées et je note que les archivistes communaux, plus sensibles sans doute aux effets des élections locales, ont su davantage préserver le sens original du récolement. Ce qui est gênant est que le même terme professionnel ait deux sens assez différents et, pis, sens que ses utilisateurs ne distinguent pas toujours. Diable, la langue française est-elle si pauvre? Wikipédia, lui, s’en sort très bien!

Mon commentaire n’est pas une réaction de puriste de la langue. Même si le préverbe « re » est mon préverbe préféré dans les langues latines, cela ne me choque pas plus qu’autre chose de voir sa signification originelle escamotée par l’usage et de voir le sens du mot « récolement » réduit à celui de « colement » sans le ré (cool, man!). Non, ce qui me gêne, c’est, d’une part, l’ambiguïté du discours, d’autre part, l’abandon de cet acte administratif engageant la responsabilité des acteurs propriétaires et détenteurs de archives.

La règle voulait naguère que le récolement ait lieu dans les quelques semaines suivant une prise de fonction, obligeant l’archiviste à caractériser la situation dans une forme compréhensible par l’élu ou le représentant de l’Etat amené à y apposer sa signature. C’était le moyen de mettre en évidence les lacunes (tout du moins dans les » archives essentielles »), de synthétiser les acquisitions du mandat, de pointer les anomalies, bref de suggérer une politique archivistique en même temps que de satisfaire à une obligation réglementaire toujours valide même si elle tombe en désuétude.

Mais, hélas, le mieux analytique est l’ennemi du bien archivistique.

Combien de récolements de dépôts n’ont jamais abouti parce que l’archiviste voulait être exact, précis, complet? Et le sens du récolement a commencé à se perdre. Le comptage des boîtes et des cartons l’a emporté sur la politique. En attendant que l’informatique l’emporte sur l’archivistique… Dommage.

Et maintenant, la question qui tue: c’est quoi un récolement numérique?…

Question subsidiaire: quelle la durée de conservation d’un procès-verbal de récolement?

Dix sens du mot archive(s)

Chacun peut constater la polysémie du mot archives, entre le point de vue des informaticiens, celui des archivistes, celui des juristes, celui des historiens, celui du quotidien, entre le support papier et les données numériques, entre les exploitations historiques et artistiques de cette matière informationnelle multiforme. En marge de diverses lectures et écritures archivistiques, j’ai mis à jour la liste de ces acceptions ou significations à laquelle je me suis déjà attelée plusieurs fois à la fin du dernier siècle. Je distingue ici dix acceptions auxquelles j’accroche un qualificatif plutôt qu’un numéro.

Archives millénaires

A tout seigneur, tout honneur, je commence par les archives que je qualifie de « millénaires », c’est-à-dire celles qui existent depuis l’Antiquité, depuis l’invention de l’écriture, et dont la définition est restée assez stable au cours des siècles. Il s’agit des actes (titres, décisions, contrats) et des documents de gestion (comptabilité, état civil, cadastre…) que les responsables d’un territoire ou d’une communauté décident de mettre en sécurité dans un endroit contrôlé afin de pouvoir s’y reporter plus tard au cas où quelqu’un contesterait les droits fondés par ce document ou qu’il serait nécessaire de disposer des informations originales consignées dans ces documents. Cette mise en archives est avant toute chose une décision managériale, un geste de protection des documents qui engagent la responsabilité.

Le mot « archives » désigne d’abord le lieu où ces documents sont mis en conservation, puis l’ensemble des documents rassemblés dans ce lieu en raison de leur valeur (valeur d’archives, valeur de pouvoir si on retient l’étymologie grecque du mot archives). Un acte, individuellement, est un « document d’archives » c’est-à-dire un document qui a été sélection pour faire partie des archives, un document qui a été volontairement archivé. Le double sens de contenant (le lieu) et du contenu (les documents) a perduré jusqu’à aujourd’hui.

En anglais, depuis plus de cinq siècles, cette même réalité documentaire est appelée « records »: ce qui est pris en compte dans la définition anglaise est le geste de mettre en sécurité dans un lieu dédié (to record) tandis que la langue française a retenu le terme désignant le lieu dédié où les documents sont mis en sécurité (les archives).

Ces archives millénaires présentent trois caractéristiques:

elles ne sont pas leur propre finalité, c’est-à-dire qu’un document d’archives est initialement la trace délibérée d’un acte juridique ou d’une action humaine distinct du support d’information qu’il suscite, à savoir l’acte ou l’action dont les auteurs ou les protagonistes veulent garder la mémoire écrite, tangible, pour pouvoir s’y référer ultérieurement, à titre de preuve ou d’information; à ce titre, les archives s’opposent aux livres, objets de connaissance autonomes, produits « culturels » qui sont leur propre finalité;

  1. la forme et le support n’ont pas d’incidence sur la valeur de document d’archives mais ont une conséquence son exploitation et sa conservation (un mauvais support conduira à l’illisibilité de l’information au bout d’un certain temps; une mauvaise qualité de forme créera de l’ambiguïté lors de l’utilisation du contenu);
  2. la valeur d’archives est acquise par le document au moment de sa création-validation-acceptation, c’est-à-dire au moment où la portée du document est assumée par la personne qui le détient.

De ce point de vue, les données personnelles collectées et utilisées par les entreprises et les organisations publiques dans un cadre contractuel ou réglementaire tel que le décrit le RGPD (Règlement général pour la protection des données personnelles) sont des archives, même si le RGPD n’utilise pas le mot.

Archives historiques

L’expression « archives historiques » recouvre en partie le périmètre constitué par l’ensemble des archives au sens millénaire du terme, mais en partie seulement car, d’une part, toutes les archives ne sont pas historiques et, d’autre part, on a coutume de qualifier d’archives historiques des documents qui ne sont pas et n’ont jamais été les traces d’un acte ou d’une action consignée sciemment par écrit pour faire preuve ou faire mémoire. Ainsi, ne sont pas archives historiques les documents archivés puis délibérément détruits par leur détenteur comme inutiles au regard de ses intérêts (après dix, trente ou cent ans). Le facteur temps qui élime souvent la valeur des choses joue ici en faveur d’une réduction de l’utilité des archives.

De l’autre côté, le facteur temps réactive parfois la valeur des choses (besoin humain de mémoire individuelle et collective, ou simple tendance vintage) et joue donc également en faveur d’un élargissement du périmètre des archives historiques. Ainsi des objets d’information plus ou moins anciens et sans valeur de preuve ou de mémoire identifiée par leur auteur peuvent être retrouvés là où ils ont été abandonnés et être « repêchés » par une personne tierce qui leur accorde une valeur de connaissance ou de témoignage (prospectus, lettres, brouillons…). C’est ce que j’ai appelé les archives par baptême, par opposition aux archives par nature.

Il ne faut pas confondre les archives historiques avec les archives publiques (le code du patrimoine définit les archives publiques mais pas les archives historiques). On peut lier toutefois les deux notions à la création des Archives nationales au moment de la Révolution française, même si la patrimonialisation des archives se s’est imposée qu’au cours des décennies suivantes. En l’absence de définition légale des archives historiques (voir le billet Qu’est-ce que les archives historiques?), la qualité d’archives historiques est donc fluctuante. Sont archives historiques ce que l’on désigne comme archives historiques, c’est-à-dire ces documents, objets, etc. auxquels on accorde une valeur de mémoire individuelle et collective. La définition des archives historiques est essentiellement relative au locuteur.

Archives audiovisuelles

Les archives audiovisuelles recoupent aujourd’hui les deux premiers périmètres (traces engageantes d’une activité et documentation de mémoire sous forme audiovisuelle) mais elles visent originellement un ensemble de supports d’information non archivistiques.

En effet, l’expression « archives audiovisuelles » remonte à une cinquantaine d’années (seulement) et désigne au départ les productions du cinéma et de la télévision, soit à 95% des produits culturels destinés à être diffusé au public; ils sont leur propre finalité comme les livres et les journaux (les 5% restant étant les rushes ou les éléments préparatoires des émissions télévisées). On aurait aussi bien pu appeler cet ensemble « publications audiovisuelles » et si le terme archives l’a spontanément emporté, c’est sans doute à cause du caractère unique (ou du très petit nombre d’exemplaires) d’un film ou d’une émission (comme dans le cas des archives traditionnelles), alors que les journaux et les livres sont produits (dans l’environnement analogique du moins) en des milliers d’exemplaires (voir le dossier de l’INA de 2014 à ce sujet: L’extension des usages de l’archive audiovisuelle).

L’expression a été « récupérée » un temps par le vocabulaire archivistique pour désigner non seulement les images animées mais également les images fixes, ce que les archivistes appellent aussi les documents figurés (cartes postales, estampes, affiches…) mais si cette acception n’est plus vraiment usitée.

