Traduction du terme anglais « record »

Publié par Marie-Anne Chabin, le 25 septembre 2013

J’ai été choquée ce début de semaine par le titre et une ou deux phrases du dernier billet d’Arnaud HULSTAERT, billet par ailleurs tout à fait pertinent et dont, nonobstant ce billet-ci, je recommande la lecture : http://blogresearch.smalsrech.be/?p=5983.

Le titre : Gestion des documents d’activité : enjeux documentaires et fonctionnels.

Les phrases :

1/ « …tout d’abord d’identifier les documents qui sont engageants pour l’organisme, documents que l’on qualifiera de documents d’activité conformément à la nouvelle norme en la matière (ISO 30300) ».

[Je tiens d’emblée à rectifier cette expression fautive: il n’y  a pas de nouvelle norme qui imposerait les « documents d’activité » comme on impose une nouvelle monnaie ou un nouvel impôt; il y a juste une mauvaise traduction AFNOR d’une très bonne norme ISO qui poursuit son activité pluridécennale de normalisation sur le « records management » autrement dit une gestion managériale de l’archivage.]

2/ « Les documents d’activité ont une valeur probante importante ».

Trois choses me choquent dans cette affaire que je veux exprimer avant de revenir à la fin de ce billet sur le sens de « record ».

Les records sont des documents qui engagent

La première chose qui m’a choquée est d’avoir vu cette expression diffusée sur le groupe Linkedin du CR2PA (Club des responsables de politiques et projets d’archivage) où l’expression documents engageants est assez naturelle et l’expression « documents d’activité » notoirement inexistante ; voir en particulier le livre blanc «Archivage des mails : l’utilisateur face aux mails qui engagent l’entreprise» rédigé en 2009 sous la houlette de Daniel COLAS : http://blog.cr2pa.fr/publications/.

Pour être dans l’actualité, nous discutions ce matin même avec le DSI d’une entreprise de 10000 collaborateurs, sans aucun projet d’archivage à cette heure, qui a eu cette formule : « La messagerie est de plus en plus utilisée pour engager l’entreprise ». Si ce n’est pas ce que les Anglo-saxons appellent « e-mails records », je veux bien être pendue !

« Documents d’activité » est une erreur de traduction

La seconde chose est que l’expression « documents d’activité » ne traduit pas la notion anglo-saxonne de record. Je ne suis pas a priori contre les inventions linguistiques (j’en commets suffisamment) mais encore faut-il que les mots évoquent quelque chose, qu’ils servent à faire comprendre le concept. Or, ce n’est pas le cas. Cette expression n’a aucun relief pour aider les entreprises et les organismes à comprendre les enjeux de l’archivage.

Je m’en suis déjà plusieurs expliquée dans au moins trois écrits ; je ne fais donc que renvoyer à ces trois sources :

Pétition d’octobre 2010 contre la traduction française des normes ISO/DIS 30300 et 30301 proposée par l’Afnor (CN11)

Billet Traductibilité (octobre 2011)

Article Le records management : concepts et usages, avril 2012

Oser prendre parti

La troisième chose qui me choque se situe en dehors de l’archivistique et de l’archivage. C’est le conformisme craintif face à des textes issus d’organisme de normalisation qui se révèlent incompréhensibles et confusionnels ? Pourquoi, si une traduction de norme n’est pas explicite et n’est pas comprise, veut-on s’obstiner à s’y conformer ? Je ne m’explique pas cette attitude qui consiste à adopter une expression que l’on ne cautionne pas (en l’occurrence les documents d’activité) tout en la faisant suivre d’une autre expression explicite (en l’occurrence les documents engageants) pour être compris, surtout quand on sait que ledit organisme de normalisation a délibérément rejeté l’expression « documents engageants » en 2010.

Ces commissions de normalisation sont constituées d’un petit groupe de professionnels dont la représentativité (et donc la légitimité) me paraît de plus ou plus difficile à démontrer. Ces professionnels peuvent avoir raison ; ils peuvent aussi se tromper. Des siècles de peinture ont représenté Moïse avec des cornes à cause d’une erreur de traduction de saint Jérôme dans la Vulgate. C’est sympathique, cela alimente la petite histoire mais est-ce un modèle à suivre dans les textes de références qui organisent la gestion documentaire et l’archivage ? Tout respectable qu’il soit, le bon saint Jérôme a néanmoins commis une erreur…

Je renvoie aussi aux commentaires de Richard CAZENEUVE et de Nathalie MORAND-KHALIFA lors de la même discussion sur notre groupe Linkedin.

Records et non records

La question de fond est la compréhension de ce qu’est un « record ». Si les gens savaient faire la différence entre records et non records, l’archivage se porterait mieux en France. Or, on n’est loin du compte. J’en veux pour preuve toutes les sottises archivistiques que j’ai pu lire sous la plume de société de conseil, de prestataires mais aussi d’archivistes, tandis que les autorités de l’État (CNIL, Archives de France) surfent sur le sujet dans l’aborder…

On peut s’exprimer maladroitement – je ne prétends pas être toujours claire et explicite – mais avec les « documents d’activité », trop, c’est trop!

Ce qui est important dans un « record », c’est sa valeur de responsabilité, ce qu’il trace, ce qu’il prouve et qui justifiera une action future, ce qu’il dit que d’autres documents ne disent pas, etc., ce qui fait que ce document doit être classé dans les archives (pour utiliser une terminologie ancienne mais saine) ou doit être capturé et enregistré (recorded) dans le système d’archivage électronique (formulation de ce siècle).

