Le titre provocateur de ce billet veut souligner le fait que les crises ont cette capacité de nous obliger à revoir nos organisations, parfois en mieux.

Je dois avouer d’emblée que la contrainte d’enseignement à distance imposée quasiment du jour au lendemain à tous les enseignants en mars 2020 pour cause de Covid-19 m’a assurément moins impactée que de nombreux collègues. En effet, j’ai eu la chance de terminer mes cours du semestre juste avant le premier confinement. De plus, mon enseignement portant sur la gestion des données à risque, au sein du master « Gestion stratégique de l’information » de Paris 8, il n’est pas systématiquement lié à des outils, à des matières premières à manipuler, à des exercices de terrain. Et les promotions d’étudiants auxquelles j’ai affaire ne sont pas très nombreuses (12 à 30 étudiants). Mais, même sans cela, je crois que j’aurais réagi de la même façon.

Parler à un écran pendant toute la durée d’un cours? Non!

J’ai assisté, un peu ahurie, à la ruée vers Zoom.

Pour moi, c’était non. Je n’ai pas hésité longtemps. Je n’ai pas hésité du tout.

L’idée de transposer le cours en présentiel en un cours filmé, c’est-à-dire de parler à mon écran, partagé via une plateforme, aux étudiants connectés à la même plateforme, était même rebutante. Pour plusieurs raisons:

Un cours n’est pas une conférence. La différence, c’est la pédagogie, le cursus d’apprentissage. Une personne qui s’inscrit à une conférence ou un webinaire écoute, retient ce qui l’intéresse, peut décrocher sans que cela ait de conséquence, en tout cas moins que le décrochage des étudiants au milieu d’un cours.

Le fait d’enregistrer devant un écran le cours que l’on ne peut pas faire en présentiel est certes une solution préférable à l’annulation du cours, en cas de force majeure comme la fermeture de l’université, mais cela me fait penser à la (mauvaise) vision de la dématérialisation qui consiste à écrire un document papier puis à la scanner, plutôt qu’à concevoir la création d’un écrit numérique (by design).

Enfin, l’idée de participer à l’engraissement d’une plateforme privée qui profite de la crise sanitaire pour faire son beurre ne me souriait pas.

Il n’y a pas que des raisons négatives:

Mon expérience de responsable pédagogique de deux MOOCs m’a beaucoup servi. Le premier MOOC, présenté en 2015 sur FUN par Paris10-Nanterre et le CR2PA, Club de l’archivage managérial, sur le thème « Bien archiver, la réponse au désordre numérique » (12 000 participants !) m’avait exercée au découpage d’un cours en petits modules et aux moyens de diversifier les supports de cours. Le second MOOC, porté par le seul CR2PA en 2017 sur le thème « Le mail dans tous ses états » m’avait conforté dans l’approche pédagogique et la modularité de l’apprentissage, entre théorie, pratique, témoignages, exemples, etc.

En lien avec l’expérience MOOC, je dois citer mon intérêt depuis plusieurs années pour la classe inversée qui consiste à organiser plus de travail à la maison pour les élèves afin de consacrer les heures de cours à un échange enseignants-étudiants plus fructueux. Le cours magistral traditionnel est remplacé par une mise en commun de ce qui a été étudié avant le cours, aux questions-réponses et aux éclaircissements. J’avais déjà tenté plusieurs fois de faire étudier mes supports aux étudiants avant le cours pour organiser le débat en présentiel mais ça n’a jamais marché: puisque j’étais là devant eux, les étudiants m’écoutaient…

Une chose était sûre dès la fermeture des établissements: on ne pouvait laisser les étudiants déboussolés se déboussoler davantage.

Mais, derrière le défi immédiat d’assurer les cours, apparaissait la question de fond sur la finalité non seulement de chaque cours mais de toute la démarche d’enseignement.

Mais au fait, quel est l’objectif?

Si d’autres événements/arguments ne lui suggèrent pas d’autres voies, un enseignant, comme tout professionnel du reste, a tendance à reproduire le schéma de son propre apprentissage, dans le cadre de l’évolution administrative (bureaucratique) et technique (poussive) du système scolaire et universitaire.

