Extraits de Je pense, donc j’archive, Marie-Anne Chabin, L’Harmattan, 1999

Chapitre 6 – Au cœur de la société de l’information

Endormir Épaminondas et réveiller Janus

La valeur des archives est évolutive et relative mais cette relativité ne se situe pas entre un document et ceux qui portaient le même nom hier ou qui avaient la même fonction avant hier, même si cette comparaison n’est pas inintéressante dans l’analyse du fonds. La valeur de l’archive au quotidien est relative à ce que la somme de ses universaux représente hic et nunc pour l’auteur, le producteur, ses partenaires, ses concurrents, la collectivité, la société. C’est une relativité horizontale avant d’être verticale.

Paradoxalement, puisque les critères classiques de forme, de titre, de contenu et de provenance sont battus en brèche par la douce anarchie de l’explosion de l’information, la relativité de l’archive et de sa valeur ajoutée immédiate (visible ou codée) devient un critère malléable mais objectif. Si les acteurs changent de costume sans prévenir, il n’y a plus qu’un moyen de les reconnaître, c’est de déterminer leur code génétique : d’où ils viennent, comment ils se comportent, quelles traces ils ont laissées. Ceci se fera de préférence de leur vivant de peur qu’ils ne se fassent incinérer avant l’heure. C’est donc au moment de la production voire de la conception des documents que cette immatriculation doit se faire, pas quand ils sont tombés en déshérence. Par ailleurs, cette immatriculation doit d’abord répondre au besoin de l’utilisateur avant d’être intégrée au système de classement des documents. C’est bien au classement de s’adapter au document et non l’inverse.

Autrefois, le fournisseur proposait à ses clients des produits dont il avait décidé la fabrication à des tarifs qu’il avait fixés ; aujourd’hui le client va voir son fournisseur et lui indique le type de produit et le prix qu’il veut y mettre. D’une façon un peu comparable, l’archiviste demandait naguère aux producteurs une liste arrêtée de documents, avec les risques que l’on sait ; il doit maintenant s’adapter à la production de ses “ clients ” et y déceler leurs besoins et ceux de leurs successeurs. C’est un autre sport, ou plus exactement le même sport mais dans un style différent : le gardien de but devient attaquant.

Du côté des décideurs, pour éviter les décalages coûteux, les projets d’archivage électronique mal ciblés ou la disparition maladroite de preuves à décharge, il est recommandé : primo d’investir un tant soit peu dans la conservation des archives légales ; secundo de ne pas dissocier l’utilisation courante des données (et des documents qui les supportent) de leur valeur de preuve ou de témoignage ; tertio d’effectuer régulièrement un audit du système d’information afin de maîtriser les évolutions et réajuster le tir. C’est l’antidote managériale du syndrome d’Épaminondas. Après cela, si un décideur veut détruire des archives, il accepte d’en assumer la responsabilité devant les utilisateurs potentiels : ayants droit, justice, public, générations futures. L’important à ce stade est que les choses se passent avec le maximum de transparence.

Recentrer la gestion des archives sur l’amont de la chaîne et y privilégier la nature profonde des documents et des informations qu’ils supportent ne doit pas faire oublier le passé. Un virage à 180 ° des préoccupations ne résoudrait pas la problématique de l’archivation.

C’est alors qu’intervient Janus, le dieu romain à deux visages, devenu la divinité de référence pour les archivistes professionnels car si l’un des visages est tourné vers le passé, l’autre regarde l’avenir. Ce dieu-là a pour vocation de prévenir toute solution de continuité entre le fruit de l’archivation d’hier et le résultat de celle d’aujourd’hui. S’il tendait à s’endormir, réveillez-le !

Plus concrètement, cela signifie notamment qu’il convient de ne pas opposer papier et électronique. Ceci est vrai aujourd’hui mais le sera encore demain, voire après-demain, car l’informatique ne supprime pas le papier. Historiquement même, elle en a engendré beaucoup, beaucoup trop. Demain peut-être atteindra-t-on le zéro papier dans la gestion courante mais le papier subsistera, en partie avec un autre rôle, une fonction d’édition, de sélection ou de communication, autant de documents qu’on appellera encore archives.

Cela signifie aussi qu’il faut maintenir dans un même champ de vision la valeur de gestion immédiate ou directe des archives et leur valeur ajoutée documentaire pour l’ensemble des utilisateurs potentiels y compris pour l’Histoire. Janus y pourvoira tout en surveillant le sommeil d’Épaminondas.

