Je pense, donc j'archive, Marie-Anne Chabin, L'Harmattan, 1999
Chapitre 4 - Science et conscience des archivistes
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Les archives représentent un monde suffisamment délimité et complexe pour nécessiter la présence de spécialistes. Il existe en français plusieurs suffixes pour qualifier les métiers, et notamment -aire et -iste : “ -aire ” comme dans secrétaire (qui connaît les informations et en porte certaines par écrit), bibliothécaire (qui gère des livres) ou notaire (qui reçoit et met en forme les contrats) ; “ -iste ” comme dans garagiste (qui tient un garage), trompettiste (qui sait jouer de la trompette) ou taxidermiste (qui traite des choses mortes pour les faire revivre).

“ Archivaire ” fut utilisé pendant quelques siècles mais “ archiviste ” s’est imposé au XVIIIe et surtout au XIXe siècle. Il est utilisé rétrospectivement pour les dignitaires chargés des tablettes ou des papyrus royaux, en Mésopotamie ou en Égypte.

La question est posée quelquefois de savoir si c’est un métier ou un état. C’est à la fois l’un et l’autre : un métier par la technicité que requièrent le maniement et le traitement des archives, un état ou une fonction par la relation spécifique et privilégiée qu’entretient l’archiviste avec la notion de temps, avec le concept de mémoire. Cette mémoire n’est pas la sienne, elle appartient à la collectivité au service de laquelle il est placé. Être archiviste dans l’absolu ne signifie rien. Le sens est donné par l’entreprise ou l’institution, c’est-à-dire le cadre d’exercice qui délimite les objectifs de son activité.

 

Savoir le temps qui passe

La première qualité de l’archiviste, sans laquelle les autres ne peuvent s’épanouir, est d’avoir du recul. Dans la mesure où il représente le lien, l’interface entre des documents, quelle que soit leur date de production, et un utilisateur réel ou potentiel, il ne peut se placer ni du côté des documents en épousant pleinement le contexte de leur création, ni du côté de l’utilisateur en vivant pleinement l’instant de sa problématique et de son besoin d’archives. Il risquerait de fausser son jugement. S’il veut (et il le doit) appréhender dans son entier la relation entre document et utilisateur, il lui faut prendre suffisamment de distance pour avoir l’un et l’autre dans son champ de vision et de réflexion. Comme en géographie, la position de deux points permet de déterminer le troisième d’où l’on embrassera du regard les deux premiers et tout l’espace qui les sépare.

Généralement, le recul, on ne “ l’a ” pas, on le “ prend ”. Ce n’est pas a priori une attitude naturelle, c’est une démarche volontariste qui, à force de répétition, peut devenir une seconde nature. C’est le cas pour un archiviste. Il s’agit de mesurer, systématiquement, l’impact du temps qui passe sur la relation archive-utilisateur. Ce mesurage se décompose en trois volets : les facteurs de désordre qui affectent l’archive en tant qu’objet (évoqués dans le chapitre précédent) ; l’obsolescence du contexte de création du document qui rend certains mots ou certaines références incompréhensibles pour l’époque de l’utilisateur ; enfin la nature, l’originalité et l’exactitude des informations que l’utilisateur est susceptible de trouver dans cette archive.

Par ailleurs, ce mesurage s’effectue soit ponctuellement quand il est initié par un besoin de l’utilisateur, soit globalement pour déterminer la stratégie archivistique à mettre en œuvre ou, plus modestement, un plan de travail. Il faut se soustraire à l’action d’un temps particulier pour évaluer toutes les composantes de la chaîne, de la question à la réponse, de la problématique à la solution mais aussi de la réponse à la question et de la solution à la problématique. On ne peut être à la fois juge et partie : l’archiviste se doit de ménager équitablement les intérêts des utilisateurs et ceux des documents, au nom de l’interaction entre les deux.

Pour être plus concret, prenons l’exemple d’un bâtiment quelconque et de la responsabilité de sa construction : qui a décidé ? Quand ? Dans quel document ? Comment s’appelaient les services et les responsables à cette époque ? Est-ce bien cette décision qui a été exécutée ? N’y a-t-il pas eu une autre décision ? Comment en être sûr ? Une telle recherche ne s’improvise pas, elle sous-entend une maîtrise des documents passés aussi bien qu’une bonne compréhension du besoin en cours : l’information d’un décideur nécessitera un investissement moindre que la production d’une pièce devant une juridiction. Autre cas, sur un plan général : le choix de sauvegarder telles cassettes parce que le support vieillit mal, qu’on n’a pas de copies, qu’on n’en a qu’une description sommaire, que le technicien qui les a enregistrées part à la retraite dans deux mois et que, pour toutes ces raisons, l’utilisation potentielle de ces bandes risque une perte irréversible. Un dénouement satisfaisant à ces situations exige une connaissance globale des parties en présence et de l’effet du temps qui passe sur chacune d’elles.

Il ne faut pas confondre “ recul ” et “ passé ”. Bien sûr, plus le temps qui passe nous éloigne d’un événement et plus on l’analyse avec sérénité, on voit des détails qui n’étaient pas apparus sur le coup, on bénéficie de l’éclairage d’un environnement différent. On a spontanément un certain recul qui permet d’apprécier la relation entre ce passé et le présent. Mais prendre du recul n’est pas connaître le passé. Il est des cas où la connaissance du passé est nécessaire mais elle ne représente pas l’essentiel de la démarche car le passé ne peut pas être modifié. En matière d’archives, le recul est aussi et surtout une affaire d’anticipation. C’est savoir relier le document à l’homme et l’homme au document indépendamment d’un processus linéaire. C’est intégrer globalement toutes les données disponibles au moment de l’opération et établir des projections méthodiques de façon à évaluer au plus juste les conséquences du présent sur les archives et les utilisateurs à venir. C’est anticiper l’utilisation des premières aussi bien que prévenir les besoins susceptibles de naître chez les seconds.

L’activité de l’archiviste joue donc sur trois temps : le passé, le présent et le futur. Son rôle est aussi bien de mettre au jour les documents d’hier pour une utilisation aujourd’hui, que de préserver les documents d’aujourd’hui pour une utilisation demain, voire de repérer des documents d’hier pour une utilisation demain ou après-demain. C’est volontairement que nous mêlons ici les usages de preuve et de témoignage car si celle-là prime sur celui-ci, les deux font partie de la mission de l’archiviste.

D’une manière générale, la relation archive-utilisateur ne se limite pas à un lien entre un individu et un objet, déconnecté des mondes environnants. Les utilisateurs peuvent être multiples dans le temps comme dans l’espace ; leur attente est en partie indexée sur l’évolution de la société. L’archive de son côté n’est jamais isolée, elle se rattache verticalement à un fonds et horizontalement aux autres documents traitant des mêmes sujets. Les journaux d’annonces locaux distribués dans les boîtes aux lettres et détruits peu après sont pourtant, si on les garde, une source assez fiable pour suivre, par exemple, l’évolution des goûts chez les collectionneurs ou dans la recherche de partenaires sexuels. Dans un grenier, au milieu de coffres contenant des archives seigneuriales d’Ancien régime, un sac en toile de jute étiqueté “ papiers inutiles ” n’est sans doute pas à jeter. Quand une procédure est informatisée, on ne peut l’ignorer et continuer à ne s’intéresser qu’au papier qui en découle. Tout cela suppose d’avoir une vision assez large des événements, internes ou externes à la collectivité utilisatrice. En un mot, le recul archivistique est l’antidote au syndrome d’Épaminondas.

 

Savoir voir

Chronologiquement, la première tâche de l’archiviste est de collecter, ou du moins d’identifier les documents qu’il traitera et exploitera pour le bénéfice de sa collectivité. Le temps où l’archiviste classe, passivement, ce qu’on lui apporte est révolu depuis longtemps. Bien sûr, il y a toujours des personnes encombrées de cartons qui sont prêtes à les donner : l’intérêt de leur contenu est en général inversement proportionnel à l’empressement de leur détenteur à s’en débarrasser. De plus en plus, l’archiviste doit “ chasser ” sa proie, méthodiquement, de crainte qu’elle ne lui échappe. Avoir l’œil et intervenir au bon moment.

