Archiver, après ? Marie-Anne Chabin, Djakarta, 2007

Chapitre 6 – Désarchiver

Savoir détruire les archives inutilesS’il est incommode d’être pauvre, il est ridicule et superflu d’être très riche
Marie Curie

Archiver. Mettre en archive. Action volontaire de placer un objet d’information dans un lieu sûr et contrôlé dans le but de pouvoir l’y retrouver ultérieurement afin de restituer les faits passés et d’en tirer argument ou connaissance.

C’est la valeur de l’information, sa valeur absolue et sa valeur relative, qui commande sa mise en sécurité dans un lieu ou un système. Cette assertion a trois corollaires.

Le premier est qu’il ne convient pas d’interpréter l’archivage comme l’acceptation que toute information mise dans ce lieu ou dans ce système est de facto une archive. L’effet ne doit pas être confondu avec la cause. S’aliter et absorber des médicaments n’est pas une condition suffisante pour être malade !

Deuxièmement, si une information est porteuse d’une valeur de preuve, de trace ou de mémoire mais qu’elle n’est pas placée dans ce lieu ou ce système à même de la préserver, cela ne lui retire pas sa valeur ou son statut intrinsèque d’archive. C’est dans ce sens, qui rejoint dans une certaine mesure celui de la définition légale française des archives[1], que l’on peut avoir des « archives non archivées ».

Le troisième corollaire est que si cette valeur de conservation se perd, le statut d’archive se perd également et que, dès lors, le maintien dans une structure dédiée à la conservation ne se justifie pas. Les informations qui ont perdu ce statut d’archive doivent logiquement sortir du lieu ou du système où elles n’ont plus rien à faire. Elles doivent être « désarchivées ».

 

Variations sur un néologisme

Désarchiver, dans ce sens de soustraction définitive d’une information archivée à la structure d’archivage, est un néologisme qui émerge doucement. On pourrait presque s’étonner que le verbe ne soit pas largement répandu.

En effet, la construction du mot n’a rien d’inhabituel : on archive puis on annule l’opération, autrement dit on « dés-archive ». D’autant plus que le fait de désarchiver est parfaitement banal ; l’action de retirer définitivement des documents ou des données périmées à des fonds d’archives se pratique quotidiennement, dans les entreprises, dans l’administration, dans les familles, dans les services d’archives et dans les directions informatiques. Simplement on l’appelle autrement : suppression, destruction, élimination, purge, épuration, voire simplement tri ou rangement, avec des nuances selon les utilisateurs.

Élimination est le terme en usage chez les archivistes pour désigner l’acte de retirer aux documents leur statut d’archives et donc les charges qui y sont attachées, à savoir l’obligation de conservation et le droit d’accès. La destruction est l’acte physique d’anéantissement de l’objet matériel, par déchiquetage, broyage, recyclage ou tout autre moyen approprié. Élimination et destruction visent respectivement la décision et sa mise en œuvre. Le responsable des contenus signe un « bordereau d’élimination » tandis que le technicien qui procédera à la destruction physique signe un « bon de destruction ». Suppression s’utilise plutôt dans l’environnement électronique et renvoie essentiellement à la visibilité que l’utilisateur a de l’information : je n’ai plus besoin de l’information, je la supprime ; dès lors, je ne la vois plus, elle n’existe plus pour moi bien que rien ne garantisse qu’elle ne subsiste pas quelque part. Les mots purge et épuration sont utilisés pour la réduction du volume de données numériques stockés dans des mémoires et qui ne sont plus consultés, selon un critère purement temporel, sans distinguer ce qui a été archivé sciemment de ce qui s’est entassé là par défaut. De même, tri et rangement s’appliquent aussi bien à la documentation qui a déjà été archivée qu’aux papiers « bruts » dont une partie sera positivement et délibérément conservée tandis que l’autre sera vouée à la disparition.

Mais dans tous les cas, ce sont des mots communs qui ne sont pas propres à la matière archives et l’idée de disposer d’un terme particulier pour un geste lui-même très particulier n’est pas saugrenue. Ceci dit, le verbe désarchiver existe, non pas dans les dictionnaires de la langue française mais dans le vocabulaire des informaticiens, avec un autre sens toutefois. Désarchiver signifie « extraire un ou des fichiers d’une archive, pour le(s) consulter ou le(s) modifier »[2] ou, pour être plus précis « télécharger la copie d’un fichier stocké dans une base de données accessible par Internet, dans le but de rendre ce fichier utilisable sur l’ordinateur du client »[3]. Désarchivage est dans ce cas synonyme de récupération des données pour un utilisateur.