Avec le développement des technologies numériques, les producteurs d’archives audiovisuelles se sont multipliés incluant de très nombreux « éditeurs de contenus Web », à des fins de production culturelle mais aussi dans l’exercice d’une activité économique, de recherche, de formation, de soins, etc., de sorte que le sens de l’expression s’est élargi à toutes les archives (au sens millénaire) sous forme de vidéo.

Le poids de la forme et du support reste très fort dans cette notion d’archives audiovisuelles et il est parfois difficile (et peut-être inutile du reste) de distinguer les différentes acceptions. Par exemple, quand on parle des archives audiovisuelles de la Justice pour désigner l’enregistrement audiovisuel des grands procès, les sens de trace d’une activité administrative (dont le but est le jugement et non le film) et de publication officielle sont mêlés.

Archives poussiéreuses

L’image des archives, dans le quotidien des bureaux, a légèrement progressé, du fait de l’évangélisation réalisée inlassablement par les archivistes, du fait aussi de la diversification des acteurs de l’archivage dans l’environnement numérique.

Cependant, dans la langue courante, les archives ont encore une connotation poussiéreuse ou du moins vieillotte, laquelle n’est d’ailleurs pas toujours négative (voir la formule « J’adore les vieilles pierres »). Par ailleurs, l’âge inspire (quelquefois) le respect, la déférence, et on note dans d’emploi du mot archives une connotation d’authenticité, de confiance.

Tout de même, sur ce sujet, il est intéressant de noter que l’association archives-vieux trucs est en partie véhiculée par certains archivistes eux-mêmes qui, dénonçant cette expression pour se défendre de cette image de poussière dont ils sont convaincus qu’elle leur colle à la peau, l’entretiennent au contraire, ou bien qui se complaisent (consciemment ou pas?) à utiliser des mots tels que ménage ou dépoussiérage pour parler de leurs activités.

Archive unitaire

Parler d’archive, au singulier, était encore une hérésie il y a vingt ans (j’ai toujours en mémoire la lettre d’insulte que j’ai reçue d’un lecteur en 2000, via mon éditeur, Hermès-Lavoisier, pour avoir osé titrer mon livre « Le management de l’archive », avec ce singulier inhabituel, proscrit par l’Académie et du coup provocateur. On m’a encore qualifiée très récemment de « dame qui parle d’archive au singulier ». Eh bien!

En vingt ans, l’eau a bien coulé sous les ponts de Paris et tout le monde, archivistes et académiciens compris, s’est mis à cette singularité. On dit couramment « une archive » pour désigner « un document d’archives » et plus personne ne songe à s’en offusquer.

Qu’est-ce qui a provoqué cette évolution? Plusieurs facteurs vraisemblablement: l’influence de l’anglais où le singulier archive est répandu (avec d’autres sens, voir ci-dessous); l’émiettement de l’information dans l’environnement numérique, la démocratisation des archives (plus de producteurs, plus d’utilisateurs, plus de documents à valeur d’archives) et le fait que les gens, archivistes et académiciens compris, sont de plus en plus pressés et préfèrent un mot de deux syllabes à une expression de cinq…

Archive informatique

Dans les années 1990, la profession archivistique a utilisé un temps l’expression « archives informatiques » pour désigner ce que l’on a appelé « archives électroniques » dix ans plus tard, avant que les « archives numériques » ne prennent le relais. Mais ce n’est pas de cette expression (où l’acception du mot archives n’est pas nouvelle) dont je veux parler ici.

Loin de l’archivage managérial (records management), de l’histoire et des médias, le mot archives a un sens particulier dans le vocabulaire informatique, sous l’influence de l’anglais technique. Je cite Wikipédia: « En informatique, une archive est un fichier dans lequel se trouve tout le contenu d’un dossier (fichiers, arborescence et droits d’accès). Les archives sont généralement des fichiers portant l’extension .tar (format UNIX) ou .zip (sous windows) et ceux-ci sont également souvent compressés. Le but principal d’une archive est de transporter tout un dossier en un seul fichier. De plus, cela permet de profiter de la redondance entre les fichiers lors de la compression ».

Ce sens ne relève pas de l’archivistique (est-ce que je me trompe?).

Archive plateforme

Toujours sous l’influence anglo-saxonne et dans l’environnement numérique, on rencontre le terme archive au singulier pour désigner un centre d’archives (avec les données, les équipements pour les gérer et même le personnel) ou encore une plateforme regroupant des collections de fichiers (données, documents, publications, images) collectés et mis à disposition d’un public intéressé. C’est ainsi que la norme ISO 14721 (modèle de référence pour un Système ouvert d’archivage d’information) parle d’archive OAIS (systèmes et personnes). C’est le cas également de l’archive ouverte HAL pour les articles scientifiques. On peut citer aussi, en anglais la plateforme Internet Archive.

L’archive-concept

L’intégration du geste d’archiver ou de l’objet-archive à la réflexion philosophique ou sociologique s’observe chez un certain nombre d’auteurs mais on peut dire que l’archive, toujours au singulier, a été institutionnalisée comme concept philosophique d’abord par Michel Foucault dans L’Archéologie du savoir (1969) puis par Jacques Derrida dans son livre Mal d’archive: une impression freudienne (1995), essai issu d’une conférence intitulée « The Concept of the Archive: A Freudian Impression », et traduit en anglais sous le titre Archive fever….[la conférence a certainement eu lieu un samedi soir 😊]

Derrida interroge l’étymologie du mot, son genre et son nombre au fil des siècles, ses significations, entre le commencement et le commandement, l’objet et sa localisation, la consignation et l’accès, etc.

J’aime à citer cette phrase de Derrida: « La question de l’archive n’est pas une question du passé. […] C’est une question d’avenir, la question de l’avenir même, la question d’une réponse, d’une promesse, d’une responsabilité pour demain ». J’aime particulièrement les derniers mots: « une responsabilité pour demain.

Les archives naturelles

Un autre sens d’archives, au pluriel cette fois, est le sens figuré: au sens propre, les archives sont des documents, des objets documentaires, des assets informationnels, des données, etc. c’est-à-dire des (sous-)produits de l’activité humaine, au moyen de l’écriture d’abord mais aussi de l’image, des chiffres, des signaux; au sens figuré, archives désigne donc des traces non écrites, non issues de l’activité humaine. Le sens est alors celui de traces créées en dehors l’esprit et de la main des hommes et que l’on peut cependant considérer comme des documents (voir Suzanne Briet, Qu’est-ce qu’un document?) et donc interroger et interpréter. C’est pourquoi je les appelle « naturelles »: ce sont les archives du climat, les archives de la terre, les archives du corps, qu’il faut bien entendre comme les traces laissées par le temps qui passe, décrites et traitées en tant que sources de connaissance, et non comme collections thématiques d’archives traditionnelles ou audiovisuelles sur le climat, la terre, le corps.

Archives engagées

Après avoir commencé par les archives « millénaires », documents de preuve et de mémoire qui engagent la responsabilité de celui qui les crée ou les reçoit mais surtout qui assume les conséquences de leur bonne ou mauvaise gestion – les documents engageants donc (records en anglais) – ,  je termine cette énumération, avec un clin d’œil, par les archives « engagées ».

J’entends par là des objets documentaires qui sont le sous-produit (by-product) d’une activité économique, commerciale, artistique… mais d’abord militante, et qui sont en même temps leur propre finalité. Je pense aux archives de communautés, d’associations, d’artistes, constituées de documents écrits, photographiques ou audiovisuels, délibérément collectés ou créés pour agir, pour revendiquer, pour témoigner, pour faire connaître. Des archives qui sont à la fois des archives par nature et des archives par destination, appréhendées comme un instrument proactif immédiat et non comme une trace défensive différée.

C’est une catégorie nouvelle, une notion et une expression qui mériteraient une étude plus approfondie.

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Si vous avez un onzième sens, n’hésitez pas…

PS: Quant au mot archivage, j’en ai analysé six acceptions différentes sur la base d’un corpus d’articles tirés du journal le Monde: l’analyse est sur mon blog.

Définitions d’archivistique

En préparant mon intervention au prochain colloque du GIRA (Groupe interdisciplinaire de recherche en archivistique) le 30 novembre 2018 à Montréal, sur le thème « État, conditions et diffusion de la recherche en archivistique », j’ai « révisé » les définitions du mot archivistique (archival science en anglais).

Voici, à toutes fins utiles, la liste de ces définitions, dans l’ordre de longueur des définitions (la source est mentionnée à la suite de la définition).

Science des archives.

Dictionnaire Larousse

Science de la gestion des archives.

Direction des Archives de France, Pratique archivistique française (1993)

A systematic body of knowledge that supports the practice of appraising, acquiring, authenticating, preserving, and providing access to recorded materials.

