Enquête sur nos écrits du quotidien. Approche bloguesque de diplomatique contemporaine
Tel est le titre, et le sous-titre d’un petit ouvrage que les éditions de l’École nationale des chartes ont publié il y a quelques semaines. 220 pages à lire ou à feuilleter.
En tant qu’auteure je suis comblée. Parce qu’il est joli, parce c’est ma première publication sous le patronage de mon école (qui m’a inoculée le virus de la diplomatique), et bien sûr parce qu’il fait honneur à mes travaux de recherche de ces dernières années sur l’authenticité des documents, la fiabilité des données et la confiance que l’on peut accorder à l’information qui se présente à nos yeux.
Tous les mots du titre ont leur rôle pour présenter le livre
C’est bien une enquête, une investigation dans le domaine de l’information, des documents, des archives, avec la démarche scientifique : observation, questionnement, hypothèses.
Cette enquête vise des écrits, c’est-à-dire des traces signifiantes résultant d’interactions entre les humains, avec le recours de matériaux et d’outils, de techniques et de plus en plus de technologies ; la définition que donne de l’écrit notre code civil, dans son article 1365, convient parfaitement ici : « L’écrit consiste en une suite de lettres, de caractères, de chiffres ou de tous autres signes ou symboles dotés d’une signification intelligible, quel que soit leur support ».
Le mot quotidien dit à la fois que l’objet de mes interrogations se trouve plus souvent dans la vie quotidienne (de vous, de moi, des autres) que dans des fonds d’archives constitués, et qu’il s’agit de documents ou de traces parfois banales.
Approche : oui, c’est un portrait par petites touches de la critique de ces écrits du quotidien et non un manuel, encore moins une encyclopédie. Il s’agit d’approcher la question de la confiance dans les documents que l’on a sous les yeux au moyen d’un tissage de petites réflexions, d’apparence éclatées mais toujours reliées par l’esprit critique.
Qualifier cette approche de « bloguesque » est assez juste puisque la matière première est constituée par les billets de blog que j’ai postés depuis 2011 mais il s’agit d’un mot assez rare, d’autant plus audacieux de la part de l’éditeur que le suffixe -esque pourrait évoquer, à première vue, un travail peu sérieux, sans le qualifier toutefois d’ubuesque ou d’abracadabrantesque. Disons que c’est une fresque pittoresque de la science diplomatique du XXIe siècle.
Quant à la diplomatique contemporaine : je ne commente pas davantage : on en saura plus en lisant le livre ou, pour commencer, en se promenant sur cette page du blog, ou en se consultant, dans la Gazette des archives, les actes du colloque « De la diplomatique médiévale à la diplomatique contemporaine », organisé en 1992-1993 justement par l’École nationale des chartes et la Bentley historical Library de l’université de Ann-Arbor (Michigan, États-Unis).
Construction et contenu du livre
Le point de départ du livre est la suggestion formulée il y a quelques années par Olivier Poncet, professeur de diplomatique moderne à l’École des chartes, de retravailler mes billets de blog, égrenés au fil des semaines, de l’actualité et de ma fantaisie, pour en extraire la substantifique moëlle de ma critique de l’information, pour regrouper et articuler les spots malicieux de plusieurs années en une démonstration plus sérieuse, pour métamorphoser un contenu diffus en un discours structuré, bref, pour rédiger un ouvrage au service de la diplomatique contemporaine dans sa dimension de discipline universitaire.
Je ne pouvais qu’être d’accord avec l’objectif et alléchée par le défi ainsi lancé.
Oui, mais comment procéder ?
Réécrire des billets de blog conçus pour divertir avant de faire réfléchir, dans le seul but de faire réfléchir, c’était en quelque sorte escamoter le projet de métamorphose au profit d’une simple réécriture des idées disséminées sur le blog. Cela dit, l’exercice n’aurait pas été une nouveauté pour moi. En effet, en 1999, quand les éditions L’Harmattan ont accepté mon premier livre Je pense donc j’archive, j’ai reçu des éditions Hermès, à qui j’avais aussi envoyé mon manuscrit, une aimable réponse disant que le style ne correspondait pas aux critères de la maison mais que celle-ci était intéressée par un ouvrage « scientifique et technique » sur l’archivage : et c’est ainsi que Le management de l’archive a été publié l’année suivante.
L’option de démembrer des dizaines de billets de blog pour réagencer les réflexions les plus pertinentes dans un discours unique et linéaire (genre édition des Pensées…) n’était pas convaincante non plus dans le contexte du projet.
La formule qui s’est imposée est l’édition d’une sélection de billets regroupés non pas de manière chronologique mais de manière thématique. La diplomatique ou critique du document écrit étant au cœur du blog (à côté de l’archivistique, de la société de l’information, des pratiques d’archivage), le choix a été fait de rédiger un petit précis de diplomatique contemporaine autour de quelques groupes de billets illustrant un des aspects de la critique formelle de l’écrit, en l’occurrence :
- le temps, la date, la chronologie,
- l’écriture et ses caractéristiques dans le monde d’aujourd’hui,
- les qualités intangibles d’un document d’archives fiable, autour de l’authenticité,
- la portée de l’écrit, sa valeur de preuve mais pas seulement
- la notion de dossier, entre le dossier administratif du XIXe siècle et sa (fausse) dilution dans l’univers numérique,
- le support de l’information et ses évolutions,
- l’avènement de la « donnée »,
- la permanence de l’idée de « document », ébranlé par la donnée mais toujours là…
C’est une expérience curieuse mais enrichissante que de travailler à l’édition de ses propres textes…
Les voies de la pédagogie
Blog ou livre, l’objectif de l’auteure était et reste de transmettre ses analyses et de partager ses hypothèses sur la démarche diplomatique en ce premier quart de XXIe siècle. Tous les supports de communication ont leurs avantages et sont complémentaires au service d’une diffusion élargie.