Esprit critique et éducation civique

Critiquer, au sens positif de l’examen analytique, est le lot commun de l’archiviste, bien qu’il n’en ait pas l’apanage. Pour ce faire, il doit avoir en tête l’ensemble des éléments déterminatifs de la valeur de l’archive, afin d’évaluer l’originalité et la fiabilité de chacun et de mettre le tout dans la perspective d’une utilisation ou d’une exploitation future. Ceci exige un peu de distance par rapport à l’objet critiqué, démarche d’autant moins naturelle qu’elle est prospective, c’est-à-dire qu’elle relie le présent au futur et non le passé au présent. Chez les historiens, l’esprit critique approfondit le contenu des archives et est davantage rétrospectif ; le recul leur est plus naturel.

L’analyse critique est une démarche à caractère professionnel, campée sur des connaissances dans le domaine concerné mais surtout sur une méthode rigoureuse d’interrogation systématique des indices en présence. Un esprit très incisif peut obtenir spontanément la même qualité de résultats mais rien ne remplace la discipline et la méthode. Le meilleur des pilotes de ligne applique aussi des procédures et vérifie sa “ check-list ” pour être sûr de ne rien oublier. L’amateurisme en matière d’analyse des archives peut conduire à des approximations syllogistiques. Il ne s’agit pas d’erreurs à proprement parler, de péché par action, mais de péché par omission : un habitant de Saint-François-des-Bois se passionne pour la rédaction d’une monographie en recherchant dans les archives les documents qui mentionnent sa localité ; on lit notamment dans son ouvrage que l’hiver de 1709 fut très rude à Saint-François, que les familles souffrirent beaucoup du froid et que la mémoire de cette douloureuse saison demeura à Saint-François pendant trois générations. Mais l’hiver 1709 transperça la France entière, ce fut un des hivers les plus rigoureux de notre histoire. Par défaut, cet auteur laisse entendre que son village est le seul à avoir subi un hiver rigoureux ou que son village est le seul de la région. Sans le taxer de subjectivité, on peut à bon droit lui reprocher son manque d’objectivité vis à vis de ses lecteurs, non censés, au contraire de lui, avoir replacé ses commentaires historiques dans leur cadre logique.

L’enjeu de cet exemple n’est pas bien grave mais il montre bien l’exigence de l’information à être traitée dans sa plénitude et dans son contexte. Or, la société de l’information déporte la nécessité de critique de l’archive et du document historique vers l’ensemble des supports d’information de la vie quotidienne : médias, Internet, documentation et contrats commerciaux ou pseudo-commerciaux, relations des usagers avec l’administration. La technologie numérique et les réseaux changent la donne en favorisant malléabilité des données et des documents et instantanéité des transmissions. Il s’ensuit un amoncellement d’informations qui se ressemblent, se chevauchent, convergent ou s’annulent, de sorte que les destinataires et les utilisateurs qui n’ont pas un œil ou une oreille en permanence à l’affût y perçoivent surtout un enchevêtrement de données qu’il devient de plus en plus difficile de hiérarchiser. Ce n’est pas sans raison que l’on parle de plus en plus de la société de désinformation.

Dans ces conditions, l’exercice de l’esprit critique vis à vis de l’authenticité des informations et des supports qui en assurent la diffusion est l’affaire de tous : hommes politiques et bureaucrates, journalistes, citoyens en général. Chacun doit se sentir concerné en fonction de l’impact qu’une fausse information ou, plus insidieusement, une absence d’information aura sur lui.

Notre société connaît de trop nombreux procès, pour ne pas dire de scandales, qui mettent en cause l’utilisation de l’argent public et des responsabilités électives ou administratives. En y regardant de plus près, on constate que la disparition d’archives, l’absence de preuve et les vices de forme des pièces justificatives jouent dans ces affaires un rôle non négligeable. Or les médias qui s’appliquent légitimement à souligner l’effet ne semblent pas s’intéresser suffisamment à la cause. On dénonce, on soulève des lièvres, on découvre des choses qui finalement n’avaient rien de caché, on cherche des responsables non coupables, des coupables non responsables, mais on s’étend plus rarement sur l’origine factuelle ou contextuelle des faits observés.