Il faut commencer par aller voir les archives, là où elles sont. Non qu’elles se cachent mais elles sont d’une nature discrète. Comme support d’une activité, elles sont rarement au premier plan. C’est l’objet de l’archive, ce à quoi elle sert qui est saillant, visible. L’identification s’amorce donc par le repérage, au sein de la collectivité, des producteurs et de leurs actions, qu’elles soient génératrices de preuves ou génératrices de témoignages.

Il existe plusieurs niveaux de regards. Le profil des archives dépend du fondement des activités en cause, de leur impact, de leur rythme et de la source des informations traitées. Tous ces aspects sont déterminants, dans des proportions variables selon l’activité considérée et le rapport que leur auteur entretient avec ses archives.

La réglementation donne le premier éclairage : la loi, les codes, les statuts, les contrats, les procès-verbaux d’assemblée, les décisions internes forment la colonne vertébrale des archives. Le financement des activités vient ensuite qui délimite l’aire d’intervention et les relations entre les partenaires. Tous les outils internes de gestion tels que registres, fichiers, tableaux livrent a priori une bonne cartographie de la documentation produite. Le cycle de production des documents sériels ou récurrents précise la configuration des dossiers : quelques jours ou quelques mois pour un stage ou une commande de marchandise, une ou plusieurs années pour la construction d’un lycée ou un grand procès, des décennies pour les dossiers de personnel ou de patients. Enfin, les circuits d’information à l’intérieur comme à l’extérieur de l’unité de production dessinent le réseau qui alimente les documents, avec ses sources, ses ruisseaux, ses torrents, ses lacs, ses bras morts.

Certains secteurs d’activité sont très prolifiques comme l’aide sociale, le notariat ou les recensements de population ; d’autres beaucoup moins comme le commercial ou le culturel. À tout cela il faut encore ajouter des coefficients correcteurs des “ variations saisonnières ”, des particularités qui tiennent aux traditions, à la personnalité des acteurs, à des opportunités ou à des contraintes ponctuelles.

Les archives une fois localisées, il faut exercer la même acuité du regard pour discerner le bon grain de l’ivraie, avoir un regard “ sympathique ”, au sens de l’encre sympathique qui, sous un certain éclairage, fait sourdre le message de l’uniformité. Il permettra d’entrevoir dans les propos de l’auteur ou de l’héritier du contenu des armoires, l’utilité directe ou indirecte des écrits, des plans, des fichiers ; de soupeser la portée juridique de relevés hâtifs d’ouvriers en tournées ; de détecter la valeur ajoutée d’un cahier de réunion à l’allure banale et qui se révèle un vrai journal de bord de l’entreprise, anecdotes comprises ; de diagnostiquer le doublon entre deux séries de classeurs de comptabilité qui ne présentent pas le même nom ni le même classement.

Voir ce qui est ne suffit pas ; il faut encore voir ce qui manque. Cela suppose d’avoir une idée de ce qui devrait être là et qu’on ne voit pas, de la vraisemblance de l’accumulation et de l’agencement des documents. Il ne s’agit pas seulement des “ trous ” sur une étagère ou des classeurs vierges mais des lacunes dans la toile d’araignée que toutes ces archives doivent tisser ensemble, des incohérences de volume, de la jeunesse apparente des liasses, de l’empilement de cassettes derrière le bureau, du silence gêné de l’employé, de quelques feuillets frais au milieu d’un dossier usé par le soleil et la poussière, de la marque sur le mur de la présence d’un petit secrétaire déménagé récemment, vide ?

Alors, l’archiviste dont le tableau de chasse n’est pas honorable peut changer de costume et emprunter la conversation d’un inspecteur souriant, sans se laisser abuser par les affirmations subjectives de son interlocuteur : “ Oh là là ! c’est très vieux ! ça remonte au moins à 1992 ! ”, “ Vous pensez, des papiers de 1950, à quoi ça peut servir ? J’allais les jeter ”, “ Ce sont des rushes de l’année dernière, inutilisables ! ”. Il faut insister doucement, voir de ses propres yeux. C’est comme cela que l’on peut découvrir de vieux registres syndicaux, des plans de carrières abandonnées, des disquettes contenant des fichiers clients égarés, des dossiers de saisies d’immeubles juifs en 1942 serrés dans un classeur condamné au fond d’un couloir.

Avec l’expérience, l’archiviste développe son flair. Il sent les archives de loin. Il les devine. Il les déshabille du regard. Il apprécie en quelques coups d’œil leur anatomie. Il les comprend au toucher, à la manière d’un maquignon qui jauge un cheval, d’un commissaire-priseur devant un tableau de maître, d’un mécanicien penché sur un moteur.

 

Savoir lire

L’apprentissage de la lecture se fait traditionnellement en deux temps : la reconnaissance des lettres ou déchiffrement, et la compréhension de ce qui est déchiffré, c’est-à-dire la captation du sens des mots, des images, des signes qui ont été tracés. La maîtrise de la langue d’expression est la condition essentielle d’une bonne lecture mais elle n’est pas toujours la seule. Elle suffit en principe pour le destinataire initial des documents ou lorsque le message ne comporte aucune allusion, aucun pronom, aucun sigle qui renverrait à une connaissance extérieure. On lira plus facilement une carte postale portant “ Sète, 21 juin 1963. C’est dimanche, le soleil brille. À bientôt. Louis Perrin ” qu’un télégramme libellé “ Venez vite – Stop – L. tombé – Stop – Docteur la garde ” : où faut-il aller ? Qui est “ L ” ? Un petit garçon ou un ministre ? “ Docteur ” désigne-t-il un médecin ou est-ce un surnom ? “ La ” est-elle une femme, une maison, une valise de faux billets ?

En tant que support d’une action, les archives se rattachent principalement à la catégorie du télégramme : elles ne sont totalement compréhensibles que dans leur contexte, c’est-à-dire, quand le lecteur dispose des informations que l’auteur et le destinataire avaient eux-mêmes à l’esprit lors de l’établissement du document. La lecture des archives s’opère donc en deux étapes : voici ce qui est écrit, voilà ce qu’il faut comprendre.

La paléographie, ou “ science des écritures anciennes ”, étudie les caractéristiques des textes manuscrits afin de donner des clés ou des règles de déchiffrement selon les époques, les lieux et les catégories de producteurs. Elle compare le tracé des lettres, les pleins et les déliés de l’encre, les hastes des “ t ” et des “ h ”, la forme des “ d ”, des “ m ” ou des “ s ”, les majuscules, les coupures de mots, les évolutions des graphies et les influences qu’elles subissent. En outre, elle repère et résout les abréviations, fréquentes dans les textes littéraires du Moyen Âge ou dans les minutes notariales de l’époque moderne (tant dans un but de rapidité que pour économiser les supports).

Une fois les mots décodés, il faut encore tirer du document toutes les informations qu’il recèle, au delà de ce qui est exprimé “ en clair ”, c’est-à-dire identifier lieux et personnages, vérifier l’exactitude des noms, extraire, le cas échéant, l’information additionnelle contenue dans la mise en forme et la mise en page, l’emploi de formules toutes faites, les mentions ou observations ultérieures, les marques de validation, la ponctuation ou la pagination. Tous ces éléments concordent à compléter la connaissance de ce qui s’est passé, de ce qui a été pensé. Ils contribuent aussi à apprécier la véracité du document et la fiabilité de ses dires.

Cette étude particulière constitue une discipline à part entière dont les fondements ont été posés au XVIIe siècle par Dom Mabillon, de l’abbaye bénédictine de Saint-Germain-des-Prés (celui de la station de métro). Comme nous l’avons vu, les faux n’étaient pas rares dans les fonds d’archives médiévaux. Par souci d’établir la vérité historique, Dom Mabillon mit au jour, par comparaison des sources dont il disposait, les points communs des documents censés appartenir au même producteur, afin de mettre en évidence ceux qui dérogeaient aux règles habituelles, présomption de forgerie. Il distingua les caractères externes (support, format, présentation matérielle) et les caractères internes, autrement dit les différentes parties du discours : invocation à Dieu, rappel des faits, teneur de la décision, clauses, etc. Ayant collecté une bonne somme d’observations, il en fit un traité.