Pearce-Moses, Richard. A Glossary of Archival and Records Terminology. Chicago: Society of American Archivists, 2005, repris par InterPares

Science qui étudie les principes et les méthodes appliquées à la collecte, au traitement, à la conservation, à la communication et à la mise en valeur des documents.

Direction des Archives de France, Dictionnaire de terminologie, 2002

Archival science, or archival studies, is the study and theory of building and curating archives, which are collections of documents, recordings and data storage devices.

Wikipedia anglais

Discipline universitaire traitant des modes de collecte, d’analyse et de description, de tri et de classement, de conservation matérielle et de mise en valeur des archives.

Marie-Anne Chabin, Nouveau glossaire de l’archivage, mars 2010

XXe siècle. Dérivé d’archiviste. Ensemble des principes théoriques et des règles pratiques applicables à la collecte, à la conservation, au classement, à l’inventaire, à la communication et à l’utilisation des archives.

Dictionnaire de l’Académie française (9e édition)

L’archivistique est la discipline relative aux principes et aux techniques relatifs à la gestion des archives. Elle relève à la fois des sciences auxiliaires de l’histoire et des sciences de l’information et des bibliothèques.

Wikipédia

Discipline qui recouvre les principes et les techniques régissant la création, l’évaluation, l’accroissement (l’acquisition), la classification, la description, l’indexation, la diffusion et la préservation des archives.

Université de Montréal, École de bibliothéconomie et des sciences de l’information, “Terminologie archivistique de base proposé aux étudiants,” 1999

Science qui étudie les principes et les procédés méthodiques employés à la conservation des documents d’archives permettant d’assurer la présentation des droits, des intérêts, des savoir-faire et de la mémoire des personnes morales et physiques.

Dictionnaire des archives: de l’archivage aux systèmes d’information; Afnor-Ecole des chartes, 1992

Archival science is an academic and applied discipline that involves the scientific stydy of process-bound information, both as a product and as agent of human thoughts, emotion, and activities, in its various contexts. Its field of study encompasses personal documents, records, and archives of communities, government agencies, and other formal organizations, and archival materials in general, whether or not kept by archival institutions units, or programs. It covers both the records themselves and their contexts of creation, management, and use, and their sociocultural context. Its central questions are why, how, and under what circumstances human beings create, keep, change, preserve, or destroy records, and what meanings they may individually or jointly attribute to records and to their recordkeeping and archival operations.

Encyclopedia of archival science, sous la direction de Luciana Duranti et Patricia C Franks, Rowman & Littlefield, 2015

A noter que le « petit glossaire » du site de l’Association des Archivistes Français ne comporte pas d’entrée « archivistique ».

Il n’y a pas non plus d’entrée « archivistique » dans l’index du Manuel d’archivistique de la Direction des Archives de France, publié en 1970, et cet ouvrage ne comporte pas de glossaire.

Je termine par quelques explications données par Michel Duchein dans l’introduction de la Pratique archivistique française (1993)

« Le grand développement de l’archivistique comme science est surtout un phénomène postérieur à la seconde guerre mondiale. La cause en est, évidemment, le bouleversement apporté aux pratiques traditionnelles de la gestion des archives par les conditions nouvelles nées du développement des technologies, de l’accroissement vertigineux de la production documentaire des administrations et de l’émergence des nouvelles nations pour lesquelles le problème des archives se posait en terme très différents de ceux des pays européens ».

« Le mot archivistique est de création relativement récente. Comme adjectif (signifiant « relatif aux archives ») il remonte, en France, aux années 1950. Comme substantif (« science de la gestion des archives ») il a été utilisé en Italie en 1928 par Eugenio Casanova mais on ne le voit guère en France avant la seconde guerre mondiale. L’Académie française ne l’a introduit dans son dictionnaire qu’en 1987″.

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Si vous connaissez d’autres définitions, n’hésitez pas à m’en informer.

Qu’est-ce qu’une durée de conservation?

Durée de conservation. Les mots sont simples et l’expression ne semble pas poser de problème de compréhension. Et pourtant, la durée de conservation est trop souvent maltraitée. C’est pourquoi je me réjouis de la prochaine entrée en vigueur du RGPD (Règlement général pour la protection des données personnelles) qui illustre très bien ce concept.

La durée est le laps de temps pendant lequel une chose se déroule ou existe, avec un début et une fin à l’action ou à l’objet : la durée légale du travail, la durée d’un bail, la durée d’un mandat électoral, la durée d’un congé, la durée d’un trajet (plus longue par temps de grève, en cas de panne ou si on fait des pauses), la durée d’un projet, la durée d’une communication téléphonique, la durée d’une chanson (qui peut varier selon l’interprète), ladurée de cuisson d’un macaron, etc.

Lire la suite sur le blog marieannechabin.fr

Traduction de « record » dans le Règlement européen pour la protection des données personnelles

Le Règlement général pour la protection des données personnelles (RGPD) est la version française du General Data Protection Regulation (GDPR). Une traduction technique et juridique a priori.

C’est pourquoi il n’est pas banal de constater qu’un même mot anglais est traduit par quatre mots français différents. C’est le cas du mot « record » qui, selon les passages, devient : dossier, archives, registre et enregistrement.

Lire la suite sur www.arcateg.fr

L’archivage a-t-il de l’avenir ?

Évidemment la réponse est OUI, l’archivage a de l’avenir parce qu’il n’a jamais été aussi important dans la société et dans les entreprises de veiller sur le devenir des données, de leur création à leur destruction. Et pourtant, l’archivage est loin d’être une évidence pour tous.

L’archivage est un geste fort

L’archivage est ce geste managérial qui conduit à mettre en sécurité les documents ou données qui engagent dans la durée, avec une règle de vie qui pilote leur qualité, leur stockage, leur pérennisation, leur accès et leur destruction un jour, au mieux des intérêts de tous. On disait autrefois « classer aux archives », c’est-à-dire transférer délibérément les documents importants dans un lieu sécurisé, pour s’y référer plus tard, à titre de preuve et de mémoire. Les anglo-saxons parlent de records (les documents enregistrés car dignes d’être enregistrés dans un centre de conservation), et de records management.

Précisions sur les exigences incluses dans la règle de vie :

La qualité des données semble une évidence mais il n’est pas inutile de le répéter : si on archive un document de mauvaise qualité, il ne deviendra jamais un document de bonne qualité. Si le document n’est pas authentique au moment de son archivage (c’est-à-dire dont l’auteur est identifié et sûr et dont la date est certaine), il sera très difficile d’établir a posteriori son authenticité. De même, si un document n’est pas fiable parce que sorti de son contexte, farci de sigles ou de formules inintelligibles, non validé, etc. il sera hasardeux de l’utiliser. Dès lors, pourquoi le conserver ?

Le stockage – qui n’est qu’une composante de l’archivage – renvoie au fait que tout document archivé est conservé physiquement quelque part, qu’il s’agisse d’un rayonnage pour les supports physiques ou d’un disque, un data center pour les fichiers numériques. Comment gérer un objet si on ne contrôle pas sa localisation ? La question est aussi celle de la territorialisation des données, ne serait-ce que par l’exigence du fisc français de conserver sur le territoire français les données qu’il peut être amené à contrôler.

La pérennisation est le corollaire de la durée de conservation : dès que la durée de conservation dépasse un certain nombre d’années, disons 10 ans en moyenne, les supports numériques requièrent des migrations de formats et/ou de supports pour continuer d’être lisibles et exploitables.

L’accès est la finalité même de l’archivage : à quoi bon archiver si ce n’est pas dans la perspective de consulter un jour les documents archivés ? À noter que l’accès à deux volets que sont, d’une part les droits d’accès, les habilitations (à gérer également dans la durée, ce qui est souvent mal fait), d’autre part, les outils qui permettent de retrouver le document précis ou l’information recherchée.

La destruction est le destin de la majorité des documents d’entreprise, au bout de 5, 10, 30 ans ou plus sauf si leur valeur patrimoniale suggère de les conserver parmi les archives historiques (voir sur ce sujet la théorie des quatre quarts des archives historiques).

Mais ce n’est pas tout : pour que ce geste soit toujours efficace, il faut que la démarche concerne l’exhaustivité des documents et données de l’entreprise qui portent une valeur de preuve ou de mémoire. Si des documents qui engagent la responsabilité de l’entreprise ne sont pas gérés (conservés, détruits conformément à l’environnement réglementaire et à ses intérêts), l’entreprise court un risque. Si, à l’inverse, des documents ou des données sont indûment conservés dans l’entreprise (les données personnelles notamment), elle court également le risque d’une utilisation malencontreuse ou tout simplement d’une sanction des autorités pour non-conformité à la loi ou au Règlement général pour la protection des données personnelles.