Cette définition de désarchivage peut surprendre, d’abord parce que l’idée de modifier l’information archivée est contraire à la définition même d’archive ; en effet, le propre d’une archive qui trace un fait à une date donnée est de ne pas être modifiable, faute de quoi la date de la trace ne serait plus vraie et, conséquemment, la trace elle-même ne serait plus fiable. Ensuite, la récupération des données n’induit ou n’envisage aucune action de suppression, sans l’interdire non plus d’ailleurs.

Ce désarchivage-là est formé à partir du substantif « archive », au singulier, qui désigne, dans une acception anglo-saxonne et informatique, un grand fichier destiné à recevoir plusieurs autres fichiers, le plus souvent sous forme comprimée, dans le but d’éviter la saturation des réseaux. Dans ce contexte-là, désarchiver est très clair : il s’agit de retirer des données de l’archive, c’est-à-dire de leur lieu de stockage.

L’autre composante du mot est le suffixe latin « de- ». Or, celui-ci renvoie soit à l’éloignement (déboutonner, décrocher, déterrer), soit à la privation d’un état (détricoter, désamianter, déclassifier). D’un point de vue grammatical, les deux « désarchivages », le déplacement et le changement d’état, sont donc corrects. Mais la question est plus large qu’un simple choix de vocabulaire car il s’agit de savoir de quel objet on parle et comment on le gère. Prenons l’exemple d’un contrat de travail archivé par un employeur. D’un côté, on a un objet physique, un dossier ou un fichier qui est localisé quelque part et dont on suit, le cas échéant, les déplacements. De l’autre, on a un objet logique, un document, qui présente une valeur pour certains utilisateurs pendant un certain temps. Le système d’archivage doit contrôler les allées-venues du dossier et l’accès au fichier en fonction des autorisations définies ; son rôle est de veiller à l’intégrité physique des données et d’assurer la traçabilité des documents. Le système doit aussi garantir que le contenu du document n’est pas modifié et ne le sera pas tant que dure l’obligation ou le besoin de le conserver ; autrement dit, il doit préserver l’intégrité archivistique des éléments archivés jusqu’au désarchivage logique.

La gestion des supports et la gestion des contenus ont chacune leur logique, relevant de méthodes et de techniques distinctes, mais n’ont pas de sens l’une sans l’autre. Or, comme la démarche d’archivage est dictée par les contenus, la gestion des supports se doit d’intégrer les exigences portées par les contenus. Ainsi, si un fichier électronique subit quelques modifications à la suite d’une consultation, d’une manipulation ou d’un changement de support, celles-ci ne porteront à conséquence que si elles induisent une déformation de la valeur de l’information que représente ce fichier ; dans le cas contraire, elles s’assimilent à une variation innocente du support. De la même façon, un dossier papier remis pour consultation à un utilisateur puis rangé à sa place dans les rayonnages d’archives, pourra soit avoir été maculé ou déchiré au point que son contenu s’en trouve modifié, soit être « simplement » agrémenté de quelques empreintes digitales supplémentaires ou de quelques microorganismes sans que son authenticité ni sa fiabilité en soient remises en cause.

Cette ambiguïté possible entre la gestion physique et la gestion logique des archives se trouve déjà dans une autre expression du langage courant des archivistes quand, après qu’un usager ou un lecteur a achevé la consultation des articles mis à sa disposition, ils disent procéder à la « réintégration » des documents. Du point de vue de l’intégrité du fonds d’archives, le mot est abusif car elle n’a jamais été mise en danger puisque les documents sont normalement restés sous contrôle pendant toute la durée de la consultation. Réintégrer des archives après la consultation ne porte que sur l’intégrité physique, momentanément écornée par l’éloignement de quelques cartons. En revanche, le mot réintégration est employé à bon droit (et c’est la définition que retiennent les glossaires archivistiques) lorsqu’un document soustrait indûment à son fonds organique, c’est-à-dire perdu ou volé, est retrouvé et restitué à son environnement archival d’origine.