L’enjeu de l’archivage est de faire la distinction entre ce qui doit être archivé et ce qui ne doit pas être archivé, entre les documents qui engagent la responsabilité et la mémoire institutionnelle (autrement dit la responsabilité de l’entreprise aujourd’hui vis-à-vis de l’entreprise demain), et les documents sans intérêt pour la constitution de cette mémoire.

L’environnement numérique a provoqué une inflation sans précédent des données avec X versions et Y copies de sorte que moins de 20 % des documents/données mérite d’être archivé, et donc 80% doit être détruit. Le tsunami numérique, pour reprendre l’expression du CR2PA, met cette distinction entre documents à archiver / documents à ne pas archiver au cœur du processus d’archivage. Le problème n’est pas l’activité dont l’information procède. Le problème est le statut probant ou original du document face aux informations inéligibles au statut d’archives (pour la dimension « archives historiques », voir le premier billet de ce blog).

Dans les guides anglo-saxons pour le records management, on distingue volontiers les records des non records, les documents à archiver des documents qu’il n’y a pas lieu d’archiver.

Voici un exemple de ces non records, extraits du site de l’État du Colorado

« Il n’y a aucune obligation de conserver les types de documents suivants; ils peuvent être détruits dès qu’ils n’ont plus d’utilité pour leur détenteur :

  • Journaux et imprimés reçus de l’extérieur, publicité commerciale
  • Copies de correspondance, etc. n’ayant qu’une valeur de diffusion
  • Bordereaux d’envoi sans information additionnelle
  • Notes et mémos qui ne tracent aucune responsabilité
  • Brouillons des lettres, notes, rapports, etc. qui ne comportent pas d’éléments significatifs pour la production des documents engageants.
  • Fiches de circulation des documents, post-it, mémos
  • Stocks de publications périmés.
  • Messages téléphoniques sans valeur ajoutée.
  • Livres ou objets de musée acquis à des fins culturelles.
  • Copies de documents déjà archivés.
  • Notes manuscrites ou enregistrements qui ont été transcrits.
  • Documents temporaires ou intermédiaires sans lien avec la décision. »

Cette liste que j’utilise très volontiers dans mes cours has been updated on the website and is downloadable here.

On voit bien là que ce qui est essentiel pour traduire la notion de record est la valeur de preuve ou de trace que porte ou non le document considéré.

En résumé, je pense sincèrement que les documents d’activité sont :

  1. une erreur de traduction,
  2. une ineptie,
  3. un parasite dans les projets d’archivage.

Il y aurait encore beaucoup à dire sur le sujet mais il faut en garder pour la prochaine fois…

11 réflexions sur « Traduction du terme anglais « record » »

  1. Plus aucune trace de documents d’activités dans mes cours et autres productions, chère Marie-Anne. Mais je me dois d’expliquer aux étudiants et stagiaires que certains l’emploient encore, à tort évidemment…

    Bref, les missi archivarii sont en route! @tantôt.

    • Merci Christophe, ton soutien compte beaucoup pour moi !
      Dans notre monde un peu groggy (la pression du tout et du rien, l’immédiateté qui empêche de réfléchir), un peu de polémique a toujours du bon si elle permet un débat qu’on ne prend pas le temps de tenir. De ce point de vue, je remercie aussi Arnaud Hulstaert qui m’a réveillée…
      À noter que le sujet divise aussi nos amis Québécois.
      Ce que je retiens des échanges est que la question s’est déplacée : ce n’est plus tellement la question proprement dite de la traduction de « record » qui est en cause ; après tout, chacun est libre d’interpréter un texte, « Traduttore, traditore »… ; le point de discussion, est aujourd’hui : comment et pourquoi les utilisateurs qui n’approuvent pas l’expression suggérée par un organisme de normalisation se sentent à ce point obligés de l’appliquer. Si quelqu’un peut m’expliquer le phénomène…

        • 😉
          J’ai ouï dire dans mon jeune temps que saint Grégoire était un des patrons des archivistes (il y en a plusieurs). J’espère que ça n’a rien à voir…

          • La question mérite réflexion. Je précise qu’il s’agit de saint Grégoire de Tours.
            Il y a peut-être une dimension spirituelle qui nous échappe.
            Le salut des ouailles passerait-il par la norme ? La conformité à la norme procure peut-être une indulgence… Pour ma part, je reconnais que je n’en montre pas (de l’indulgence) sur ce coup-là.

  2. Je trouve que l’expression « documents engageants » est explicite, claire et facile à comprendre pour nos nombreux collaborateurs néophytes en gestion documentaire. Je vais intégrer cette expression dès maintenant dans mes communications avec la clientèle.

  3. D’autant que ce terme prête à rêver : s’il ya des « documents d’activité » dans les entreprises, c’est donc qu’on les distingue des autres. Il y a aurait donc des documents d’inactivité? Des documents de repos? Des documents de paresse?Des documents de sommeil?J’aime l’idée qu’il y a dans nos entreprises des documents luxueusement lovés sur des coussins, sirotant des rafraichissements pendant que d’autres déploient leur activité.

    • Le terme exact serait sans doute « documents d’oisiveté » : cela se dit otium en latin, dont l’antonyme est negotium (affaires, commerce et, justement, activité).
      Et j’ai déjà vu souvent des dossiers suspendus dans des hamacs…

      • Inactivité, paresse, oisiveté…. La luxure n’est pas loin 😉
        Ça me rappelle le kamasutra archival : « … des écrits de tous poils s’enlacent, s’entrelacent et se prélassent dans des chemises de couleur. À l’étage,… lire le début et la suite.

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