Donc l’archivage est tout sauf obsolète. Et pourtant, deux courants, pour ne pas dire deux « idéologies », observables actuellement dans la société semblent le menacer. La démarche d’archivage managérial est en effet prise en étau entre deux attitudes néfastes : celle de ceux qui veulent tout mettre dans le cloud et laisser les technologies capturer, diffuser, trier, déréférencer, etc. ; et ceux qui veulent tout collecter pour être trié après par des archivistes (des archives intermédiaires aux archives historiques). Ces deux attitudes extrêmes sont le ferment d’une déresponsabilisation dommageable des entreprises sur leurs écrits, les données qu’elles traitent et les documents qu’elles reçoivent.

Tout conserver, c’est ne rien archiver

Depuis près de trente ans, le développement des technologies numériques instille chez les utilisateurs cette idée que l’on peut tout conserver en informatique et qu’il est ringard de s’occuper d’autre chose que de produire des données selon ses envies et d’accéder à l’information selon ses désirs.

Cette invitation des outils à la paresse et à la négligence des utilisateurs est très séduisante : pourquoi s’embêter et se contraindre à des tâches fastidieuses puisque les technologies permettent aujourd’hui de tout stocker pour quelques euros de plus, de tout retrouver, de tout classer ?

Il y a là un amalgame fâcheux entre la capacité technologique à soulager l’humain dans des tâches fastidieuses ou minutieuses et la responsabilité humaine de constituer une mémoire fiable, cohérente et raisonnée de ses activités, mémoire contrôlée au sein de laquelle cette capacité technologique peut donner le meilleur d’elle-même.

Les outils seront d’autant plus efficaces que les écrits éphémères ou périmés seront éliminés au fur et à mesure de leur péremption. Tout conserver, c’est ne rien archiver. Tout conserver, c’est subir le stockage. Tout conserver, c’est laisser aux outils le soin de gérer – ou de ne pas gérer – les traces humaines.

Cette inféodation à la technologie conduit les individus et les entreprises à abdiquer la responsabilité de définir les règles de vie des documents et des données qui leur appartiennent. C’est un renoncement au droit de chacun à l’archivage conscient et délibéré de ce qui a du sens à être conservé, pour la preuve, pour la conformité ou pour la connaissance.

Et c’est sans compter avec :

  • les exigences légales de protection des données personnelles portées par le Règlement général pour la protection des données personnelles ;
  • les coûts énergétiques de la conservation du rien ou du nul ;
  • l’ambition légitime d’une mémoire (débarrassée de ses scories informationnelles) à transmettre à la génération suivante.

Si tout est archive, il n’y a rien à archiver

Une autre idée s’est incrustée dans les esprits depuis quarante ans, au moins dans le secteur public : « tous les documents naissent archives ».

Cette affirmation pose question. En effet, si les archives sont (au plan linguistique) le fruit de l’archivage de documents, autrement dit la conséquence du classement de ces documents aux archives, cette « génération spontanée » d’archives court-circuite la notion même d’archivage, en tant que geste volontaire et managérial de mise en archive. Si tout est archive, l’archivage n’existe plus.

Cette conception des archives s’appuie sur la définition légale française des archives, apparue en 1979 dans la loi sur les archives (3 janvier 1979) et inscrite depuis, légèrement modifiée, dans le code du patrimoine, art. L211-1. Le texte dit : « Les archives sont l’ensemble des documents, quels que soient leur date, leur lieu de conservation, leur forme et leur support, produits ou reçus par toute personne physique ou morale et par tout service ou organisme public ou privé dans l’exercice de leur activité ».

La formulation laisse une place à l’interprétation. En effet, « dans l’exercice de leur activité » peut être vu comme restrictif et viser les documents officiellement produits au titre de l’activité ; l’expression peut aussi être considérée comme un simple périmètre géographique et temporel de production : tout brouillon produit au sein d’un organisme public ou par un des collaborateurs de cet organisme est un document d’archives publiques, même s’il n’a jamais été validé ni diffusé.

Les prises de positions du Service Interministériel des Archives de France (SIAF) de ces dernières années optent clairement pour la seconde acception. Et sur ce plan, le secteur public influence en partie de le secteur privé ou parapublic.

Dire que tout est archive, cependant, ne signifie pas qu’il faut tout conserver. Les archivistes sont les premiers à dire que toutes les archives ne doivent pas être conservées et leur mission consiste en bonne part en la mise en œuvre des circulaires de tri diffusées par l’administration des Archives ou élaborées dans leurs organismes respectifs. La nuance est que la sélection est faite par les archivistes et que les services producteurs et propriétaires des documents et données produits ou reçus sont en quelque sorte dépossédés de la responsabilité d’archiver qu’ils avaient autrefois, avant cette loi ou avant son interprétation si étroite.

Cette position exclusivement archivistique ignore l’archivage en tant que tel, en tant que sélection motivée des documents à conserver par le propriétaire, et ce au nom du droit de regard des archivistes sur toute production documentaire, au cas où il y aurait quelques traces modestes, non essentielles pour l’organisme producteur mais potentiellement éclairantes pour l’histoire de cet organisme ou l’histoire de l’époque.

L’holoarchivisme n’est pas le seul moyen de conjurer cette crainte de rater un document croquignolet ou symbolique dans la constitution du patrimoine archivistique d’une collectivité publique. Il est possible de préserver la collecte éclairée d’archives non essentielles à la vie du service tout en laissant à chaque entité juridique la responsabilité de gérer sa production documentaire en fonction de ses obligations et des risques externes et internes à conserver ou à détruire. Ce moyen est d’appliquer la collecte en suivant la théorie des quatre quarts des archives historiques qui dissocie la collecte des archives historiques provenant des documents archivés au nom de l’organisme (gestion du cycle de vie des documents engageants) et la collecte des archives historiques complémentaire via une prospection active de l’archiviste auprès des acteurs de la collectivité auprès de laquelle il exerce son métier, tout comme un bibliothécaire ou un conservateur de musée repère et acquiert les objets susceptibles d’enrichir ses collections. Cette distinction serait même vertueuse pour l’historien car la provenance serait plus explicite et mieux documentée.

Défense et illustration de l’archivage managérial

Entre la tendance « user centric » des nouveaux outils proposés aux entreprises (l’utilisateur est en relation directe avec le cloud comme si l’information n’appartenait qu’à celui qui la manipule) et la tendance archivistico-historique du tout archive, les dirigeants d’entreprise peuvent se sentir confortés dans leur ignorance de l’archivage et dans leur négligence du devenir des données.

Or, de déresponsabilisation à irresponsabilité, il n’y a qu’un pas.

Il y a donc lieu, encore et toujours, de les alerter sur les enjeux du non-archivage et sur la nécessité d’élaborer des règles de création-conservation-destruction des données dans leur entreprise car ces données sont des actifs informationnels dont l’entreprise est comptable (accountable) devant ses actionnaires et devant les autorités. Ces dirigeants doivent intégrer une démarche d’archivage managérial dans le cadre d’une politique globale de gouvernance de l’information, avec les concepts managériaux de proportionnalité et de raisonnabilité.

Espérons que le Règlement général pour la protection des données personnelles fera avancer les choses (voir la table ronde du CR2PA sur ce sujet).

En effet, l’exigence impérative de documentation des processus et de fixation de durées de conservation des données personnelles va s’imposer à tous dès le printemps prochain. Qu’elles se trouvent dans des bases de données ou dans des documents, les données personnelles devront être gérées de près, qualifiées en regard des activités réelles de l’entreprise, stockées dans des lieux contrôlés, accédées selon des droits justifiés, sorties ou maintenues dans l’entreprise en application de règles motivées.

Pourquoi les dirigeants n’en profiteraient-ils pas pour étendre la démarche à tout type de données au moyen d’une politique globale d’archivage managérial. Les entreprises y gagneront en investissement et en crédibilité.

Le « tableau de gestion d’archives » : un frein à l’archivage

Le titre du billet met l’accent sur l’opposition essentielle entre les archives et l’archivage, entre le constat de documents accumulés qu’on appelle archives et l’acte managérial de mise en sécurité des documents qui méritent d’être conservés, acte désigné par le terme archivage.

Mon propos est de souligner cette opposition entre les archives statiques que l’on se propose de trier après coup (sur leur bonne mine ou en pensant à une certaine histoire), et l’archivage dynamique qui permet, au travers des geste managériaux et professionnels, de constituer au fil de l’eau des archives saines. Car, quoique l’actuelle loi française sur les archives et sa glose laissent entendre, il ne faut pas croire que les archives relèvent de la génération spontanée (les archives seraient tombées là de la main de quelque divinité) et que leur existence est préalable à toute démarche archivistique. Il est plus sérieux de penser, comme au temps jadis d’ailleurs, que les archives sont le fruit d’une « mise en archives » des documents jugés nécessaires à préserver par leurs auteurs, émetteurs, propriétaires et/ou gestionnaires, conscients de leur responsabilité vis-à-vis de ces documents et des informations qu’ils renferment.