Désarchiver ne signifie pas systématiquement éliminer ou détruire. La sortie définitive du périmètre d’archives peut aussi prendre la forme d’un transfert des archives vers un autre propriétaire ou un centre d’archives historiques. C’est le cas, par exemple, lorsque la veuve d’un architecte fait don à l’Institut français d’architecture des dossiers et des plans de son défunt mari.

Inversement, la destruction d’archives n’est pas systématiquement le résultat d’un désarchivage. Elle peut être la conséquence d’une catastrophe naturelle (les inondations de Prague en 2002), de la guerre (en Irak), de la malveillance (l’incendie d’un dépôt d’archives en août 1997 au Havre), ou encore d’une négligence, d’une maladresse voire de l’incompétence.

A côté des destructions non contrôlées, le problème du désarchivage, compte tenu de l’inflation des volumes d’informations produits, archivés et périmés, mérite bien un mot spécifique.

 

Le mobile

De nombreux mobiles peuvent conduire à la décision de désarchiver des documents ou des données sciemment conservés jusque-là mais dont le temps qui passe a redéfini la valeur, au point que s’en défaire présente plus d’avantages que de les garder.

La justification la plus courante du désarchivage, celle qui affecte les plus grandes masses, est l’application des durées communes de conservation visant les documents réglementaires (déclarations de TVA, feuilles de remboursement de soin, polices d’assurance), ainsi que les dossiers dont l’âge a dépassé les délais de prescription qui pouvaient les atteindre (travaux de construction, contentieux administratifs, etc.). A l’extinction de l’obligation de conserver s’ajoute parfois l’obligation formelle de détruire l’information, essentiellement les données personnelles dont l’utilisation serait contraire au respect de la vie privée, conformément à la législation Informatique et Libertés dont l’application est supervisée par la CNIL. Il s’agit le plus souvent de séries chronologiques dont l’analyse de la valeur ne présente pas, en tout cas ne devrait pas présenter, de difficulté majeure car la question est binaire : ou les informations sont valides et elles restent archivées ; ou elles sont devenues invalides et peuvent ou doivent être désarchivées. Cette activité s’appuie en principe sur des procédures bien balisées et récurrentes.

Le désarchivage pour des raisons politiques constitue un cas tout à fait exceptionnel car il prend le contre-pied du principe d’inaliénabilité du patrimoine. Mais un État autrefois colonisateur peut considérer que certaines archives qui concernent des populations aujourd’hui étrangères peuvent sortir des collections publiques et être remises, par un acte symbolique, à un ancien pays dépendant ou soumis, que le détenteur initial en garde ou non une copie[4]. On peut à ce sujet évoquer le manuscrit coréen, prise de guerre de la marine française au milieu du XIXe siècle et conservé depuis à la Bibliothèque nationale de France jusqu’à ce que le président Mitterrand le remette en cadeau aux autorités de Corée lors de sa visite officielle de 1993, au grand dam des conservateurs français, qui se mobilisèrent pour dénoncer un geste illégitime, selon les règles enseignées dans les écoles professionnelles, mais en vain. L’exemple est toutefois sujet à caution car ce manuscrit littéraire faisait partie du patrimoine national par destination et non par nature.

Au plan individuel, il n’est pas si rare de vouloir se défaire d’archives pour se protéger, pour assurer sa tranquillité, afin d’éviter qu’elles ne tombent sous les yeux ou entre les mains d’un curieux malintentionné ou d’une justice soupçonneuse. Par lassitude des investigations stériles de la presse people, une star décidera de faire disparaître ses archives personnelles ; par désir d’éteindre une polémique avec ses héritiers, une personne âgée détruira ses papiers. Cette attitude peut résulter autant du tempérament que de la mauvaise conscience ou d’un instinct de conservation (de soi en l’occurrence, non des archives). C’est ainsi que Rudyard Kipling a délibérément détruit ses papiers personnels avant de mourir pour empêcher ses biographes de disséquer sa vie privée.