Le virus joue alors un rôle positif de révélateur.

Car les tenants et aboutissants de l’enseignement n’ont pas attendu le coronavirus pour évoluer mais – et c’est le sens du mot « crise » – ces changements qui étaient à l’œuvre depuis quelques temps sont soudain manifestes ou manifestés.

Parmi les signes annonciateurs d’un nouveau contexte d’enseignement, j’en retiens trois: Wikipédia, les smartphones et les bibliographies des mémoires d’étudiants.

Wikipédia, une des belles réussites d’Internet, sans contredit, symbolise un nouveau rapport à l’apprentissage, qu’il s’agisse d’ailleurs de l’université, des lycées et collèges, des professionnels ou du grand public. L’encyclopédie en ligne, globalement de bonne qualité, joue un rôle plus important dans l’acquisition du savoir que les dictionnaires et encyclopédies papier de naguère, parce qu’elle est facile d’accès (un clic de n’importe où) et surtout en raison de la somme colossale de connaissances de tous types qu’elle met à disposition. Les cours magistraux en sont ringardisés, à tort pour la cohérence d’un cours théorique tout au long d’une année, d’un semestre ou d’un trimestre (Wikipédia ne garantit pas la cohérence de sa consultation), à raison pour la somme de données et références à jour que procure L’encyclopédie numérique. Paradoxalement, Wikipédia me fait penser à l’ORTF, c’est-à-dire à une époque où la grande majorité de la population regardait plus ou moins le même programme, contrairement à la dispersion et à l’hétérogénéité des médias d’opinion et de divertissement aujourd’hui. Car l’encyclopédie en ligne fait autorité; elle doit certainement ce statut à son fonctionnement participatif mais peut-être pas seulement. À voir.

La modification des pratiques d’apprentissage apportée par la diffusion et la généralisation des smartphones depuis dix-quinze ans est d’ordre spatio-temporel. Le petit compagnon qu’on met dans la poche quand on ne le tient pas à la main a instauré le réflexe de s’informer (à défaut de s’instruire) partout et tout le temps. Y compris pendant les cours. Certes, il y a encore des professeurs de l’enseignement supérieur qui interdisent les « téléphones portables » dans les salles de cours. Est-ce bien raisonnable? Les étudiants qui téléphoneraient en cours méritent évidemment d’être rappelés à l’ordre car ils perturbent le groupe. Mais les smartphones servent de moins en moins à téléphoner et de plus en plus à prendre des notes et à vérifier ce que dit le prof sur Wikipédia! (« Madame, Internet n’est pas d’accord avec ce que vous venez de dire ! »). Est-ce grave? Pas tant que ça. Il est illusoire de vouloir arrêter cette tendance. N’est-il pas plus opérant de l’accepter, de la canaliser, de la circonvenir ?

Le troisième indice, les bibliographies, n’est pas si éloigné des deux premiers dont il est aussi une conséquence. Je suis frappée depuis que j’enseigne dans des établissements d’enseignement supérieur, soit une quinzaine d’années, par la baisse de qualité des bibliographies dans les devoirs et mémoires étudiants. Mon expérience est peut-être minoritaire mais je ne crois pas. Outre les normes de présentation des ouvrages et articles, trop négligées assurément, la question est celle de la sélection des références, de la lecture effective de ces références et de la digestion des lectures. Le fait de pouvoir accéder à de très nombreuses ressources en ligne, les algorithmes de recherche orientés trop souvent vers la pub ou l’information la plus récente, la multiplication des textes et articles courts au détriment des manuels et ouvrages de fond, voilà autant de perturbateurs de la constitution classique d’une bibliographie de recherche; ceci requiert un accompagnement spécifique dans une société hyperconnectée. Beaucoup d’enseignants le font déjà mais il y a toujours des professeurs qui exigent de leurs étudiants de se limiter aux revues scientifiques et d’exclure les articles en ligne ou les blogs. Est-ce bien raisonnable?

Ces constats suggèrent de revenir à l’objectif fondamental de l’enseignement.