Les parchemins qu’avait analysés Mabillon étaient principalement des actes officiels traditionnellement appelés “ diplômes ”. Il intitula donc son ouvrage, rédigé en latin, De re diplomatica soit, en français, La diplomatique. La discipline ainsi créée fit partie des enseignements de l’École des chartes dès sa création en 1821. Restreint pendant longtemps aux seules chartes de la période médiévale, son champ s’élargit ensuite à l’ensemble des types d’archives puis aux périodes plus récentes. On distingue aujourd’hui, comme en histoire, la diplomatique médiévale, la diplomatique moderne et la diplomatique contemporaine.

Certes il y a loin de la chancellerie de Charlemagne aux ordinateurs et de la minuscule caroline aux formats de disquettes et de bandes magnétiques mais force est de constater que les différences n’effacent pas les ressemblances : il y a toujours un langage (tracé de lettres ou code binaire) et il y a toujours des informations transmises.

Si on y regarde de près, on constate qu’après cinq siècles d’imprimerie normalisatrice et cent cinquante ans de photographie et de machines à écrire mécaniques, les technologies numériques renouent en quelque sorte avec la personnalité subtile et secrète du manuscrit. Bien sûr, les mots ont la même apparence sur l’écran que sur la page imprimée puisque les polices de caractères électroniques n’ont pas modifié la forme des lettres mais, comme pour les manuscrits, la lecture n’est pas immédiate (médiation d’une machine) et la malléabilité des outils favorise l’individualité et l’unicité des documents.

D’un côté, le caractère indirect de la lecture, le recours ou plutôt la dépendance de la machine a déplacé la problématique du déchiffrement des lettres et de leurs entrelacs vers le codage des signes et la maîtrise technique des logiciels et hardwares correspondants. D’un autre côté, le coupé-collé, les possibilités d’effacer et de corriger, l’insertion d’images dans le texte, l’ajout de commentaires, de signes et de sons, sans que les modifications soient nécessairement visibles, permettent de personnaliser un document reçu électroniquement, d’en faire aisément un document “ neuf ”, de même que les manuscrits recopiés par plusieurs copistes présentent tous un petit quelque chose de différent, de propre au scripteur.

Les travaux de recherche se multiplient aujourd’hui, notamment en Amérique du Nord, sur la formalisation de règles de déchiffrement des documents électroniques, sur la constitution d’une “ diplomatique numérique ” qui permette d’analyser et de critiquer avec justesse et précision les caractères de ces documents, leur organisation interne, leur fiabilité.

 

Savoir retrouver

Il existe deux temps privilégiés de lecture des archives : le moment où on les classe pour les conserver et le moment où on les exploite. La première lecture est le fait de l’archiviste, la seconde le fait de l’utilisateur. Mais pour que l’utilisateur entame sa lecture, il faut qu’il ait eu accès au document, c’est-à-dire qu’un chemin balisé l’y ait mené ou qu’un guide averti l’y ait conduit. Là encore, c’est le fait de l’archiviste. C’est une de ses tâches fondamentales. Aussi trivial que cela puisse paraître, il n’est pas inutile de le répéter : pourquoi collecter des documents et les conserver si c’est pour ne pas retrouver ce qu’on a archivé ?

Globalement il y a deux grandes façons de classer des documents : par origine (par auteur) ou par thème (par objet). Dans les archives, le classement par origine, qui respecte le contexte de création du document, est appelé “ principe de provenance ” ; il s’oppose au classement thématique ou “ principe de pertinence ” qui n’en tient pas compte.

Le principe de pertinence a notamment été pratiqué au milieu du XIXe siècle pour les documents cartographiques des fonds conservés aux Archives nationales : environ 16 000 plans colorés de villes, châteaux, domaines, églises et jardins, du XVIe siècle à la Monarchie de Juillet, ont été retirés de leurs dossiers d’origine et regroupés en “ collections ” selon les nouveaux départements et communes issus de la Révolution[1]. Non seulement les devis, rapports et autres contrats étaient orphelins de leurs plans, mais encore il était bien difficile de lire et d’exploiter les plans, coupés des écrits explicatifs et de la motivation de leur existence. Ce classement représenta une véritable perte d’information.

Deux siècles plus tard, le principe de provenance reste un des fondements de l’archivistique qui s’est affirmée comme discipline autonome au cours du XIXe siècle, face à l’accroissement et à la dispersion des archives administratives, et qui regroupe aujourd’hui l’ensemble des théories et des pratiques professionnelles de gestion d’archives. La réalité est que les documents qui concernent un même objet sont dispersés et que la prise en compte de la provenance de chacun est instructive pour leur exploitation. Il y a plus de naïveté que de réalisme dans les romans ou films policiers dont une partie se déroule dans un service d’archives (ambiance feutrée) : le personnage principal va bientôt tout savoir sur le château de Tartignolles ; il s’approche du casier à la lettre T et, comme par enchantement, toutes les informations confidentielles sont là, réunies dans un même écrit (rédigé quand, par qui, dans quel but ? Mystère !).

Heureusement, les procédés de reproduction, les bases de données informatiques et les outils d’indexation permettent aujourd’hui de combiner les deux principes : respecter l’ordre de production des archives et regrouper thématiquement leurs contenus. Ces progrès techniques ont permis du même coup de dissocier le classement physique et le classement logique. Alors que la rigueur voulait naguère que l’on rangeât les liasses dans l’ordre de leur classement logique, les volumes traités aujourd’hui incitent plutôt à les ranger de façon continue selon leur arrivée dans les salles d’archives dès lors qu’un fichier électronique donne automatiquement le numéro du casier ou de l’étagère. Si un casier vient à être vide, on y met autre chose, peu importe le contenu si le fichier de localisation est à jour. Les manipulations de cotes et de numéros sont moins fastidieuses que les manutentions répétées.

Le niveau de description idéal ne laisse pas d’entretenir des discussions professionnelles animées, au delà de la contrainte des moyens que l’on peut y consacrer. La première exigence est de répondre aux besoins du producteur de l’archive, tant au plan de la preuve que de la mémoire. Le minimum requis est d’indiquer ou de restituer l’auteur, le destinataire, la date, le titre et l’objet de l’archive définie comme unité intellectuelle et/ou matérielle, bref ce qui est nécessaire et suffisant pour identifier le document comme source de l’information recherchée.

Dès lors qu’on a localisé un carton, un registre, une cassette comme le réservoir de la réponse à la question, en feuilleter les pages ou en dérouler la bande n’est que la dernière ligne droite. Par ailleurs, en matière d’investissement et de temps passé, quel que soit l’acteur, il est plus rentable de lire la totalité d’un rapport ou de visionner la totalité d’une émission que d’indexer chaque mot ou chaque image. N’indexer qu’une partie du document, même bien sélectionnée, laisse toujours un doute sur le contenu du reste. Enfin, plus une notice descriptive est longue, plus elle suggère malgré elle qu’elle est exhaustive. C’est encore plus manifeste avec l’audiovisuel lorsque les images sont traduites en mots, introduisant une part de subjectivité dans la transcription.

La numérisation, les outils informatiques de recherche en texte intégral, les outils de reconnaissance vocale, l’indexation des images par des images sont propres à faciliter la manipulation des mots et des archives audiovisuelles. Toutefois, outre le fait que ces technologies sont encore expérimentales ou relativement peu répandues, elles ne feront que déplacer la question du choix et de la hiérarchisation des données.

Il n’y a pas de niveau de description absolu ; il est relatif à la substance de l’archive proprement dite, et aussi à l’utilisation réelle ou induite des informations qu’elle détient. L’archiviste se doit de déterminer et de mettre en œuvre le meilleur rapport possible entre substance et utilisation. Compte tenu des inconnues de l’équation, on ne peut obtenir un résultat parfait mais la perfection est ce vers quoi il faut tendre.