La question est un peu différente pour les hommes de pouvoir dans la mesure où, par la force des choses, leurs intérêts personnels sont mêlés à l’intérêt public et que, par voie de conséquence, leurs archives personnelles sont mêlées aux archives publiques. Et là, démêler « le tien du mien » de manière objective est quasiment impossible. De nombreux écrits et de nombreuses images voient s’entrecroiser les gestes publics et les faits privés : un agenda, des photos de serrements de mains, une lettre d’injure reçue, un projet de discours, un film de campagne électoral. Par ailleurs, si la fonction d’élu ou de conseiller d’élu est publique, et parfois rémunérée sur des fonds publics, la production documentaire qui en découle, fond et forme, dépend largement de la personnalité de l’individu : il y a ceux qui écrivent beaucoup et ceux qui ne notent rien, ceux qui sont médiatiques et reçoivent un courrier abondant et ceux qui œuvrent dans l’ombre, etc. Entre le courrier officiel et les notes prises lors d’une réunion politique se trouve tout un no man’s land d’archives dont le sort se prête mal à la réglementation. Du reste, si on a quelque chose à se reprocher, mieux vaut payer une amende pour destruction de documents, au bénéfice du doute, que d’avoir conservé les traces de malversations qui risquent de coûter bien plus cher…

L’Histoire offre ainsi quelques exemples de désarchivage malin. Joseph Fouché fait des fiches sur tout le monde, qu’il archive soigneusement. Lors de sa première disgrâce en 1802, l’empereur ne lui demande pas de remettre ses papiers. Il les conserve donc et, de retour aux affaires, les nourrit de nouvelles données. Limogé de nouveau en 1810, doutant d’échapper une seconde fois à l’injonction de restituer ses dossiers, il brûle tout, tandis que Napoléon, absorbé par d’autres problèmes, ne songe même pas à s’en préoccuper[5].

On observe ce phénomène de nos jours avec les brassages de papier fébriles qui accompagnent les changements de majorité électorale à tous les étages de la vie politique et administrative. Les déchiqueteuses avalent à grandes goulées des archives probablement moins croustillantes que l’opinion publique ne voudrait bien le croire, mais sait-on jamais… L’antidote à la destruction d’une potentielle mémoire publique réside plus sûrement dans la carotte de la satisfaction d’un témoignage honnête prolongeant l’action politique que dans le bâton d’une sanction bien épineuse à définir et à appliquer. A cet égard, il convient de saluer le travail des archivistes des Archives nationales en mission dans les ministères qui, à force de présence discrète et de persuasion désintéressée, ont sauvé de nombreux dossiers des cheminées auxquels ils étaient momentanément destinés, venant ainsi enrichir les sources de la mémoire collective.

Il est intéressant d’observer l’étonnante légèreté avec laquelle s’expriment les internautes, sans bien réaliser que ce qui est écrit sous forme numérique circule facilement, peut être reproduit et archivé par n’importe qui, à l’insu de celui ou celle qui s’exprime. Ainsi, un propos anodin, décontextualisé, peut-il se transformer d’un clic en une archive boomerang. Il est alors trop tard pour désarchiver. En tout état de cause, le mieux serait de n’avoir pas produit la trace.

Dans un tout autre registre, le mobile du désarchivage peut découler du constat de l’inutilité des archives. Cet argument rejoint en partie l’échéance de la valeur légale des archives mais en partie seulement. En effet, de nombreux documents sont produits et archivés indépendamment de toute réglementation, sans parler des données archivées par erreur et surtout par facilité et qu’il faut expulser du système d’archivage de même que le jardiner doit régulièrement arracher les mauvaises herbes et couper les fleurs fanées.

Voici des informations qui seront indéniablement utiles si je dois de nouveau travailler sur ce sujet, si nous gagnons ce marché, si ce thème revient à la mode, si cette personne devient célèbre, si jamais il arrive que…, si… Au moment de l’archivage, on ne sait pas avec certitude pour combien de temps il faut archiver. Personne ne le sait. La valeur de l’information est identifiée à un moment donné. Ce n’est que plus tard qu’elle se confirmera, se révèlera ou s’émoussera, au contact des événements. Conserver sans limitation de durée s’il est démontré que ces informations sont sans intérêt est sans fondement. Conserver soigneusement les données cinq ans puis les détruire ne l’est pas moins si c’est la sixième année qu’elles doivent se révéler utiles. Il y a lieu dans ce cas de recourir à la « clause de rendez-vous » qui permet de réévaluer périodiquement la justification de la conservation. Si les critères d’archivage se sont dissous dans le temps écoulé depuis lors, et que de nouveaux critères de conservation ne sont pas apparus pour redéfinir la valeur d’archive, il est temps de désarchiver.