Le blog, c’est l’immédiateté et l’inachevé, c’est l’humeur, la déconstruction, parfois la provocation, tout cela est lié. Je n’ose pas dire, c’est la liberté car la liberté de la page blanche, je la trouve plutôt contraignante. C’est pourquoi je me suis imposé la règle que les titres des billets se terminent par le même suffixe (un suffixe par an : -ité, -o, -oire, -ule et -ance) ainsi qu’un rythme hebdomadaire, ces contraintes forçant la créativité et boostant l’audace de la pensée.
Face au blog, l’atout du livre imprimé est celui de sa conception concertée et de sa fabrication rigoureuse, impeccable, pérenne. C’est l’occasion de la prise de recul, de la décantation, de la synthèse et de la reconstruction.
Il y a des cas où les travaux de recherche débouchent d’abord sur un livre avant qu’on en tire des textes de sensibilisation pour un public plus large via un site Internet. Ici, c’est le processus inverse qui est à l’œuvre. Il n’existe pas de norme en la matière, et heureusement.
Cette « mise en livre » des petits textes postés tout au long de cinq années sans autre moteur que l’alimentation hebdomadaire du blog a permis de faire émerger des rapprochements d’idées non pas irréfléchis mais sans préméditation. La matière des textes étant mon goût pour la critique de l’information, l’observation des documents, la méthode diplomatique, il est logique que certaines notions reviennent régulièrement sous ma plume. Je ne pourrais mieux illustrer cette remarque qu’en citant Olivier Poncet dans sa préface. Évoquant la diversité des mots-clés choisis comme titres des billets de blog pour illustrer les diverses facettes d’une même notion, il retient l’exemple du chapitre sur le « dossier » : « C’est à propos de l’archivistique (Chapitre V) que les mots choisis par M.-A. Chabin pour introduire sa réflexion sont à la fois les plus variés dans la forme et les plus éloignés du champ ordinaire du diplomatiste qu’il s’agisse de « Solidarité » (social), « Promiscuité » (sexuel), « Osso bucco » (culinaire), « Consubstantialité » (théologique), « Accointance » (policier), ou « Granularité » (géologique). ».
À côté du texte, il y a l’image. C’est assurément la plus grande différence entre blog et livre.
Un billet de blog sans image à la une est presque inconcevable, surtout dans l’optique d’un partage sur les réseaux sociaux. L’image attire l’œil de l’internaute. C’est la règle du genre.
Un livre imprimé traitant de la forme de l’écrit n’a pas besoin d’images prétextes pour capter le lecteur ni de trop nombreuses illustrations pour le distraire de l’exposé de fond. Du reste, à la lecture des billets, les images apparaissent toutes seules…
Outre la pertinence des images utilisées dans le blog se posait pour le livre la question de la gestion des droits. La facilité de mettre en ligne (et donc de retirer de la toile) une image pouvait conduire – en tout cas dans les années 2010 – à quelques imprudences que le livre imprimé doit s’interdire. J’avoue ne pas avoir été toujours vigilante sur ce point. Mais je dois avouer également qu’en quinze ans de blog, je n’ai reçu qu’une seule réclamation : un avocat bavarois m’a sommée par mail de retirer de mon blog sous peine de poursuite une image d’omelette à laquelle trois morceaux de persil donnaient un air de poisson jaune qui illustrait parfaitement mon billet « Archivabilité » ; à ce moment-là (juin 2011), l’image se retrouvait partout sur Internet et le client de cet avocat s’en trouvait lésé. J’en ai été quitte pour casser quelques œufs et remplacer l’image par ma propre production. C’est pourquoi, lorsque j’en suis arrivée à « Osso bucco », j’ai commencé par faire un tour chez le boucher et enfiler mon tablier de cuisine…
Opérer le passage d’une sélection de billets délibérément impertinents et colorés à un ouvrage de fond sur la diplomatique contemporaine était une gageure. Et c’est sur les aspects théoriques de la diplomatique que le passage du blog au livre fut le plus acrobatique dans la mesure où les billets des cinq premières années du blog portaient le plus souvent sur des notions abstraites.
Les billets de diplomatique pratique, plus récents, correspondent à un style d’écriture à mi-chemin entre le billet d’humeur et l’article de revue professionnelle. Le livre en propose quelques-uns pour inviter les lectrices et les lecteurs à pratiquer au quotidien. On trouvera ainsi en fin d’ouvrage, quatre études de cas, quatre « dissections documentaires » : celles d’un ticket de métro, d’un post sur un réseau social, d’un arrêté municipal et de la fameuse attestation de déplacement dérogatoire de 2020. C’est encore une autre forme d’écriture au service de la pédagogie.
Merci encore à Olivier Poncet et à l’École des chartes pour cette publication qui est un aboutissement mais peut-être aussi un commencement pour d’autres travaux qu’elle pourrait susciter.