Anticiper toutes les utilisations de la valeur secondaire des documents, c’est-à-dire des informations qui ne participent pas de l’activité supportée par l’archive, est de nature à épuiser l’imagination la plus prolifique. Par exemple, prévoir que quelqu’un s’intéressera à la couleur bleue, aux tilleuls, à la présence des rats dans l’habitat ; qu’un orthophoniste ou un fantaisiste chercheront des interviews d’hommes ayant une voix de femme et vice-versa ; qu’un journaliste aura besoin d’une image de route sous la pluie ou de ménagères remplissant des caddies avec des bouteilles, etc. Rien n’interdit à l’archiviste de prendre l’initiative de signaler ce qui a (selon lui) une valeur historique, esthétique ou marchande inattendue, bien au contraire. On peut aussi espérer que les outils technologiques des prochaines décennies faciliteront des requêtes elles aussi toujours plus pointues.

Un autre aspect de la “ retrouvaille ” est le fait de savoir si ce qu’on cherche existe ou non. Dans certains cas, on recherche un document que l’on a déjà vu (parce qu’on l’a produit ou qu’on y a participé) ou dont on est sûr de l’existence par d’autres sources : on connaît au moins l’auteur, la date, ou le titre. D’autres fois, on cherche moins un document fini qu’une information absolue, sans savoir a priori si un document existe qui la contient en l’état, si cette information est éclatée entre plusieurs documents, ou si elle n’est nulle part formulée de cette façon-là. Recherche ciblée et recherche aléatoire ne présentent pas les mêmes enjeux.

Le foisonnement des documents et des informations accentue la nécessité d’adapter la réponse à la demande, de rechercher le document pertinent plutôt que de submerger l’utilisateur sous un flot de réponses. La tâche est délicate et la compétition est engagée entre l’homme et la machine : les moteurs de recherche sur Internet répondent rapidement mais tâtonnent encore et déversent des monceaux d’à-côtés.

 

Savoir conserver

La notion d’archive est indissociable et en tout cas indissociée de la notion de conservation. Pour l’utilisateur, la conservation est la condition sine qua non de l’accès à l’information : le document qui l’intéresse est disponible parce qu’il a été conservé jusque-là. Toutes les archives dont il a besoin aujourd’hui ou dont il peut avoir besoin demain doivent être conservées, au sens où le définit le Petit Robert, à savoir comme le fait de “ maintenir en bon état, préserver de la destruction et de l’altération ”.

Le point de vue de l’archiviste est différent : alors que l’utilisateur se place à la période ultime du cycle de vie de l’archive qu’est son exploitation finale, l’archiviste, lui, considère le même cycle depuis l’autre extrémité, celle de sa création.

Or, encore une fois, l’utilité réelle et potentielle de l’archive n’est pas une valeur absolue ; elle est soumise au temps qui passe. La difficulté tient à ce que cette valeur n’a pas un développement linéaire. En effet, si la valeur de preuve d’une pièce s’éteint logiquement à la fin du temps convenu, la force de témoignage de l’archive peut connaître des revirements qui n’ont rien à voir avec la chronologie et les exemples ne sont pas rares de papiers anodins qui deviennent lourds d’information sous un autre regard.

L’objectif de l’archiviste est donc de “ maintenir en bon état ” les archives qui répondront au besoin des utilisateurs. Il est clair que ce n’est pas la totalité des archives produites. L’inflation de la paperasserie des dernières décennies a conduit les conservateurs d’archives (appellation administrative classique des archivistes chartistes) à se présenter davantage comme des “ éliminateurs d’archives ”, et les statistiques des services d’archives mettent en évidence que ce qui est voué à une conservation durable n’excède pas 10 % de la production, le reste étant voué à une destruction physique à court, moyen ou long terme selon qu’il s’agit d’un brouillon, d’une quittance ou d’un dossier de divorce. La “ numérie ” contemporaine répond a priori aux mêmes critères.

Le premier aspect de la conservation d’archives consiste donc à gérer la pertinence de l’objet conservé et son évolution dans le temps : extinction de la valeur de preuve de documents dépourvus d’informations originales, tels que les factures, les dossiers de cartes grises en préfecture, les tableaux mensuels récapitulés dans le tableau annuel ; disparition irréversible d’un support détérioré dont le contenu a été préservé, telle une bande magnétique deux pouces sauvegardée sur une cassette numérique ; redondance d’objets, tels les multiples exemplaires dispersés d’une photographie ou d’un plan après qu’on les a regroupés en un même lieu, les trois versions électroniques d’un projet de discours de vœux d’un maire précédant la version définitive et effectivement prononcée. Il convient donc de trier à bon escient informations et documents.

La métaphore du jardinier se prête bien à la situation. Les travaux d’entretien du jardin sont plus ou moins minutieux : répartir des choux rouges et des choux blancs dans des cageots distincts est une chose ; trier des lentilles en est une autre. Surtout, pour favoriser l’épanouissement des fleurs et des légumes, il faut éviter qu’ils soient étouffés par des plantes fanées ou parasites. Ainsi, face à une pluie documentaire abondante, l’archiviste doit désherber. C’est d’ailleurs, le terme utilisé par les archivistes anglo-saxons (weeding) pour désigner le tri.

Le domaine d’application de la conservation une fois délimité commence la véritable “ préservation ” des documents dans sa composante matérielle. La sélection des objets à conserver relève de la connaissance des caractères internes des archives ; la préservation fait davantage appel à la connaissance des caractères externes.

Face aux causes d’usure et d’autodestruction déjà évoquées, savoir conserver réclame donc des bases solides sur la composition des matériaux qui entrent dans la fabrication des supports, sur leur durabilité attestée ou supposée, sur les caractéristiques de leur vieillissement, sur les facteurs de dégradation naturels ou environnementaux.

De même que le bon jardinier sait que s’il plante des cucurbitacées à proximité de ses melons, par le fait que les abeilles butineront sans distinction les fleurs des uns et des autres, il prend le risque que ses melons aient un goût de citrouille ou de cornichon, de même l’archiviste doit veiller à prévenir la propagation de l’acidité, de l’humidité, des champignons ou des virus vers des documents sains et en tirer les conséquences sur ses pratiques de rangement.

Il faut y ajouter, lorsque le mal est fait ou que la prévention n’a pas été suffisante, un minimum de notions sur les possibilités et les techniques de restauration, depuis les procédés de désacidification ou le comblage des trous du papier par aspiration d’une pâte composée à l’identique jusqu’à la restauration numérique des films en passant par la lyophilisation.

Le champ de ces connaissances techniques voire chimiques, centré pendant des siècles sur le parchemin et le papier chiffon, par ailleurs très stables, s’est depuis deux siècles considérablement élargi jusqu’à inclure aujourd’hui plus de supputations que de certitudes sur le délai de vie de supports parfois obsolètes avant d’être hors d’usage, du fait non réellement de la technologie mais en raison de la guerre des fabricants et des enjeux commerciaux internationaux. Cette question des standards, contraignante pour les papiers photo, les films ou les microfilms, s’avère plus grave encore pour les supports optiques et magnétiques car ces supports de conservation coûtent cher et les investissements massifs n’offrent jamais la garantie de la pérennité des choix technologiques. La problématique financière ne peut pas être étrangère à l’archiviste dans la mesure où la préservation matérielle, sous cet angle économique, rejoint des choix de contenu voire une réorganisation moins onéreuse de la production des données.

Le savoir conserver exige aussi de l’archiviste des compétences dans le domaine de la sécurité et des techniques de stockage. C’est d’abord la réglementation relative à la construction des locaux de stockage en général et des locaux d’archives en particulier qui, lorsqu’ils dépassent une certaine taille sont classés administrativement parmi les établissements dangereux. Elle vise les conditions de résistance des planchers, les normes de température, d’hygrométrie, de luminosité, de pollution de l’air, relatives à chaque type de support, les installations de prévention contre l’incendie, le fonctionnement d’un plan d’évacuation en cas de danger, les pratiques de banalisation ou de codage de l’accès aux contenants. C’est ensuite une connaissance critique et une veille des matériels de stockage, de leur rapport qualité/prix eu égard à l’usage qu’on en veut faire : avantages comparés du bois et du métal, solidité des rayonnages, adaptation aux formats, maniabilité.