Et si le raisonnement s’appliquait aussi aux archives historiques ?

Les archives historiques sont imprescriptibles. Oui, mais les archives historiques ne sont souvent que les archives qu’un homme (ou une femme) ou un groupe de personnes a défini un jour comme telles. L’erreur est humaine, y compris l’erreur archivistique[6]. Un autre homme, une autre femme, un autre groupe aurait peut-être vu les choses autrement, sélectionné celles-ci plutôt que celles-là alors que leur existence même aurait échappé à un troisième. Il n’existe pas, et pour cause, de définition positive et absolue des archives historiques. Le noyau dur, les actes du pouvoir, font l’unanimité mais plus on s’éloigne de l’axe central et plus la définition d’archives historiques devient relative, relative aux acteurs, au contexte et aux moyens de la mise en archive. L’appréciation de la valeur historique est liée également à l’âge des documents.

Quel archiviste ne s’est pas un jour au l’autre fait la réflexion suivante : « Tiens, si c’était à refaire, j’archiverais ceci ou cela qui ne l’a pas été ». La question inverse n’est pas choquante : « Et si je supprimais ce que j’ai sélectionné il y a vingt ans comme patrimoine historique ? Certes, j’ai agi sur la base de critères qui me semblaient justes à l’époque, mais je dois admettre aujourd’hui que ces documents n’apportent finalement rien à la mémoire collective ».

Il est toujours préférable de prévoir large et d’avoir besoin de moins que prévu, plutôt que de prévoir trop juste et de manquer. Mais il est bon, avec le recul, de réajuster le périmètre.

C’est sans compter avec la sacro-sainte autorité de la chose archivée.

Le désarchivage des archives historiques, même avec les précautions d’avis multiples et de justification des choix, ne fait guère partie des usages. Et pourtant, les cartons d’archives historiques qui n’ont jamais été consultés se comptent en kilomètres, et il y a fort à parier que la majorité d’entre eux ne le sera jamais.

 

Faisabilité

Vu de loin, le désarchivage est une opération plutôt banale : on a une liste d’objets archivés (des dossiers, des boîtes, des classeurs, des bandes) indiquant le numéro et l’adresse de rangement de chacun ; on pointe ceux qui sont périmés ; on les sort de la salle d’archives ou du système d’archivage et le tour est joué.

Sur le terrain, la théorie est confrontée à une réalité plus biscornue. Dans un bon nombre de cas, c’est vrai, celui qui décide de mettre fin au statut d’archives et celui qui exécute la décision, ont affaire à des objets « carrés » dont le contenu et le contenant sont bien délimités et que l’on peut aiguiller vers la sortie ou laisser en place d’un simple clic. Mais dans un bon nombre de cas également, l’identification et le repérage de ce que l’on peut ou doit retirer des archives se heurtent aux circonvolutions d’un contenu hétérogène qui mêle dans un même dossier des éléments périmés et des éléments valides, ou aux avatars d’un contenu homogène qui s’effiloche dans plusieurs contenants. C’est que l’information n’est pas naturellement carrée, particulièrement à une époque de prolifération documentaire irréfrénée. L’information ne sera carrée que si on la met au carré. Sinon, il faut trier.

Le tri. Un joli petit mot qui peut devenir cauchemardesque. A priori, c’est simple. Regarder les dossiers, un par un. Ouvrir, feuilleter, repérer les noms ou les mots importants. Ensuite, retirer les pièces sans intérêt : les photocopies, les brouillons, les pages de garde des fax. Ou plutôt non, faire l’inverse : sélectionner les documents intéressants et rejeter les autres. Dossier n° 362. C’est facile, c’est toujours pareil. Rechercher le contrat, le formulaire CERFA et les courriers signés. Bazarder le reste : les enveloppes, les copies, la photocopie du contrat (tant pis si l’original manque), cet e-mail imprimé (parce qu’il n’est pas signé et que les documents non signés ne valent rien)… Dossier n° 5928. Dossier n° 24 701… La routine. On se met en roue libre. On trie machinalement. On pique du nez. On rêve un peu. Voyons, jeter le formulaire AB412 et garder le AB414. Mais, n’est-ce pas plutôt le contraire ? Est-ce si important ? Dossier n° 123 456…

