Le lecture récente de l’arrêt de la Cour de cassation (1ère chambre civile, 22 février 2017) donnant droit à la revendication par les Archives nationales de cinq documents du maréchal Pétain, mis en vente en 2008 par la libraire Jean-Claude Vrain, a retenu toute mon attention. La question de l’imprescriptibilité des archives publiques est en effet un sujet récurrent et passionnant dont on n’a pas encore sondé tous les recoins.

La Cour de cassation a donc qualifié d’archives publiques les cinq documents mis en cause, à savoir :

  1. le texte dactylographié du discours radiophonique du maréchal Pétain du 30 octobre 1940,
  2. un brouillon du communiqué de presse consécutif à l’entrevue de Montoire,
  3. une note manuscrite du maréchal Pétain sur les suites de l’entrevue de Montoire
  4. une transcription dactylographiée [intitulée initialement « tapuscrit »] de l’appel du général de Gaulle du 18 juin 1940 sur lequel certains paragraphes étaient cochés et soulignés au crayon par le maréchal Pétain,
  5. un brouillon dactylographié du discours du maréchal Pétain du 8 juillet 1940.

NB : les trois premiers documents sont regroupés initialement dans un lot (n° 104), les deux autres constituent le lot 105 du libraire.

L’arrêt se réfère à la définition officielle des archives (article L212-1 du code du patrimoine) ainsi qu’à des expertises d’historiens. Il est établi que les cinq documents proviennent bien du maréchal Pétain. Il est rappelé que les documents qui procèdent de l’activité d’un chef d’État en fonction (y compris pour le régime de Vichy) sont des archives publiques. L’arrêt souligne également que l’argument du libraire, selon lequel certains de ces documents ne sont que des documents préparatoires sans valeur historique, n’est pas recevable, dans la mesure où l’intérêt historique est une notion distincte de la notion d’archives publiques : dès lors qu’il procède de l’activité de l’État, un document « naît » document d’archives publiques, quel que soit son intérêt ou son inintérêt historique présumé. C’est la notion de dossier, de processus de création du document, d’éclairage de la genèse de l’acte, que sous-tend cette affirmation. À ce sujet, je note en passant que l’arrêt utilise paradoxalement et à plusieurs reprises (une dizaine de fois) le mot « archive publique » au singulier, ce qui naguère encore eût choqué (ce le singulier du mot « archives », voir cet autre billet).

En examinant la description des cinq documents revendiqués (je ne les ai pas vus), et en lisant le très intéressant commentaire de l’arrêt par Maître Jean-Baptiste Schroeder, il m’est venu une réflexion d’ordre non pas historique ou juridique (qui ne serait pas de mon ressort), mais chartiste, autrement dit diplomatique.

En effet, les cinq documents ne sont pas homogènes quant à leur forme diplomatique.

Les numéros 1, 2 et 5 présentent un point commun : ils sont tous les trois un état précédent ou suivant l’original d’un document officiel émis par le chef de l’État : il y a deux brouillons (1 et 5) et le texte d’un discours radiophonique dont on peut supposer (faute d’autres indications) qu’il s’agit du texte définitif du discours lu à la radio, donc en quelque sorte là aussi un « brouillon » ou plutôt une « minute » si on considère que l’original est l’enregistrement audio du discours. Ces brouillons relèvent de l’élaboration d’un « document-maître » bien identifié.

Le document n° 3 est une note relative à un événement officiel auquel a participé le chef de l’État ; c’est un document postérieur à une rencontre officielle, rédigé par un des protagonistes de la rencontre et qui en toute logique appartient au dossier de la rencontre. On peut se demander de quand date cette note et si sa rédaction est plus ou moins éloignée de l’événement commenté mais sa proximité physique avec le document n°2 laisse penser qu’elle en est assez proche et qu’il ne s’agit donc pas d’un écrit qui aurait été rédigé beaucoup plus tard, par exemple après la fin de la guerre quand le maréchal Pétain n’était plus chef de l’État.