L’archiviste, dont la spécificité est d’être au fait du contenant comme du contenu, est alors à même de dégager et d’engager une stratégie globale de conservation, non pas tournée vers le fonds d’archives comme un objet en soi mais intégrant les besoins et les contraintes extérieures de la collectivité.

 

La pression du public

On peut conclure des chapitres qui précèdent que les auteurs sont beaucoup moins exigeants en matière d’archives que les utilisateurs. Le cas est fréquent où l’archiviste doit pallier les négligences des producteurs ; inversement, c’est souvent l’utilisateur qui talonne l’archiviste pour accéder à davantage d’informations. L’usage des archives en tant que preuve se développe en raison des affaires et de l’inflation des procédures juridiques mais il porte sur des documents qui remontent rarement au delà de vingt ou trente ans et qui sont souvent encore en la possession de leur producteur. Du côté de l’archive utilisée comme recherche de témoignage historique, le champ d’investigation s’ancre davantage dans le passé, sous l’effet de deux phénomènes de cette fin de siècle : l’attrait du passé et le “ devoir de mémoire ”.

On assiste à la convergence de plusieurs courants qui s’adressent aux archivistes (essentiellement du secteur public) sans toujours connaître la réalité des archives ou se préoccuper de leur histoire, de leur valeur ou de leurs faiblesses. Ces vingt dernières années ont modifié les relations entre les services d’archives et leurs utilisateurs, passant d’un cénacle d’habitués à un public diversifié et revendicatif.

D’abord, ce sont les généalogistes et les associations d’histoire locale qui, déferlant dans les salles de lecture, les ont dépoussiérées et inondées d’un enthousiasme revigorant. Mais ces chercheurs sont archivivores, infatigables et solidaires, de sorte qu’ils ont contraint d’accélérer les mesures de conservation des documents d’état civil et des minutes notariales des siècles passés. Leurs précurseurs sont les Mormons, chantres du baptême rétroactif, qui dès les années 1960 ont entrepris le microfilmage des registres paroissiaux et d’état civil de tous les départements français. Cette charge importante pour les services d’archives a été compensée par la remise d’un exemplaire de ces microfilms abondamment consultés depuis, évitant souvent une dégradation supplémentaire des originaux due à une manipulation excessive.

La corporation des historiens est toujours inquiète d’entendre parler d’élimination d’archives, événement devenu banal chez les archivistes. L’absence de pratique sur le terrain excuse la méconnaissance des redondances, des séries répétitives déjà exploitées massivement par des services de statistiques, etc. Mais transposer à l’an 2000 les notions archivistiques acquises au cours d’études universitaires plus ou moins théoriques dix, vingt ou trente ans plus tôt n’est pas pertinent. Par ailleurs, peu concernés par les problèmes de gestion et de contrainte budgétaire, certains historiens de l’époque contemporaine ne semblent pas mesurer les implications financières de leurs revendications : ceux qui réclament la conservation de l’intégralité des feuilles de maladies en vue de travaux d’histoire sérielle ou sociale savent-ils ce que coûterait l’archivage à titre historique du million de feuilles de soins reçues annuellement par la seule branche maladie de la Sécurité sociale, sans parler de la faiblesse de l’argument face au “ trou ” bien connu ?

Il arrive que des journalistes aux connaissances archivistiques superficielles ou à l’imagination échauffée fassent porter sur des services compétents une pression navrante. À cet égard, l’affaire du “ fichier des juifs ” au début des années 1990 est éloquente. Serge Klarsfeld repère au ministère des Anciens combattants un fichier expertisé effectivement par la commission ad hoc comme le fichier de recensement des juifs établi en 1940 ou tout du moins une partie de ce fichier, encore utilisé épisodiquement pour la délivrance d’attestations administratives. L’affaire prend vite une allure de polémique avec la publication de quelques articles et essais dont Archives interdites de Sonia Combe (Albin Michel, 1994) qui, tout en soulignant avec justesse certaines incohérences de l’administration, développe la théorie du complot des archivistes qui s’obstineraient à faire de la rétention d’archives et donc à cacher la vérité aux Français.

Quiconque connaît un tant soit peu la complexité des archives et la conscience professionnelle des fonctionnaires qui en ont la responsabilité ne peut qu’être choqué de ces allégations calomnieuses. Les historiens universitaires, juifs ou non juifs, en furent d’ailleurs agacés. Eric Conan et Henry Rousso, de l’Institut d’histoire du temps présent, remirent un peu les choses au point dans un livre très clair Vichy, un passé qui ne passe pas (Fayard, 1994) où ils qualifient notamment Sonia Combe “ d’intellectuel de la onzième heure ”. Les deux auteurs constatent à charge des perturbateurs qu’étudier sérieusement l’Histoire est “ moins drôle et plus ardu que d’aboyer devant la porte des Archives sans avoir même l’idée d’y pénétrer ”.

Malheureusement, l’impact des médias sur l’opinion publique n’est pas long à entretenir la thèse du “ On nous cache tout, on nous dit rien ”. Face à cela, la profession des archivistes affiche dans son ensemble un paradoxe curieux : un sentiment de culpabilité qui semble correspondre davantage à l’accusation de conjuration (les protestations furent somme toute assez molles et discrètes) plutôt qu’à la négligence réelle d’avoir tardé à classer et mettre à disposition les fonds de la période de la Seconde Guerre mondiale.

La loi du 3 janvier 1979 a réduit de cinquante à trente ans le délai commun d’accès aux archives publiques, avec des délais plus longs, de soixante à plus de cent ans pour les documents mettant en cause la sûreté de l’État, la vie privée des personnes et le secret médical, ainsi que pour les dossiers de justice. Or, on peut déplorer que le vote de la loi n’ait pas été immédiatement suivi de programmes de recensement, de classement et de publication des archives ainsi ouvertes au public, et par contrecoup des archives encore fermées[2]. La loi est assortie d’une procédure de dérogation autorisant dans certaines conditions la consultation anticipée des dossiers encore fermés, le plus souvent pour la recherche universitaire. Les demandes doivent être traitées au niveau du ministère par souci de cohérence.

Avec cette affaire, on a vu les demandes de dérogations se multiplier frénétiquement au point de porter sur des documents librement communicables, comme mues par une envie de se “ couvrir ”, oscillant entre frilosité et panique. C’est ainsi qu’un maire de la région parisienne demanda en 1995 une dérogation ministérielle pour permettre la consultation à un chercheur du registre des arrêtés du maire des années 1950 ! Les arrêtés du maire sont par nature immédiatement communicables (voir le code des communes) et, au cas où on l’aurait oublié, les trente ans étaient largement passés. Le plus étonnant est que le maire reçut peu après une réponse de l’administration des Archives l’autorisant “ à titre exceptionnel ” à communiquer le registre des arrêtés de 1950…

Le côté salutaire de toutes ces pressions est sans doute de rappeler aux archivistes du secteur public qui seraient tentés par l’introversion que c’est pour la Nation qu’ils travaillent et qu’à une époque où cette nation s’intéresse plus qu’avant au fruit de leur travail, il leur faut sans doute en tenir davantage compte et surtout expliquer leur rôle.

 

Rendre compte

Les archives n’appartiennent pas à l’archiviste, en aucun cas. L’archiviste est au service d’une collectivité qui le paie pour gérer sa mémoire et, même si cela n’est pas à la mode du temps présent, il n’est pas incongru de rendre des comptes. L’objectif est moins de dire ce que l’on a fait que de dire ce que l’on sait, dans le but de contribuer à de meilleures conditions d’archivage et d’archivation.