L’expression « tableau de gestion » est une des expressions de base de la communauté des archivistes publics ; un archiviste est-il nommé quelque part, il se préoccupe tout de suite de savoir s’il existe un « tableau de gestion » et, s’il n’en trouve pas, d’en établir un, recensant les documents produits par l’organisation assortis de leur « durée d’utilité administrative ». Sans insister sur l’inconsistance propre de chacun des deux mots qui composent cette expression (un tableau.. la gestion…), je m’interroge toujours sur le succès du phénomène « tableau de gestion » car ce document de référence qui se veut un outil méthodologique pour organiser les archives d’une entité administrative m’apparaît surtout comme un instrument par défaut, ambigu, inadapté à la mise en œuvre de l’archivage dans une organisation, et, disons-le franchement, contraire aux pratiques du records management (archivage managérial). Cette affirmation exige, bien sûr quelques explications.

 

PETIT HISTORIQUE DU « TABLEAU DE GESTION D’ARCHIVES »

L’expression « tableau de gestion » appliquée aux archives apparaît pour la première fois dans le texte d’un document diffusé par la direction des Archives de France en 1993 (instruction relative aux archives des établissements publics nationaux conservées localement) et en 1995 dans le titre d’une circulaire de cette direction (« Tableau de gestion des archives publiques des compagnies républicaines de sécurité »). On recense par la suite 34 circulaires des Archives de France avec cette expression (source : https://francearchives.fr).

Mais ceci ne signifie pas que les instructions de l’administration des Archives ne parlaient pas avant 1993 de la « gestion des archives » ni qu’il n’existait pas de tableaux relatifs aux durées de conservation. Simplement, les mots n’étaient pas les mêmes : l’expression la plus courante, avant cette date était « tableau de tri » dont la première occurrence dans le titre d’une note date du 5 avril 1977 (projet de refonte des tableaux de tri des archives judiciaires). Le mot « triage », apparu au début des années 1960, a été abandonné ; on trouve néanmoins quatre circulaires diffusant des « tableaux de triage » entre 1988 et 1991.

Les autres expressions utilisées pour le tri et la gestion des archives dans le titre des circulaires, à partir des années 1960 sont (avec les nuances) : autorisation d’élimination – apurement des archives – conservation et tri – tri et conservation – versement, tri et conservation – tri et élimination – conservation et versement – conservation, tri et versement – traitement – tri et échantillonnage – tri et versement – tri, versement et conservation. À noter que la plupart de ces circulaires concernent les Archives départementales, et se rattachent au projet de révision du Règlement général des Archives départementales de 1921, décidé en 1958.

Les instructions les plus anciennes sont assez courtes et portent sur un type de document précis (ex : élimination des dossiers des voyageurs de commerce, en 1959). Dans les années 1970 apparaissent des annexes sous forme de tableaux (j’ai repris le titre du tableau et à défaut, celui de la circulaire) :

  • tableau de versement et de tri des archives des services extérieurs de l’Office national des forêts (16 juin 1972),
  • tableau de versement et de tri des archives des directions départementales de l’Agriculture et services rattachés (13 novembre 1972),
  • conservation et versement aux Archives départementales des archives des services extérieurs du ministère de l’environnement et du cadre de vie et du ministère des transports (22 juillet 1980),
  • tableau de tri des archives du Centre national pour l’aménagement des structures des exploitations agricoles (CNASEA) (21 mars 1984),
  • documents à verser aux Archives par les cours d’assises, cours d’appel, tribunaux de grande instance, tribunaux d’instance et de police et conseils de prud’hommes (25 janvier 1985),
  • documents à verser aux Archives par les établissements pénitentiaires (4 juillet 1985) [cette circulaire-là, j’ai eu le plaisir de la mettre en œuvre en son temps, avec le greffier de Fleury-Mérogis qui m’a beaucoup appris],
  • versement, tri et conservation des archives des services extérieurs du Trésor aux Archives départementales (10 décembre 1986),
  • tableau des délais de conservation des archives de la délégation régionale de l’Éducation surveillée (19 novembre 1987),
  • documents reçus ou tenus par les bureaux des hypothèques qui seront versés aux Archives départementales (21 juin 1988),
  • etc.

Ce qui transparaît clairement de ces titres est que l’objectif de cette réglementation est la collecte des archives historiques par les services d’archives publics. Ces tableaux ont pour but d’aider les archivistes (départementaux) a constituer des fonds d’archives historiques cohérents au plan national.

La forme des tableaux se cherche tout au long de ces années mais l’élément central est toujours la durée de conservation dans le service administratif et le devenir des documents à l’issue de cette durée, à savoir : conservation aux Archives, élimination ou tri. La durée de conservation dans le service était à l’origine, à mon avis, autant un « délai de versement » qu’une durée d’utilité administrative. Les quatre colonnes qui vont devenir la norme à la fin du XXe siècle sont :

Colonne n° 1. Catégorie de document ou de dossier concernée
Colonne n° 2. Durée d’utilité administrative des documents (DUA)
Colonne n° 3. Sort final des documents, C, D, T
Colonne n° 4. Observations

On peut remarquer qu’il n’y a pas de numéro d’ordre ou de codification dans ce modèle, alors que plusieurs des tableaux de tri des années 1980 en comportaient, permettant ainsi une identification plus facile des typologies documentaires concernées.

 

QU’EST-CE QU’UN « TABLEAU DE GESTION » AUJOURD’HUI ?

C’est la question que l’on se pose.

Et la réponse n’est pas limpide.

Ou plutôt, il existe plusieurs réponses qui mettent en évidence les différences de points de vue.

Une circulaire du Service interministériel des Archives de France, en date du 22 mars 2010 et visant à la centralisation et au partage des tableaux réalisés par les services d’archives qualifie les « tableaux de gestion d’archives » d’« outils précieux pour collecter les archives définitives et éliminer les documents dépourvus d’utilité administrative ou d’intérêt historique ou scientifique ». On voit que la formule est parfaitement conforme aux origines des « tableaux de gestion ».

Le Dictionnaire de terminologie archivistique des Archives de France (2002) en donne la définition suivante : « État des documents produits par un service ou un organisme, reflétant son organisation et servant à gérer ses archives courantes et intermédiaires et à procéder à l’archivage de ses archives historiques . Il fixe pour chaque type de documents les délai d’utilité administrative , délai de versement au service d’archives compétent pour les recevoir, traitement final et modalités de tri à lui appliquer ». Je note ici la nuance entre délai d’utilité administrative et délai de versement, même si le Dictionnaire note que les deux délais « coïncident en règle générale » sans autre précision. Je comprends là que le délai d’utilité est considéré ici comme un délai conventionnel, c’est-à-dire un laps de temps négocié pour des raisons pragmatiques, à distinguer d’une durée de conservation qui s’appuierait sur une règle juridique ou métier. Si durée et délai sont très souvent confondus, ce n’est pas systématique ; ainsi le délai d’utilité administrative des registres de délibérations municipales est de un an d’après une circulaire de 2009, alors que la durée de conservation est bien évidemment indéfinie, ces documents étant le document historique par excellence d’une collectivité territoriale.

Le même Dictionnaire propose une autre entrée pour « tableau d’archivage » : « document réglementaire établi par l’administration centrale des archives décrivant les types de documents produits par une administration, un service, une institution ou dans le cadre d’une fonction administrative, et fixant pour chacun d’entre eux le délai d’utilité administrative, le traitement final ainsi que les modalités de tri à leur appliquer ». La principale différence entre les deux définitions (chacune renvoie à l’autre sans détailler le pourquoi de la distinction) semble tenir dans l’auteur du tableau : n’importe quel organisme pour le « tableau de gestion », l’administration des Archives pour le « tableau d’archivage ». Cependant, la liste des titres des circulaires des Archives de France ne confirme pas cela.

Dans la présentation d’un stage intitulé « Concevoir un tableau de gestion » (programmé en mars 2017), l’Association des archivistes français indique comme objectif du stage de « savoir établir un tableau d’archivage, comprendre son utilité et sa fonction et orga­niser son application » : là, le « tableau d’archivage » n’a manifestement pas le même sens que dans le Dictionnaire de terminologie ci-dessus car le stage s’adresse à tous quand le « tableau d’archivage » devrait être réservé à l’administration centrale des Archives.