Le document n° 4, quant à lui, n’est ni un état précédent ou suivant l’original d’un document officiel ou d’un document émanant du chef de l’État, ni un document émis ou reçu par le maréchal Pétain dans l’exercice de ses fonctions de chef de l’État. C’est la copie d’un document public qui ne lui est pas adressé (même si le fait que l’appel du 18 juin 1940 soit adressé à l’ensemble des Français pourrait en quelque sorte inclure aussi le maréchal…). Ce document n° 4 est un document externe, une source d’information sur l’actualité ; c’est ce qu’on appelle de la documentation. Dire que cette transcription, en tant que telle, procède de l’activité du maréchal dans l’exercice de sa mission de chef de l’État, ne va pas de soi. L’argument, qui est manifeste pour les autres documents, est pour celui-ci plus retors.

D’une manière générale, les archivistes considèrent les documents de documentation externe, les coupures de presse, les extraits de journal officiel ou les copies d’autres documents qui figurent dans un dossier d’affaire comme des pièces jointes éclairant le dossier, qu’elles soient soulignées et annotées ou non. Dans le cas de personnalités de premier plan, l’ensemble de ces pièces jointes sera volontiers conservé pour témoigner des sources utilisées par le responsable et éclairer son mode de travail mais, dans de très nombreux cas « ordinaires », ces pièces de documentation sont allègrement expurgées.

Dans le cas présent, la proximité physique du document 4 et du document 5 (constituant le lot 105 du catalogue de vente du libraire) peut suggérer que le texte de l’appel du 18 juin a été pris en compte par Pétain pour la rédaction de son discours du 8 juillet 1940 mais ces deux pièces ne constituent pas clairement un dossier. On peut conjecturer sur l’existence d’autres documents qui auraient par la suite été dispersés, ou sur la date à laquelle le maréchal a lu et souligné le texte de l’appel, mais les documents tels qu’ils se présentent aujourd’hui ne semblent pas en mesure d’en dire beaucoup plus.

En transposant cette situation documentaire à une notre époque, faudrait-il aller jusqu’à considérer que les journaux ou les tracts (voire les tweets émis par d’autres présidents…) lus par le président de la République française, et dont sa réflexion politique tient peut-être compte, seraient de facto des documents d’archives publiques ?

Où est la frontière ? Archivistiquement parlant, la frontière peut être matérielle (les dossiers figurent physiquement dans le même dossier lorsque l’archiviste les prend en charge, que ce soit du fait délibéré de l’auteur du dossier ou, plus souvent, par hasard, habitude, négligence de mise en ordre) et/ou logique (le lien diplomatique de l’élaboration et de la gestion du document-maître est démontrable par des éléments internes ou par des éléments internes, tels qu’une mention ou un enregistrement extérieur).

On sait que la définition française des archives qui remonte à 1979 est très généreuse, très englobante, tentaculaire même. La qualification plus récente de « trésor national » donnée à tous les documents d’archives publiques, historiques ou non historiques (article L111-1 du code du patrimoine, datant de 2015) est, elle, si large, si exubérante, si irréaliste, qu’elle affaiblit la notion même d’archives et tend quelque peu à décrédibiliser le statut des archives publiques.

En conclusion, et pour revenir à la transcription de l’appel du 18 juin dans les archives Pétain, le lien matériel n’est pas si clair et le lien logique n’est pas démontré. Mon sentiment est que cette transcription de l’appel du général de Gaulle annotée par le maréchal Pétain n’est pas « née » document d’archives publiques mais que son intérêt historique, ténu mais réel eu égard à la personnalité de celui qui l’a lu et souligné, fait d’elle un très bon candidat pour « devenir » archives publiques, quel que soit le mode d’entrée dans les collections françaises. Quoi qu’il en soit, c’est, sur le plan symbolique, une belle prise.