Les chiffres relatifs au métrage linéaire collecté ou trié, aux documents consultés ou restaurés, sont importants mais, même comparés, ils restent peu parlants pour des décideurs ; les analyses et les conclusions exprimées dans un langage commun ont plus de chance de répondre à la finalité intrinsèque de l’exercice. L’environnement de production et de conservation des archives est tellement mouvant qu’il n’est pas trop de faire annuellement le point de la situation. Ce qui ne dispense pas l’archiviste de donner au coup par coup des avis sur des faits, des événements, des projets.

Tout en ayant conscience que les problèmes de mémoire sont exceptionnellement prioritaires dans la vie de la communauté, il ne doit pas être avare d’explications sur les choses qui font l’essence de sa compétence. C’est sa raison d’être et sa mission, même si la réalité est un peu rabat-joie. Pourrait-on approuver un médecin qui se focaliserait sur la maladie sans s’intéresser à la personnalité et à la réaction de son patient ? Certes tout le monde n’est pas d’accord sur le fait de dire ou de taire au patient la maladie dont il souffre, mais les autorités d’une collectivité sont censées pouvoir l’entendre. L’archiviste dispense ses soins et son savoir, cumulant les rôles protecteur du médecin de famille, préventif du centre de vaccination, réactif de SOS-médecin et d’expertise du médecin légiste qui autopsie les dégâts.

Selon son aire d’intervention ou son lieu d’exercice, en supposant que son autorité scientifique soit respectée, l’archiviste, sans juger, développera les arguments politiques, culturels ou économiques propres à profiter à la mémoire collective voire aux intérêts financiers et sociaux du producteur.

Il soulignera le refus de certaines administrations de se dessaisir d’archives de plus de cent ou deux cents ans. Il exposera au ministère le caractère inapplicable de certaines procédures de communication d’archives, par exemple la communication d’un registre médical cent cinquante ans après la naissance des intéressés, alors que le registre a été tenu de façon chronologique pour des patients de tous âges. Il argumentera les conséquences de la destruction délibérée de deux cents heures de rushes de télévision et la probabilité qu’il y a de racheter cinq ou dix ans plus tard, fort cher, des images équivalentes. Il signalera la disparition inexpliquée d’archives probantes même si elles ne lui ont pas encore été confiées. Il avisera un Conseil général du peu de cohérence et d’esprit public qu’il y a à subventionner à hauteur de 10 000 francs la restauration d’un registre d’état civil de 1850 dont l’état de conservation n’est pas catastrophique et dont il existe une ou deux copies, alors que dans la commune voisine, ancien fief seigneurial, un registre du XVIe siècle, original et unique, se traîne en lambeaux. Il informera un chef d’entreprise qu’un groupe d’universitaires s’intéresse à l’histoire de l’entreprise et dispose de crédits pour les mettre en valeur. Il attirera l’attention du maire sur le caractère éphémère d’un investissement lourd pour l’informatisation des délibérations du conseil municipal avec des outils non pérennes et sans budget de fonctionnement. Mais, contre une lubie, un coup de pub ou une fausse facture, l’archiviste ne peut rien.

Il est dommage de constater trop souvent une certaine défiance réciproque entre le Savoir et le Pouvoir. En septembre 1993, le président Mitterrand s’apprêtant à partir en voyage officiel à Séoul dans le contexte de négociations de vente du TGV, décida d’emporter avec lui un manuscrit conservé en France et réclamé par les autorités coréennes. Il s’agissait de la copie d’une relation de la construction d’un temple en 1822, pièce confisquée avec quelques dizaines d’autres par la marine française en 1866 et remise comme prise de guerre à la Bibliothèque nationale. Les responsables des collections ayant argumenté leur refus de remettre sans garantie un morceau de patrimoine à l’Élysée, on procéda par ruse : deux conservateurs reçurent un ordre de mission pour convoyer le manuscrit à Séoul, le montrer au président Kim Young-Sam et le rapporter à Paris. Une fois sur place, ministres et ambassadeurs firent pression sur les deux conservateurs pour leur arracher le manuscrit et le président français put enfin en faire cadeau à son homologue coréen. Solidaire de ses deux collègues, la grande majorité des conservateurs du patrimoine s’estima flouée par le procédé. Quelques années auparavant, le refus des autorités françaises de remettre au Mexique un codex inca du XVe siècle d’une très grande valeur s’était soldé par le vol pur et simple du manuscrit, couvert par les autorités mexicaines. Pourquoi tant d’hypocrisie, consciente ou non, dans les relations entre l’État français et ses conservateurs ?

Le cas des fonds d’archives provenant de l’administration coloniale réclamés par les ex-pays colonisés est toutefois différent. Les revendications ne portent pas sur une pièce mais sur des milliers de documents articulés les uns aux autres. Le peu de valeur esthétique, les procédés actuels de reproduction peuvent être invoqués mais ne concernent pas le fond de la question. De plus, la propriété actuelle de ces archives est contestée et il se trouve des experts de droit international pour défendre les deux causes. On se souvient de la polémique, dans les années 1980, sur les archives algériennes de la période française.

Au delà des choix politiques, il existe des éléments de réponses archivistiques et techniques à ces questions du monde contemporain. Ce n’est pas aux hommes politiques de les formuler.

 

L’envie d’histoire

Quelle que soit l’institution ou l’entreprise pour laquelle il œuvre, l’archiviste est donc le médiateur entre les producteurs et les utilisateurs. Or les archives changent, les hommes changent, les besoins changent. Il s’ensuit que, pour conserver l’équilibre, les coordonnées de l’archiviste dans cet espace devraient changer en proportion.

En amont, les auteurs des documents dont le métier est moins lié aux archives qu’à l’activité qu’elles supportent. En aval, les utilisateurs ultimes que sont les historiens dont le métier est directement lié aux informations que portent les documents et qu’ils ont vocation d’exploiter. Le métier d’historien est de fait souvent plus proche de l’archiviste que tout autre.

C’est souvent une question de formation. Il existe en France trois filières pour les archivistes professionnels : les chartistes qui exercent principalement dans les Archives nationales et départementales (bien qu’une fraction d’entre eux ait choisi l’entreprise); les universitaires qui, souvent après une licence ou maîtrise d’histoire, ont poursuivi leur cursus par des études de documentation et d’archivistique avant d’occuper un poste dans une collectivité locale, un établissement public ou une entreprise ; enfin, les moins nombreux aujourd’hui, les archivistes d’horizons divers, scientifique, administratif, juridique, technique, que les hasards de carrière ou un intérêt particulier ont guidé vers une nouvelle profession et qui gèrent aujourd’hui des archives d’entreprise ou d’établissement public.

L’archiviste a donc dans la plupart des cas d’abord étudié l’Histoire, et plus spécialement l’histoire de France. C’est essentiellement là qu’il a acquis sa familiarité avec le temps qui passe et les séquelles cycliques de la chronologie. Ce savoir, il l’utilise au quotidien dans ses tâches d’identification, de critique, de gestion des documents. Si le travail de l’archiviste a pu un temps être considéré comme un ensemble de tâches passives, comme une discipline tournée vers le passé ou déconnectée des réalités de la vie active, l’explosion actuelle du monde de l’information rend cette approche largement caduque. Il est vrai que l’archivistique étant naguère, et encore largement aujourd’hui, présentée comme une des “ sciences auxiliaires de l’Histoire ”, ceci explique cela. La pertinence de l’archivistique pour la gestion dans le temps de l’information et des documents présents n’est pas encore véritablement reconnue, du moins en France.

Qu’est-ce qui s’y oppose ? On retrouve là le débat récurrent sur la finalité de l’École nationale des chartes : école d’érudition ou école professionnelle ? La question n’est pas tranchée. Pourtant, professorat et recherche mis à part, l’apprentissage d’une méthode et les connaissances qui la supportent sont deux choses distinctes, et la méthode est justement censée donner à ses bénéficiaires ce pouvoir d’adaptation que les connaissances pures ne sauraient transmettre. Pourquoi le chartiste aurait-il davantage vocation à critiquer une donation carolingienne tous les jours de sa vie professionnelle que le polytechnicien à résoudre une intégrale matin, midi et soir ?