Enseigner au 21e siècle, c’est transmettre un savoir (toujours) et un savoir-faire (logique) mais aussi, et de plus en plus vu la turbulence du monde de l’information dont le monde de l’enseignement fait partie, un savoir-être, les fameux (ou fameuses ?) soft skills.

L’acquisition du savoir se fait par l’écoute, la lecture, la reformulation, la réécoute, la relecture, l’appropriation des connaissances en fonction du profil et du rythme de l’étudiant. Que le vecteur soit un enseignant sans une salle de cours ou un programme de lecture, visionnage, exercices prédéfini par l’enseignant ne change pas vraiment les choses. C’est le contenu, objectif, qui prime.

La transmission du savoir-faire exige une part d’aller-retour, de questions-réponses, de propositions-corrections dont l’itération permet de consolider l’apprentissage. Et une part de démonstration et de faire-ensemble qui fait passer plus de choses entre enseignant et enseignés que les simples mots ou les simples images.

La partie savoir-être implique davantage la relation humaine, entre autorité de l’enseignant acceptée par les étudiants et volonté ou acceptation des étudiants de recevoir un message qui peut être positif (voilà ce qu’on vous demande ou qu’on vous demandera) ou négatif (on ne fait pas ça), ou encore un peu éloigné des préoccupations immédiates mais destinées à constituer une référence (un jour peut-être vous serez confronté/confrontée à telle ou telle situation et vous pourrez faire ceci ou cela). Dans cette optique, la présence dans un même lieu des uns et des autres est le meilleur cas de figure mais le lien personnel est l’essentiel, même par courrier, même par téléphone comme j’en ai fait l’expérience.

Il est donc possible et souhaitable de réviser et d’optimiser l’organisation de l’enseignement en intégrant les atouts des technologies (récentes ou plus anciens) et les évolutions sociales du temps. Le ministre de l’éducation n’a pas pu ou voulu le faire. Les syndicats non plus. Le Covid-19 l’a fait.

Classe inversée et tutorat téléphonique

Voici donc comment ce sont déroulés mes trois séries de cours pendant cette période sanitaire (une série de sept cours de trois heures pour les Master 1, deux séries de dix cours de trois heures pour les Master 2).

J’ai tout d’abord ajusté le programme des cours pour mieux articuler les cours entre eux, avec des rappels, afin de faciliter le travail d’itération si utile à l’apprentissage et que je faisais avant de vive voix.

Ensuite j’ai découpé mes cours et supports de cours en petits modules de 10-15 minutes en variant davantage les formats: introduction du cours en vidéo (j’enregistre une petite séquence vidéo pour expliquer aux étudiants le but du cours et comment procéder), visionnage de vidéos déjà disponibles sur une plateforme ou un site, lectures d’articles (en ligne ou envoyé par mail), slides explicatives du cours (les slides classiques sur les définitions, les concepts, les objectifs, l’état de l’art, etc. mais mieux rédigées pour être autoportantes), schémas (existants ou les miens, révisés également dans ce contexte distanciel et suivi d’un texte explicatif), exercice ou questions à se poser (avec ou sans corrigé).

Ce support était envoyé aux étudiants environ 48 h avant le cours pour lecture et réflexion, avec le planning nominatif de mes appels téléphoniques aux heures prévues pour le cours. Le nombre d’étudiants permet ces appels personnalisés, ce qui serait impossible avec cinquante étudiants, mais je pense que j’aurais trouvé autre chose. Là, les appels durent 20 à 30 minutes par étudiant, une heure s’ils ont souhaités être appelés en binôme. Pour ceux qui le demandent expressément, l’entretien a lieu en visio (un cas sur dix en réalité).

J’appelle les étudiants à l’heure prévue et, sauf exception qui confirme la règle, la personne est au bout du fil et, ayant étudié le support de cours, me pose les questions qu’elle a préparées. Je réponds et parfois aussi relance l’étudiant sur le pourquoi de telle question qui me surprend. On essaie de ne pas déborder du créneau dédié pour respecter le rendez-vous suivant mais parfois l’entretien est plus court car il n’y a plus de questions.