Dans le glossaire du Référentiel de gestion des archives, publié par le Comité interministériel aux Archives de France en octobre 2013 (document de présentation de l’intérêt d’une bonne gestion des archives dans l’administration ne comportant aucun tableau relatif au tri et à la conservation), le « tableau de gestion » est défini comme un « document formalisant les règles de gestion du cycle de vie (DUA et sort final) des documents et données produits par un service, rédigé en accord avec les instructions de tri, si elles existent, et validé par la personne en charge du contrôle scientifique et technique compétente ».

Les sites Internet des Archives départementales comportent parfois un glossaire ou au moins une définition du tableau de gestion. Par exemple, pour les Archives du Var : « Il s’agit d’un état de tous les documents, qu’ils soient sous forme papier ou électronique produits et reçus par un service. A ce titre, il reflète l’organisation de ce service. Il sert à gérer les archives courantes (dossiers servant à la gestion quotidienne des affaires, conservés dans les bureaux) et intermédiaires (dossiers n’étant plus d’usage courant mais conservés pour des impératifs de gestion et/ou juridiques à proximité des bureaux). Ainsi, il permet de procéder aux éliminations réglementaires ainsi qu’à l’archivage des archives définitives dites historiques qui seront, à terme versées aux Archives départementales ». Cette définition met en parallèle la destruction des documents périmés et la constitution d’archives historiques mais, malgré l’expression « il sert à gérer les archives courantes », on ne voit pas bien comment il est utilisé par les services producteurs pour autre chose que les éliminations réglementaires, ce qui est très restrictif dans la gestion documentaire et archivistique des services. Le « tableau de gestion » est avant tout et quasi exclusivement un outil d’archivistes.

Pour ma part, j’ai déjà pointé du doigt en 2014 cette ambiguïté dans la finalité du « tableau de gestion » dans le billet « Évaluation et tableau de gestion ». La question est : l’évaluation archivistique (« fonction archivistique fondamentale préalable à l’élaboration d’un tableau d’archivage visant à déterminer l’utilité administrative, l’intérêt historique et le traitement final des documents » selon le Dictionnaire déjà cité) vise-t-elle a produire le « tableau de gestion » ou n’est-ce pas plutôt le « tableau de gestion » qui doit servir de référence pour apprécier la valeur des archives que l’on rencontre ? Sur le terrain, la relation existe dans les deux sens, selon l’opération en cours (organisation en amont, traitement a posteriori). On observe toutefois ici et là la pratique d’élaborer un « tableau de gestion » pour une entité administrative supprimée, pour un fonds clos. Ceci peut surprendre car pourquoi organiser un tableau de référence qui ne servira jamais puisque l’évaluation des archives, dans ce cas de figure, porte sur un « tas » qui ne sera plus alimenté ? Ne s’agit-il pas plutôt d’une opération unique visant à la production d’un inventaire, c’est-à-dire un instrument de recherche, et à l’élaboration de règles de gestion (même si certains documents existant lors de la dissolution du service devront être éliminés à moyen terme).

À noter que l’expression « tableau de gestion » est totalement absente du rapport Une stratégie nationale pour la collecte et l’accès aux archives publiques à l’ère numérique, présenté à la ministre de la Culture par Christine Nougaret en mars 2017 (53 pages).

Quant à la page Wikipédia sur la gestion des documents d’archives, elle dit ceci : « un calendrier de conservation, appelé aussi tableau de tri, fixe la « durée de vie » des documents, en fonction de critères juridiques ou historiques. Il permet de déterminer la valeur d’un document (valeur primaire ou secondaire). La valeur primaire d’un document est la raison pour laquelle le producteur ou le détenteur d’un document doit le conserver pour des motifs administratifs, légaux ou financiers. La valeur secondaire découle de l’intérêt historique d’un document ». C’est l’expression québécoise (calendrier de conservation) qui est privilégiée. Le « tableau de gestion » n’apparaît même pas. Alors, si c’est Wikipédia qui le dit… 😉

 

TABLEAU DE GESTION ET RECORDS MANAGEMENT DOUBLEMENT ANTINOMIQUES

Il ressort de ces différentes définitions, au-delà des nuances, que le « tableau de gestion » est :

  1. un document de référence qui présente en général les documents en suivant l’organisation des services (cf supra: « documents produits par un service », « reflétant l’organisation du service ») ;
  2. qu’il est originellement et majoritairement conçu pour la sélection des archives historiques dans les Archives départementales.

Ces deux caractéristiques du « tableau de gestion » en font très clairement un instrument contraire aux principes fondamentaux du « records management ».

En effet, la démarche de « records management », expliquée dans la norme ISO 15489 parue en français en 2001 :

  1. insiste fortement sur l’exigence d’appréhender les documents à archiver dans le contexte d’une activité ou d’un processus global, et non par service, car chacun sait que les organigrammes bougent (et ils bougent encore plus vite au XXIe siècle qu’à la fin du XXe) ;
  2. exclut les archives historiques de son périmètre documentaire. le périmètre d’application du records management (de l’archivage comme acte managérial), comme l’énonce clairement la norme ISO 15489, est distinct de la sphère des archives historiques ; le records management a pour objectif de piloter le cycle de vie des documents qui engagent une organisation jusqu’à ce que ces documents ne présentent plus d’intérêt pour l’exercice des activités de cette organisation ; en revanche et bien évidemment, la mise en œuvre de ces règles peut prendre en compte la valeur historique des documents, pour les transférer à échéance dans un service d’archives historiques, ou même considérer la valeur historique des a pendant l’écoulement de leur cycle de vie (protection, pérennisation, consultation) ; des indications sur la valeur historique ou sur l’intérêt d’une analyse historienne à échéance de la durée de conservation figurent dans les retention schedules anglo-saxonnes mais l’objectif de ces tableaux est d’abord et avant tout le besoin de l’organisme producteur de disposer des documents archivés pour couvrir un risque contentieux ou répondre à une autorité, ou encore pour conforter la mémoire des équipes métier.

Heureusement, faute d’autres outils méthodologiques disponibles dans la communauté, un certain nombre d’archivistes, connaisseurs de la norme ISO 15489 ou simplement confrontés aux exigences d’archivage de leur entreprise ou de leur organisation, ont « aménagé » le tableau en ajoutant les colonnes et les données nécessaires à la mise en œuvre de durée de conservation et au suivi du cycle de vie des documents à conserver dans l’intérêt des organisations et entreprises propriétaires. Malheureusement il s’agit surtout d’initiatives individuelles (souvent réussies du reste) et je ne vois pas ce qui a été fait pour théoriser ces expériences et produire des modèles de « référentiel de conservation » pour l’ensemble de la profession. Si des études sont réalisées là-dessus, il faut croire qu’elles sont privées ou confidentielles car les réseaux n’en font pas état. Beaucoup d’autres archivistes, hélas, abandonnés à leur triste sort face à des montagnes de papier (et bientôt de fichiers numériques) toujours plus hautes, continuent à se battre avec le sacro-saint « tableau de gestion » sans oser percer l’abcès.

 

ILLUSTRATION

J’observe ce « phénomène » du tableau de gestion d’archives depuis plusieurs décennies, notamment au travers du forum des archivistes (archives-fr) créé sur Yahoo à la fin du XXe siècle (https://fr.groups.yahoo.com/neo/groups/archives-fr/info). On y trouve régulièrement des messages d’archivistes à la recherche de tableaux de gestion existants pour faciliter leurs propres travaux.

J’ai remarqué ces dernières années une tendance à des recherches de tableaux de gestion de plus en plus spécifiques. On pourra m’objecter que les questions généralistes étant déjà traitées, les archivistes sont naturellement conduits à s’intéresser à des sujets plus pointus ; certes, mais tout de même, le domaine de plus en plus resserré de la recherche et surtout l’exposé des motifs de la recherche interpellent.

J’ai constitué au fil de l’eau un petit corpus de la cinquantaine de recherches de tableaux de gestion des six dernières années. Elles concernent notamment :

  • une épicerie sociale (novembre 2011)
  • les ludothèques (janvier 2012)
  • un abattoir municipal (décembre 2012)
  • les ordures ménagères (mars 2013)
  • les aires d’accueil pour les gens du voyage (avril 2013)
  • les délégations territoriales de l’Agence nationale pour la rénovation urbaine (juillet 2013)
  • une école des Beaux-Arts (septembre 2013)
  • un syndicat intercommunal pour l’éclairage public (octobre 2013)
  • les plans locaux pour l’insertion et l’emploi (avril 2015)
  • les maisons de justice et du droit (juin 2015)
  • un crématorium (juin 2016)
  • un service municipal Information & Jeunesse (juillet 2016)
  • une association conventionnée du secteur pénal (octobre 2016)
  • les dossiers de licences de spectacles dans les DRAC (novembre 2016)
  • une association départementale de parents et amis de personnes handicapées mentales (juin 2017)
  • les activités périscolaires (juillet 2017)
  • une piscine (juillet 2017).