Or, quelque frustration que cela engendre, l’analyse d’une archive pour la confection d’un instrument de recherche s’arrête au relevé des éléments nécessaires et suffisants pour sa retrouvaille; l’étude plus approfondie du contenu apparaît comme un luxe. De plus, ce qui est classé, décrit, restauré, n’a plus à l’être, en dehors des mises à jour nécessaires, de sorte que le centre de gravité d’un fonds d’archives devrait se décaler sans cesse vers les documents nouveaux à traiter, qu’ils soient en cours de création, en danger de disparition ou simplement propres à répondre à des besoins juridiques ou administratifs.

Il est intéressant de remarquer que les archivistes réputés le sont souvent par leurs travaux historiques et non en raison de leurs réalisations archivistiques ; c’est notamment le cas de plusieurs directeurs et inspecteurs généraux des Archives de France, mais aussi de nombreux archivistes, chartistes ou non. Il faut dire que, pour des “ tempéraments d’historien ”, l’exploitation des archives est plus attrayante que leur collecte et leur conservation. En d’autres termes, pour des “ tempéraments peu gestionnaires ”, l’Histoire est un peu la récompense après le pensum administratif. Mais l’exploitation des archives est conditionnée par leur conservation et il est logique que chacun se consacre prioritairement à la mission qui est la sienne, ce qui n’interdit pas de s’adonner marginalement à l’autre.

Le code international de déontologie des archivistes, publié par le Conseil international des archives en 1997, spécifie (art. 8) que les “ archivistes peuvent exploiter les fonds dont ils ont la charge pour la recherche et la publication mais dans les mêmes conditions que les autres ”. Le projet français allait plus loin en précisant que l’archiviste qui “ travaille en tant que chercheur sur les fonds et documents qu’il conserve, ne les exclut pas de la communication ”, preuve de la réalité au moins épisodique de la chose.

Entre archiviste et historien, c’est un peu la même relation qu’entre luthier et violoniste. Le luthier sait jouer du violon, il peut y consacrer ses loisirs, mais son métier est de fabriquer des instruments, pas de jouer de la musique. Imaginons que le luthier qui achève un violon se mette à en jouer au lieu d’attaquer la prochaine commande. Si le luthier ne fait pas son travail de luthier, il est peu vraisemblable que les utilisateurs soient à même de le remplacer, et au bout du compte les violonistes n’auront pas de violons.

Autre remarque que l’on pourrait peut-être interpréter comme une manifestation de la timidité des archivistes vis à vis des historiens, d’un sentiment que le travail d’archiviste n’est pas un métier en soi mais la première étape du métier d’historien : la modestie excessive, anachronique, des archivistes dans leurs travaux archivistiques. On ne signe pas (ou rarement ou discrètement) un inventaire d’archives alors que celui-ci représente le plus souvent un investissement colossal qui nécessite des compétences pointues et quelquefois des années de travail. Un bon instrument de recherche est aussi difficile à concevoir et à réaliser qu’un bon livre d’histoire mais ça n’est jamais un best-seller. Certes, tous les métiers n’ont pas vocation à occuper le devant de la scène médiatique mais voilà bientôt deux mille ans que l’on répète qu’il faut rendre à César ce qui appartient à César…

 

La peur de l’électron

Cette propension à l’Histoire est peut-être pour quelque chose dans le peu d’attrait que manifestent les “ archivistes-historiens ” pour les archives du monde de l’information c’est-à-dire pour les fruits de la technologie contemporaine et sa manière de supporter l’activité politique, économique, sociale, scientifique et culturelle.

La numérisation des fonds anciens a peu à voir avec l’archivation des documents produits sous format numérique. D’un côté on utilise les outils les plus performants de reproduction et d’indexation pour mettre en valeur des archives manuscrites, des livres, des plans, des photos ou des films ; dans ce cas, la technologie ne remet pas en cause la nature de l’objet numérisé, elle en change simplement le mode de consultation et d’exploitation en accélérant l’accès, le repérage d’un détail ou le tirage d’une copie.

De l’autre côté, on s’attache à préserver les informations agencées à l’aide d’ordinateurs et de réseaux dans le but de supporter une activité. Beaucoup des documents électroniques ainsi créés présentent une valeur de preuve ou de témoignage qui suggère de les conserver, avec deux difficultés nouvelles par rapport à l’archivage papier : la fugacité des informations et des supports qui exige d’intervenir vite, mais surtout l’influence de la technologie sur la conception même du discours et sur sa mise en forme. En effet, un courrier électronique n’a pas la même forme qu’une correspondance papier, un rapport multimédia traduit une conception du document différente de celle d’une étude manuscrite puis dactylographiée, ceci du fait même de la maniabilité des outils, voire des idées que la technologie fait naître.

Dès lors, si l’archiviste ne s’intéresse pas aux archives électroniques, il écarte de l’archivation une partie de la mémoire ou bien, s’il le fait du bout des lèvres, il risque de ne pas percevoir cette modification de la nature même des documents induite par la révolution numérique. Cet archiviste-là s’écarte de son rôle de médiateur entre producteurs et utilisateurs. Prenons une image : l’archiviste est en équilibre au milieu d’une planche fixée sur un axe central et qui surplombe deux univers : le passé (l’Histoire) et l’avenir (le monde de l’information) ; s’il se déplace trop loin vers un bout ou vers l’autre, la planche bascule et lui masque l’horizon opposé.

Il est dommage de constater que, au niveau international, l’administration française des archives s’est montrée ces dernières années assez peu présente dans le débat sur les nouvelles technologies, en tout cas moins présente que sa réputation de naguère le laissait espérer. La Commission européenne a organisé en décembre 1997 à Bruxelles un forum sur “ Les données lisibles par machine ”, autrement dit les archives électroniques. On trouvait à la tribune plusieurs directeurs nationaux d’archives mais pas le directeur des Archives de France ; lors de la séance de clôture, la chaise revenant à l’archivistique française fut occupée par un consultant privé, Jean-Michel Cornu, par ailleurs éminent spécialiste des nouvelles technologies.

La communauté des archivistes français abrite des avis différenciés sur cette question. Michèle Conchon, un des orateurs du forum de Bruxelles écrit à la même époque dans la revue ENA-mensuel (n° 278, janvier 1998, p 19) : “ Les archivistes doivent impérativement entreprendre un effort non négligeable de formation aux nouvelles techniques de l’information, ainsi qu’un effort d’adaptation des méthodes classiques qui leur ont été enseignées. ” Et plus loin “ On serait tenté de dire que notre profession doit aujourd’hui s’adapter ou périr ”. Ce point de vue ne fait pas, hélas, l’unanimité dans la profession.

Le XIIIe Congrès international des archives, organisé à Pékin en septembre 1996, avait pour thème : “ Les Archives au tournant du siècle : bilan et perspective ”. La quatrième séance plénière fut plus spécialement consacrée à l’impact de la technologie moderne sur les archives et le travail de l’archiviste. D’une manière générale, le congrès donna lieu à plusieurs communications ou interventions d’archivistes australiens et nord-américains, très versés dans la problématique des archives électroniques.

De retour de Pékin, Benoît Van Reth, rapporte ses impressions du congrès dans le bulletin de liaison de l’Association des archivistes français (n° 34, sept-oct 96, p 10-11) : “ Nous sommes des archivistes et non des techniciens de l’information au sens où nos amis nord-américains semblent l’entendre trop souvent ” ; “ Il est frappant de constater que pour une large part, les thèmes évoqués relèvent plus de la réflexion informatique et de la veille technologique que de la science archivistique telle que nous la pratiquons tous les jours ” ; “ N’oublie-t-on pas un peu trop vite que ces néo-concepts sont le fait d’une poignée d’archivistes confrontés à des problèmes techniques plus qu’à une véritable approche traditionnelle des archives ? On a beau jeu de recommander que les archivistes soient associés le plus en amont possible aux décisions qui donneront un nouveau visage aux archives, mais il faut être réaliste : les solutions viendront sans doute des techniciens de l’informatique que nous ne pouvons/voulons pas être ” ; “ Nous avons besoin de nous retrouver sur les fondamentaux qui intéressent toute la communauté archivistique ”.