Compte tenu des volumes d’information produits aujourd’hui, le tri a posteriori est de plus en plus illusoire, tant pour le temps qu’il requiert que pour la qualité du résultat. David Bearman, dont les analyses sur le patrimoine archivistique sont plus que vivifiantes, a calculé que, au rythme actuel, il faudrait 450 000 années-archivistes pour trier la production archivable annuelle des États-Unis ![7]

Quand une étude de mise en ordre d’un stock d’archives papier arrive à la conclusion d’une charge de 10 années/hommes, ou 50 voire 150 années/hommes nécessaires pour avoir de « belles archives », ce qui arrive avec quelques dizaines de kilomètres d’accumulation insouciante, on est tenté de refermer pudiquement le dossier en se disant que le successeur trouvera peut-être la solution… Et l’on n’a pas entièrement tort car le jeu n’en vaut pas toujours la chandelle si le tri coûte cent fois plus cher que le stockage ou si le risque de la destruction sans tri s’avère réduit. Les archives ont-elles vraiment besoin d’être belles ?

En revanche, là où l’on a tort, c’est de ne rien faire pour améliorer la faisabilité du désarchivage des nouveaux dossiers qui viendront alimenter ce stock l’année prochaine et les années suivantes. C’est là reculer pour mieux sauter. C’est surtout un aveu d’impuissance face à une matière que les décideurs considèrent volontiers comme « morte » et que l’on devrait donc pouvoir maîtriser.

Heureusement, il y a l’informatique dont une des premières vertus est de trier les données rapidement et sans risque d’erreur humaine. Trier dans l’ordre des dates, dans l’ordre alphabétique, oui. Mais trier le bon grain de l’ivraie suppose que les données puissent être dissociées les unes des autres et subir des traitements séparés. Or les applications informatiques ne sont en général pas conçues pour cela. Le concepteur du système pense d’abord à l’utilisateur, lequel pense d’abord à son besoin d’information immédiat. C’est l’instant présent qui compte, les données que l’on met dans la base parce qu’elles sont utiles en ce moment. Chaque jour apporte son lot de données qui vont écraser les précédentes ou s’y ajouter, peu importe : l’essentiel est que les données à jour soient disponibles. Quand la mémoire est saturée, on l’augmente. Cela dure cinq ans, dix ans, quinze ans, ce qui n’est pas si long pour une information durable. Arrive tout de même un jour où le stockage stérile et la lourdeur des requêtes conduisent à décider de ne plus conserver l’inutile. Pour les données chronologiques, le tri est aisé. Mais pour les bases de gestion de personnes ou de territoires sur une longue période, on est bien souvent confronté à l’impossible désarchivage. Les données forment un tout et il est impossible de leur appliquer un traitement différencié, comme si on avait affaire à des informations siamoises…

Dans telle université, le registre d’inscription des étudiants, naguère tenu sous la forme d’un grand registre noir, archive historique par excellence, a été converti en base de données, beaucoup plus pratique pour l’accès à l’information. L’application est si pratique qu’on l’utilise pour tout ce qui touche à la vie des étudiants : l’organisation des travaux dirigés, les équipes sportives, les voyages culturels, etc. Autant de données dont l’université a lieu de se défaire après quelques années. Mais le tri n’est pas possible car toutes les données sont accrochées à l’inscription de l’élève et l’effacement des unes entraîne automatiquement l’effacement de l’autre.

Une caisse de retraite a développé un gros système pour gérer ses adhérents. Depuis le bulletin d’affiliation initial jusqu’au dernier versement au dernier ayant droit, toutes les données sont rattachées au numéro d’affilié. Le système est puissant, la mémoire spacieuse. Les cotisations entrent, les versements sortent, la vie continue, le système grossit. 15 % des données sont complètement périmées et dénuées de tout intérêt ; 20 % sont caduques bien qu’il soit confortable d’en disposer si un problème survenait ; 5 % de chaque dossier participe de la mémoire collective des retraités et plus largement de la société. Mais le système ne l’entend pas ainsi : c’est tout ou rien. Impossible d’extraire une partie des données sans les extraire toutes. Impossible de trier, impossible de nuancer. Les données sont de facto solidaires, il n’a pas été prévu qu’elles évoluent à des rythmes différents, avec des valeurs différentes. Ce n’est pas la puissance de la technologie qui est en cause, c’est l’analyse de la valeur de l’information, tâche que la meilleure machine ne peut faire à la place de l’homme. Or c’est bien au moment de la conception des systèmes que le modèle d’organisation des données doit être pensé, et l’organisation des données ne s’arrête pas aux besoins de l’utilisateur courant, elle concerne tout le cycle de vie de l’information.