Si on lit de plus près les messages des archivistes, confirmés ou stagiaires, à l’origine de ces demandes, on ne peut qu’être surpris du caractère relativement passif de la demande qui se résume en général à : « dans le cadre du traitement d’un fonds d’archives en cours, je cherche un tableau de gestion sur… ». Parfois, le demandeur précise qu’il a cherché une circulaire sur sa thématique mais n’en a pas trouvé, ou bien que celle-ci n’était pas assez détaillée. Dans quelques cas, il est indiqué que « nous avons été sollicités pour établir un tableau de gestion pour… » sans autre exposé de contexte ou de démarche.

Le flou de la finalité du « tableau de gestion » (sélection des archives historiques ou gestion du cycle de vie des documents d’un organisme) transpire de cet inventaire à la Prévert. On sent de manière sous-jacente , derrière l’archiviste, le besoin des services producteurs d’archiver, de conserver ou de détruire leurs dossiers. Pourtant l’appel à l’aide au « tableau de gestion » semble figé dans son expression.

Ce qui me frappe avant tout dans ce corpus, c’est l’absence de la notion de risque qui est pourtant le b-a-ba de l’évaluation des dossiers administratifs du point de vue du producteur, selon les principes du records management : on devrait logiquement mettre en archives ce qui mérite d’être conservé pour couvrir un risque demain ou après-demain, pour assurer sa responsabilité face à un tiers, pour conforter ses droits, pour prouver sa conformité à la réglementation (et non les dossiers accumulés qui ne servent plus). Cette préoccupation légitime et naturelle d’une entité juridique apparaît déconnectée du « tableau de gestion d’archives ».

Or, le simple fait de poser cette question du risque (à conserver ou à détruire les dossiers) permettrait de savoir, dans la majorité des cas, s’il faut archiver les documents ou non. La question de la conservation historique doit être décorrélée de la gestion de l’archivage dans le service, aujourd’hui plus encore qu’hier car aujourd’hui la production documentaire dans son ensemble est déréglée, tandis qu’autrefois (il y a cinquante ou trente ans) les archivistes pouvaient encore se fier à la rigueur administrative des services pour une production de qualité sur laquelle ils pouvaient sereinement poser une analyse historique.

Je déplore également l’absence récurrente d’une vision globale des activités d’une entité juridique responsable, comme si on oubliait que le contour d’un fonds d’archives est la responsabilité juridique d’une organisation et non le cadre du bureau du sous-service de la direction du département de… Ceci transparaît également dans la présentation, au même niveau, de documents majeurs en termes de risque et de documents internes de valeur secondaire, comme si toutes les archives se valaient. Un message met ainsi sur le même plan un « compte rendu de réunion d’expression libre » et « le PV de réunion du CHSCT ». À la décharge de l’archiviste, la pression du discours public ambiant, extrapolé de la définition légale des archives, qui veut que tout soit archives, même le moindre post-it…

Enfin, je déplore le manque d’esprit critique, tout au moins dans le corpus étudié. Un seul message « ose » s’interroger sur le bien-fondé d’une règle existante qui semble inadaptée à son environnement ; l’archiviste écrit : « Je m’interroge cependant sur l’opportunité de la conservation intégrale de ces documents [registres de brocanteurs], qui sont finalement assez volumineux ». Oui, la valeur d’archives historiques d’un document n’est pas figée sur son intitulé ; le volume, le contenu, le contexte, etc. jouent un rôle dans l’espace et dans le temps. L’archivistique doit aussi analyser cela.

CONCLUSION

Il y a réellement un malaise autour de ces « tableaux de gestion ». Ce malaise est dû au flou entretenu collectivement sur sa finalité. C’est aujourd’hui un outil bâtard qui fait marcher les archivistes de guingois. Un des messages postés sur le forum archives-fr l’an dernier est révélateur de ce flou : une archiviste écrit : « notre groupe de travail propre d’ajouter une colonne RM [records management] au traditionnel tableau de gestion des archives » pour « l’identification des documents pouvant être qualifiés de « records » ». J’avoue que j’en suis restée comme deux ronds de flan…

Il y a surtout une grande lacune de théorie et de formation archivistiques pour adapter la profession au contexte de la société de l’information.

Naguère (il y a quelques décennies), le plus gros contingent d’archivistes travaillaient dans les archives départementales ; il y a longtemps que les communes, les établissements publics, les syndicats, les agences, les associations, etc. regroupent les plus gros effectifs d’archivistes et que, dans ces structures-là, le besoin de maîtriser la masse documentaire, le besoin d’accompagner le cycle de vie des documents engageants l’organisme et le besoin d’être conforme à la réglementation sont prioritaires à l’identification des archives historiques. Prioritaire ne veut pas dire que les archives historiques de ces organismes n’auraient pas d’importance mais simplement qu’il ne faut pas mettre la charrue avant les bœufs. L’archivage managérial doit passer avant la sélection des archives historiques.

Dans la plupart des organisations, publiques et privées, on en est encore, pour la gestion des risques informationnels, au degré zéro de l’archivage. On laisse s’entasser les produits et sous-produits documentaires des activités sans prise de conscience de la valeur des traces écrites validées et diffusées, sans prise de conscience du risque attaché à cette diffusion, sans prise de conscience du fait que toute diffusion d’un écrit, en interne ou à l’extérieur, engage son émetteur. On appelle « archives », d’un mot aussi usurpé que vague, ces tas de documents et de données et, la masse étant finalement trop lourde, on finit par se dire qu’on devrait trier avant de jeter tout ce fatras, papier ou numérique. Et tout le monde, producteurs impénitents et trieurs invétérés, semble s’en accommoder comme d’une fatalité. Non, ce n’est pas une fatalité ! L’archivistique, c’est autre chose. Encore faudrait-il définir et accepter des objectifs plus ambitieux et mieux intégrés dans la vie des organisations.

Le « tableau de gestion d’archives » a vraiment besoin qu’on lui secoue les bretelles, tout au moins qu’on lui secoue les colonnes ! Il ne faudrait pas que la nouvelle génération d’archivistes continuent de s’y attacher comme à une bouée de sauvetage dans l’océan archivistique, car cela finirait vite en une profession qui dérive loin du continent des réalités…

Post-scriptum : Je n’ai pas eu particulièrement de plaisir à écrire cet article (personnellement, j’ai résolu le problème depuis un bon moment avec la méthode Arcateg) mais j’alimente ce blog conformément aux critères qui me l’on fait créer en 2013. Ceci dit, j’aurais aimé que ce sujet de fond soit l’objet (provocation en moins, bien entendu) d’un mémoire de master d’un étudiant en archivistique. Il n’est pas interdit de rêver…

Différence entre numérisation et dématérialisation

Une jeune collègue me demande la différence entre les deux mots numérisation et dématérialisation. Je lui réponds ici d’autant plus volontiers que j’ai exposé maintes fois ces concepts dans mes cours.

La définition des mots n’est jamais simple et toujours évolutive.

Quand on cherche la définition d’un terme, le premier geste est logiquement de consulter un dictionnaire de langue ou un glossaire du domaine concerné. Cependant, si l’étymologie et l’analyse a posteriori de l’emploi de tel ou tel mot dans la littérature est peu contestable, les définitions proposées par les ouvrages ou documents de références existants ne donnent pas toujours satisfaction, pour différentes raisons : désuétude par rapport à l’évolution du concept et aux nouveaux usages, formulation linguistiquement ambiguë, vision partielle (assumée ou non), énoncé partial.

La numérisation

La numérisation est l’opération technique qui consiste à transférer le contenu et les caractéristiques formelles d’un document sur support papier ou film vers un support numérique. Cette opération se fait en général par le biais d’un scanner qui restitue une image point par point du document d’origine, en noir et blanc ou en couleur. Une autre technique de numérisation, moins fréquente et qui concerne surtout les plans, est la vectorisation qui base la transposition sur le calcul des coordonnées de chaque trait du dessin, permettant ainsi, lors de l’agrandissement de l’image, d’avoir toujours une définition parfaite, alors que l’image issue du scan perd de la netteté au fur et à mesure que l’on zoome (sauf en cas de haute définition).

Dans le langage courant, numériser équivaut à scanner. Le format le plus courant est le PDF mais il existe d’autres formats de données, notamment le TIFF (dans l’éditique par exemple) et le format image JPEG.

Se greffent ensuite sur le scan diverses technologies de traitement de l’image. La plus significative est la reconnaissance de caractères (OCR) qui retransforme l’image d’un texte en mots pour faciliter la recherche d’information et l’indexation.