En fin de journée, je saisis l’ensemble des questions avec mes réponses. Il faut dire que, à part deux ou trois questions récurrentes (que j’apprends à anticiper avec l’expérience), je suis frappée par la variété et la pertinence des questions d’un étudiant à l’autre. J’envoie ce petit bilan à tous dans la foulée.

On m’objectera que la communication téléphonique est un peu ringarde quand la visio est possible. Eh bien, non, je ne suis pas de cet avis. Au contraire. Du moins pour les conversations à deux, trois ou quatre personnes. Le téléphone exonère de ses insupportables « Vous m’entendez? », « Votre caméra n’est pas activée!, « Allo… », « Excusez-moi, j’ai un problème technique, je dois me reconnecter »; déjà 15% du temps d’entretien perdu… Le téléphone permet de se concentrer sur la voix, qui laisse passer beaucoup de choses du comportement ou de l’état d’esprit de l’interlocuteur pour peu qu’on soit attentif. Or, l’image distrait, souvent inutilement. J’ajouterai pour ma part que le téléphone me permet d’écouter et de prendre des notes en même temps, ce qui est plus compliqué si je dois regarder mon interlocuteur. On peut bien sûr désactiver la caméra de la visio et ne garder que le son, notamment pour soulager la bande passante et réduire le coût numérique, mais alors, si on se contente de la voix, le téléphone est plus approprié et ces écrans gris ou noirs, pour moi du moins, sont pires que l’image.

Après avoir évalué les plus et les moins de cette nouvelle formule, j’ai décidé de la conserver à mi-temps lors de la réouverture des universités, en alternant cours en présentiel / cours à distance sur ce modèle.

Les inconvénients tout d’abord. Bien sûr, rien ne vaut a priori le face à face pour la transmission d’un message; le présentiel est la seule configuration où la communication a le plus d’atouts (gestuelle, vraie vie…). Sur un autre plan, cette organisation demande un peu plus de travail, en tout cas à l’enseignant mais cet investissement peut être rentabilisé dans la durée en capitalisant un nouveau savoir-faire.

À noter également, parmi les points négatifs, le relatif isolement des étudiants du à la baisse des rencontres avec leurs camarades et plus généralement avec la communauté universitaire mais il est possible, dans la limite des contraintes sanitaires, de maintenir des liens sociaux, peut-être moins nombreux mais d’une qualité renforcée.

Les avantages s’avèrent plus nombreux: moins d’heures pénibles passées dans les transports en commun (les usagers de la ligne 13 du métro parisien sauront de quoi je parle…) ; moins d’interruptions de cours dues aux arrivées tardives des étudiants dans la salle, pour de bonnes ou de moins bonnes raisons; moins de soucis techniques liés au vidéo-projecteur en panne ou autres problèmes logistiques ou bâtimentaires.

Surtout, cette formule est pédagogiquement plus efficace. Elle est plus exigeante de la part de l’enseignant donc plus ciblée. Et les étudiants jouent le jeu, étudient avant mon appel et posent des questions qu’ils ne poseraient pas en cours. C’est là que la contrainte du confinement a été productive : les étudiants se sont montrés beaucoup moins passifs qu’auparavant, et sans exception pour ce qui concerne mon master. En tout cas, la majorité a validé cette forme d’apprentissage mixte.

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Plutôt que de classe inversée, on parle davantage aujourd’hui d' »apprentissage hybride« . Peu importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse !

Cette organisation pédagogique, avec la sobriété que j’ai voulu y mettre ou sous une forme plus technologique, n’est peut-être pas transposable à d’autres matières que celles que j’ai le plaisir d’enseigner, à savoir la gestion des données à risque dans l’entreprise (records management, archivage managérial, gouvernance de l’information) et je serais ravie si mes lecteurs enseignants faisaient part de leur expérience, similaire ou opposée.

Personnellement, j’aimerais pouvoir aller encore plus loin et, à la façon des philosophes grecs, enseigner la gestion des données à risque en visitant les entreprises avec mes étudiants, pour commenter les problèmes et les solutions. Peut-être un jour ou dans une autre vie…