Ce défaut d’analyse de l’information au moment de la conception des systèmes et les conséquences de ce défaut ont notamment été étudiés par Luciana Duranti, professeur d’archivistique à l’Université de Colombie britannique (Vancouver) et coordinateur des expérimentations d’archivage électronique au sein du projet InterPARES[8].

L’incapacité des systèmes à pratiquer certains tris parce qu’ils n’ont pas été programmés pour cela se limite généralement à une lourdeur de gestion. Mais si l’extraction des données a un caractère réglementaire, ainsi pour les données personnelles que la législation exige de faire disparaître, on se retrouve dans une situation confuse : une entreprise détient indûment des données et voudrait bien s’en défaire mais un obstacle technique l’en empêche ; les sanctions associées au manquement sont-elles applicables ?

Un autre exemple des difficultés du désarchivage est fourni par certains outils de stockage électronique. L’argument de la sécurité est parfois si fort que les mesures de protection de l’information archivée relèguent la nécessité de mettre fin à l’archivage au rang de question annexe. On ne peut pas modifier les données de ce coffre-fort inviolable, voilà qui est rassurant. Mais il n’est pas possible non plus les détruire, la destruction étant assimilée à une modification… La maîtrise de la destruction ne fait-elle pas partie de la sécurité ?

Dans un autre ordre d’idée, le désarchivage de données sensibles peut s’avérer inefficace si l’unicité des informations archivées et supprimées n’est pas garantie, c’est-à-dire s’il en subsiste des copies, non seulement dans le système d’archivage mais encore à l’extérieur, des copies, intégrales ou partielles, des « copies cachées » réalisées avant l’archivage ou à l’occasion d’une consultation.

La maîtrise de l’archivage renvoie ici au contrôle de l’information. Talleyrand était réputé pour son talent à gommer les traces de son action, avec la même habileté que celle qui avait présidé à leur création. Mais n’est pas Talleyrand qui veut !

 

Gare à l’obésité archivale !

La tendance est générale. L’archivage se porte bien. La production d’archives est d’abord indexée sur l’activité humaine qui utilise l’expression orale ou écrite, l’image ou les signaux émis par la nature, puis sur les outils d’enregistrement de l’information. L’expression se développe, les outils se multiplient. La masse archivée suit une courbe ascendante régulièrement qualifiée d’exponentielle. La production pousse à la conservation, peut-être en référence inconsciente à une époque lointaine où l’on produisait peu d’écrits que l’on conservait donc précieusement. On archive à en attraper le vertige, si on en croit Michel Melot qui, il y a vingt ans, voyait déjà dans l’archive amoncelée une substance hallucinogène[9].

Le numérique infléchit à peine le processus. Sa visibilité diffère, simplement : les cathédrales d’archives où l’unité de mesure est le kilomètre linéaire de documents cèdent peu à peu la place à des centres d’archives numériques où les téraoctets se serrent les uns contre les autres même si on ne les voit pas à l’œil nu.

Parallèlement, l’archivage s’intensifie sous la pression du risque et du principe de précaution. En vertu d’un mouvement de balancier bien connu, ceux qui ont expérimenté à leur dépens l’incapacité à produire la preuve de leur droit dans un contentieux, tétanisés, mettent les bouchées doubles, archivent plutôt deux fois qu’une, rallongent le délai au cas où. On amasse des munitions contre l’ennemi réel ou potentiel, afin de ne plus être pris au dépourvu.

Enfin, la conservation d’archives s’étoffe pour répondre au besoin de mémoire historique, laquelle est aussi une valeur sociale en hausse. On veut savoir ce qui s’est passé. Et c’est dans les archives, matériau objectif, qu’on peut trouver la réponse. La revendication de mémoire s’épanouit tous azimuts. La quête d’archives se propage, au point de ressembler davantage à l’étanchement d’une soif inextinguible qu’à une fonction sociale organisée. Tous ces facteurs concourent à l’implacable accroissement de l’archive…

Dans son petit ouvrage A bas le savoir[10], Didier Nordon s’interroge sur cet accès ou cet excès de savoir : « Désormais, notre société souffre d’accoutumance au savoir. Non seulement, elle ne peut plus s’en passer mais il lui en faut de plus en plus. Jusqu’à l’overdose finale ? », dénonçant « la manie qu’a notre société d’accumuler les données pour essayer de venir à bout de tous les problèmes », particulièrement dans le domaine historique : « De même que – peuple nanti – nous entassons les richesses en imaginant que c’est une réponse à nos problèmes, de même nous voulons toujours plus de passé ! ».