La numérisation de documents papier ou film pose la question du retour sur investissement de l’opération qui peut se trouver :

  • dans une plus grande rapidité de traitement d’une l’information partagée ou d’accès à l’information dès lors qu’elle est en ligne et non plus dans des archives papier éloignées ;
  • ou bien dans le fait que l’état du support initial était tellement dégradé que la numérisation était le seul moyen de le préserver (cas de vidéos analogiques par exemple) ;
  • ou bien encore dans le gain du stockage papier (dans le cas où les documents papier sont détruits après scan) ; malheureusement, le devenir des papiers numérisés n’est pas toujours pris en compte au début de l’opération, ceci conduisant parfois à des incohérences.

Il y a une dizaine d’années, j’ai décrit la numérisation comme un épiphénomène dans l’histoire des techniques et des technologies, un procédé utilisé pendant trois décennies environ, entre les années 1980 et les années 2010. Je le pense toujours.

En effet, la numérisation s’oppose en quelque sorte à la production native de documents numériques, c’est-à-dire sans passer par la case papier. Alors que l’écrit électronique est reconnu par le droit européen depuis 1999, il faudra bien cesser un jour de fabriquer des documents papier pour les scanner, sans parler d’imprimer ensuite les scans…

La dématérialisation

Face au procédé technique de numérisation qui vise un stock ou un flux de documents, le terme dématérialisation est assez général, assez large et surtout ambigu, avec des définitions conceptuelles ou globales (voir plus loin un échantillon de définitions).

« La dématérialisation consiste à substituer à un produit physique existant, un produit n’ayant aucune existence physique ou un service » écrit Gilles de Chezelles dans son livre La dématérialisation des échanges (Hermes Science Publishing, Lavoisier, 2007). Autre explication (sur le site http://www.infogreffe.fr) : « La dématérialisation a pour objet de gérer de façon totalement électronique des données ou des documents métier (correspondances, contrats, factures, brochures, contenus techniques, supports administratifs,…) qui transitent dans les entreprises et/ou dans le cadre d’échanges avec des partenaires (administrations, clients, fournisseurs). »

La dématérialisation peut donc inclure (et inclut souvent dans le langage des utilisateurs) la numérisation mais peut aussi exclure tout lien avec un support analogique et ne manipuler que des données.

À vrai dire, je n’aime pas le mot dématérialisation. En exagérant à peine, je l’accuserais même d’avoir depuis vingt ans, paradoxalement, freiné le passage de la société au numérique dont tout le monde parle et qui va bien finir par arriver.

En effet, l’utilisation à tout va du mot « dématérialisation » pour désigner tantôt la numérisation de stocks de papier, tantôt une révision de processus pour une production numérique native des traces et des informations (soit deux démarches bien différentes dans le fonctionnement d’une organisation) est perverse. Elle est perverse car elle est anti-pédagogique : non seulement, elle n’aide pas l’utilisateur à bien distinguer les deux actions dont l’une (le numérique natif) a plus d’avenir que l’autre (le scan), mais encore elle ralentit les projets de production numérique en mobilisant certaines organisations sur des projets de scan à court terme, voire elle favorise le maintien de la production de « papier à scanner » au sein d’un cercle vicieux.

La « vraie dématérialisation » est évidemment celle du cercle vertueux qui conduit à penser numérique, à mieux comprendre les technologies numériques pour mieux les utiliser comme support ou vecteur de l’information, plutôt que continuer à « penser papier » et à tordre la technologie pour qu’elle s’adapte à cette pensée, ce qui est d’une certaine manière contre-nature (à supposer que la technologie ait une nature…) ou qui, du moins, ne va pas dans le sens de l’histoire.

Autrement dit, la « vraie dématérialisation » est la dématérialisation des processus.

Digitalisation est un anglicisme qui est employé aussi bien pour numérisation que pour dématérialisation, ce qui entretient un peu plus la confusion…

En résumé, et indépendamment des mots, il convient de faire la différence entre, d’une part, l’action de transformer un objet analogique en objet numérique et, d’autre part, la démarche de concevoir un système fiable de production, diffusion et conservation de documents (au sens large d’objets d’information qui supportent un contenu qui informe sur un fait ou une idée) nativement numériques.

Annexe. Quelques définitions de dématérialisation

Wikipédia, début de l’article Dématérialisation

La dématérialisation est le remplacement dans une entreprise ou une organisation de ses supports d’informations matériels (souvent en papier) par des fichiers informatiques et des ordinateurs. On parle aussi d’informatisation ou de numérisation car la substitution du papier par l’électronique n’est jamais complète (voir la section « Aspects environnementaux »), la création d’un « bureau sans papier » ou « zéro papier » étant encore une utopie.

Nouveau glossaire de l’archivage, Marie-Anne Chabin (2010)

Dématérialisation / Electronic data processing : Opération visant à ce que les documents gérés aujourd’hui sous forme papier le soit demain sous forme électronique, soit par le biais d’une opération de numérisation, soit par la révision des processus de production et de gestion de l’information.

Vade-mecum juridique de la dématérialisation des documents (FNTC), 7e édition (2015)

L’introduction commence par ces mots : « La dématérialisation des documents et des échanges se généralise pour tous les domaines de la vie des entreprises, des autorités administratives et des citoyens : contrats commerciaux et de consommation, documents des entreprises (factures, bulletins de paie, documents RH, …), coffres forts électroniques,  marchés publics, TVA, impôt sur le revenu, documents douaniers, téléservices, en passant par le vote dans les assemblées générales d’actionnaires ou les élections des instances représentatives du personnel (IRP). »

Il est précisé plus loin : « Si l’on s’interroge sur la notion de dématérialisation, elle consiste en la transformation d’un document ou d’un flux de documents papiers, ainsi que les traitements qui lui sont appliqués, en document, flux et traitements numériques. Pour atteindre cet objectif, la dématérialisation cherche à conserver en électronique une valeur juridique équivalente aux documents papier, quels que soient leur support et leur moyen de transmission, ainsi que leurs modalités d’archivage. »

Normes NF Z42-013 et NF Z42-026

L’introduction de la future nouvelle norme NF Z42-026 (« Définition et spécifications des prestations de numérisation fidèle de documents sur support papier et contrôle de ces prestations », 2017) débute par : « Aujourd’hui, de plus en plus d’applications de dématérialisation de processus administratifs ou de mises à disposition de documents via Internet sont utilisées. Une part non négligeable de ces applications repose sur des opérations de numérisation pour convertir des documents sur support papier en documents numériques et produire ainsi des copies électroniques. » mais le mot n’est pas défini.

À noter que le mot « dématérialisation » n’apparaît pas une seule fois dans la norme NF Z42-013 (Spécifications relatives à la conception et à l’exploitation de systèmes informatiques en vue d’assurer la conservation et l’intégrité des documents stockés dans ces systèmes).

Qu’est-ce qu’un document d’archives ?

Récemment, dans un réseau social, réagissant à un post de Benjamin Suc sur les fonds d’archives audiovisuelles, une jeune juriste exprimait sa gêne face à l’expression « document d’archives » dans la discipline archivistique, et son choix de ne pas l’utiliser. Ceci est assez surprenant. Il est vrai que, avec la dérégulation de la terminologie archivistique ces dernières années, on peut comprendre que certaines personnes soient déroutées. Une bonne occasion, finalement, de revenir sur cette expression et son sens.

Le singulier du mot archives

Le Dictionnaire des archives, français-anglais-allemand : de l’archivage aux systèmes d’information, publié en 1991 par l’AFNOR et l’École nationale des chartes, donne pour « document d’archives » la définition suivante : « Écrit ou enregistrement qui par lui-même ou par son support a une valeur probatoire ou informative. Singulier du mot archives ». Cette dernière expression (singulier du mot archives), aussi concise que percutante, a été proposée à l’époque par Marie-Claude Delmas qui, avec Hervé L’Huillier et moi-même, constituait le groupe de travail de préparation du dictionnaire, sous l’égide de Bruno Delmas. Près de trente ans plus tard, je la trouve toujours excellente et peut-être plus importante que naguère dans un monde qui ne cesse de se focaliser sur l’élément d’information décontextualisé au détriment du groupe, de l’ensemble cohérent, autrement dit du fonds.

Revenons à chacun des deux termes de l’expression : document et archives. Continuer la lecture

Combien trente ans de vie municipale représentent-ils de mètres linéaires d’archives?

J’aime qu’on me pose des questions. Surtout des questions que je ne me suis pas vraiment posée moi-même mais dont la réponse cependant m’intéresse.

Après la question d’un marchand d’autographe sur l’imprescriptibilité des documents d’archives publiques, j’ai été récemment interrogée par une architecte qui, répondant à un concours pour la réhabilitation d’un bâtiment communal ancien en « bâtiment d’archivage », cherchait à savoir « ce que représente en ml d’archives 30 années d’archivage pour une municipalité ».

J’ai immédiatement pensé au temps de refroidissement du canon…

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