Qu’il s’agisse de la société dans son ensemble, d’une institution ou d’une personne, l’excès de mémoire, la « surmnésie », pourrait bien présenter des dysfonctionnements du même ordre que l’insuffisance de mémoire ou l’amnésie, comme tout déséquilibre. Le risque de s’empêtrer dans les fils du passé, d’être prisonnier d’une mémoire possessive, de devenir timoré face à l’avenir, d’hésiter à avancer comme si on voulait faire de la bicyclette mais qu’on n’osait pas se défaire des petites roues…

C’est bien une question d’équilibre, à trouver et surtout à maintenir, entre deux attitudes extrêmes qu’il faut connaître et contrebalancer, entre la démission des responsabilités et le souvenir exhaustif du vécu individuel, entre la trace des décisions qui déterminent le sort des communautés et l’enregistrement des actions qui accompagnent la vie quotidienne des gens. La question dépasse l’opposition entre accès à l’information et respect de la vie privée. Elle est plus large que la défense du devoir de mémoire face au droit à l’oubli voire au devoir d’oubli. C’est une affaire de respiration sociétale. « L’oubli est un besoin vital » affirme l’affiche du film de Richard Berry « La boîte noire » sorti en 2005.

Le lien entre mémoire et archives est fort. Les archives tracent le passé et servent donc la mémoire, même si la mémoire s’appuie aussi sur d’autres sources, à savoir les traces cérébrales et les traces affectives que Paul Ricœur sépare bien des traces documentaires[11]. L’excès de mémoire serait ainsi en partie lié à l’excès d’archives.

Il y aurait donc lieu de veiller à ce que la société ne se laisse pas gagner par l’obésité archivale.

D’abord, préciser le diagnostic : évaluer le surarchivage lié à la quantité, c’est-à-dire les masses d’informations redondantes, les séries innombrables qui se court-circuitent, les couches successives de petits faits ; puis l’inconfort lié au défaut de qualité de l’information archivable, à savoir l’émiettement de l’expression, les traces inachevées, les données creuses.

Ensuite, remédier au surarchivage : contrôler l’alimentation, lutter contre la cellulite documentaire, effectuer quelques liposuccions dans les fonds superflus, pratiquer des exercices de remise en forme mais, surtout, commencer si possible quand l’information est jeune et la suivre pendant tout son cycle de vie.


[1] « Les archives sont « l’ensemble des documents quels que soient leur date, leur forme et leur support matériel, produits ou reçus par toute personne physique ou morale ou par tout service ou organisme public ou privé, dans l’exercice de leur activité », Code du Patrimoine du 20 février 2004, Titre II, Chapitre II, article L. 211-1

[4] C’est la notion de patrimoine commun, défendue par l’Unesco le Conseil international des Archives voir Eric Ketelaar, “Sharing: Collected Memories in Communities of Records”, dans Archives and Manuscripts 33 (2005) pp. 44-61.

[5] Jean Tulard, Fouché, Fayard, 1998

[6] L’erreur archivistique est le thème des Journées d’études organisées en avril 2007 par l’Université catholique de Louvain

[7] David Bearman, Archival methods, Archives and Museum Informatics Technical Report #9 (Pittsburgh, Archives and Museum Informatics, 1989), http://www.archimuse.com/publishing/archival_methods/index.html#1

[8] Luciana Duranti, « Concepts and principles for the management of electronic records, or records management theory is archival diplomatics », Records management journal, Vol 9, No 3, December 1999

[9] Michel Melot, « Des archives considérées comme une substance hallucinogène », L’archive, Traverse, n° 36, 1986, pp 14-20

[10] Didier Nordon, A bas le savoir, coll. « Comme un accordéon », L’Atalante, 2005, p 61 et suiv.

[11] Paul Ricœur, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Seuil, 2000, p. 210