Sans doute les difficultés terminologiques et les approximations de la traduction rendent-elles certains concepts anglo-saxons plus techniques qu’ils ne le sont réellement. Mais il est à craindre que cette attitude, si elle était partagée par une majorité d’archivistes, ne conduise à un repli sur soi de la profession et à une scission, dommageable à l’intégrité de la mémoire collective, entre les archives papier et la gestion de l’information dans la société contemporaine. L’archivistique a bien évidemment son mot à dire dans le traitement des informations qui supportent aujourd’hui l’activité des acteurs de la société. En effet, les informaticiens ont rarement cette connaissance organique du temps qui passe, laquelle est justement le fait des archivistes et qui sera déterminante dans l’organisation de la mémoire numérique des années à venir.

 

La tentation de l’art pour l’art

Enfin il faut évoquer la relation spécifique qui existe entre l’archiviste et l’archive qu’il lit, analyse, documente en vue, théoriquement, de sa retrouvaille.

Le contenu, l’aspect narratif du document, le récit de l’action supportée par l’archive exercent parfois sur l’auteur de la description une séduction qui tend à le détourner de l’objet premier de l’archivation, c’est-à-dire de la définition des coordonnées d’un document dans un univers archivistique à N dimensions. C’est plus précisément le cas avec les documents à valeur historique ou les archives audiovisuelles. L’attirance mutuelle entre les deux acteurs en présence conduit à la formation d’un couple archive/archiviste en apesanteur momentanée, phénomène qui déconnecte l’archive de son fonds et l’archiviste de son public.

Quand on ne voit plus l’étoile du Berger, on risque de s’égarer : un entrefilet dans un journal local donne lieu à une fiche de bibliothèque trois fois plus longue que lui. Les images, les détails suscitent une émulation maligne, la notice veut être la plus belle, comme la grenouille qui veut se faire aussi grosse que le bœuf. De méchantes langues colportaient naguère que tel conservateur des Archives nationales détenait l’anti-record d’effectuer son travail d’inventaire au rythme d’une boîte d’archives par an : on veut croire que rien n’était laissé au hasard ou que l’inventaire était aussi gros que le carton !

Un des exercices les plus difficiles et sans doute les plus formateurs donnés aux élèves de l’École des chartes est ce qu’on appelle l’analyse diplomatique : résumer un acte médiéval (en latin) en cinq à dix lignes ; il ne suffit pas de dire l’essentiel, il faut dire le maximum, dans une rédaction à la fois la plus claire et la plus concise possible, et ce en un temps limité. Outre les connaissances historiques, conjoncturelles, cela fait appel autant à l’esprit d’analyse qu’à celui de synthèse, confortés par la possession d’une langue, en l’occurrence de deux langues. C’est un peu le même type de pratique qu’on évoque pour l’apprentissage du management : exposer le même problème en trois phrases, en trois paragraphes puis en trois pages. Le but de l’exercice est bien d’acquérir la maîtrise d’un document ou d’un fait passé dans le premier cas, d’une situation ou d’une idée dans le second cas.

Aujourd’hui, les archives écrites sont de moins en moins des actes et de plus en plus souvent des dossiers, c’est-à-dire des ensembles de pièces variées qui s’articulent autour de la pièce maîtresse (un rapport) ou s’accumulent sur la pièce d’attaque qui ouvre le dossier (une plainte). Il s’ensuit que, dans bien des cas, l’analyse des phrases de l’acte doit faire place à l’analyse des pièces qui composent le dossier. Ce n’est pas la valeur des pièces en elles-mêmes qui importe (a fortiori quand il s’agit de copies) mais le rôle que joue chacune dans l’archive-dossier.

Dans ce contexte, si on perd de vue l’axe de l’affaire pour privilégier la précision des faits rapportés, l’équilibre précaire entre densité du contenu et volume de la description est rompu. On assiste à une confusion de l’objectif (établir la synthèse de l’archive) et de la méthode (décrire ses différentes composantes). L’analyse se distend comme un bon vin coupé d’eau et la synthèse se casse le nez.

Le même phénomène s’observe dans les documents audiovisuels d’actualité : là où l’on avait il y a trente ans des reportages de trois à quatre minutes avec un déroulement linéaire de l’événement et des plans longs, on a de plus en plus des sujets d’une à deux minutes, avec des images présentées dans un montage très haché (cut) qui sont davantage l’illustration du commentaire de l’événement que sa description commentée.

Prenons un exemple concret. Le 22 mai 1965, le journal du soir raconte la troisième journée du voyage du général De Gaulle dans l’ouest, à Laval et La Ferté-Bernard avec des arrêts dans cinq localités entre les deux : les étapes de la journée sont présentées de façon chronologique, un plan ou deux pour chaque ville, avec une alternance de vues aériennes, d’images du général dans la foule ou d’enfants costumés, de discours ; l’ensemble dure un peu plus de trois minutes. Le 22 septembre 1997, Soir 3 évoque le voyage du président Chirac à Troyes : les nombreux plans se succèdent en montrant le président avec des jeunes dans la rue, une interview de François Baroin, maire de Troyes, une réunion de travail, Jacques Chirac avec des élèves de l’université, une démonstration Internet, un discours sur l’emploi, le dîner républicain et un journaliste commentateur en plateau, tout ceci en 1 minute 40 secondes. Ces mêmes images seront diffusées avec des variantes à plusieurs reprises sur cette chaîne ou sur une autre. On aurait pu y ajouter des images d’archives d’un précédent voyage, ou une réaction parisienne. Quelquefois, certains plans sont tellement courts que si l’on n’a pas déjà vu les images dans un sujet plus développé, on n’y comprend rien  (il suffit de faire l’expérience de couper le son de son téléviseur pendant les brèves du Soir 3).

Si cette évolution a eu lieu, c’est à cause de la technologie et grâce à elle. Il n’y a pas à porter de jugement sur la chose, il convient seulement d’en tenir compte dans l’adaptation des méthodes de travail à l’environnement du producteur d’archives, de prendre désormais en considération la nature du montage, l’originalité ou la redondance des images.

Tenir compte de la façon dont ont été produits les documents ne suffit pas ; il faut aussi considérer les outils nouveaux dont peut disposer l’archiviste pour réaliser son travail. La constitution manuelle d’un index de mille ou plusieurs milliers de noms est un exercice extrêmement instructif ; ce n’est pas une raison suffisante pour ignorer qu’il existe des outils bureautiques à même de libérer le rédacteur de la partie fastidieuse de l’opération. Ce serait singer le copiste médiéval qui rejetait l’imprimerie au motif que les caractères étaient trop raides ou que la machine est moins noble que la main de l’homme.

L’art n’est pas menacé par la technologie et la calligraphie a beaucoup d’adeptes. Mais la description documentaire et archivistique n’est pas un art, c’est un ensemble de méthodes concourant à un objectif : retrouver et exploiter des archives. Décrire pour décrire relève d’un perfectionnisme mêlé de conservatisme dont l’intérêt s’oppose à la notion saine de pertinence, d’efficacité voire de rentabilité.

Parce qu’il n’est pas souhaitable, pour un service d’archives quel qu’il soit, de rester à l’écart de la vie économique de sa collectivité, plusieurs directions nationales d’archives et plusieurs entreprises ont déjà fixé des indicateurs pour mieux piloter leur plan d’action archivistique. Au nom de quoi la gestion des archives, mêmes patrimoniales, échapperait-elle à l’établissement de normes dans l’organisation du travail ? Il ne s’agit pas de bâcler quoi que ce soit ; il s’agit de définir des priorités (car il y a toujours trop à faire) et de rechercher une adéquation fonctionnelle entre l’énergie et l’argent dépensés d’un côté et les résultats obtenus de l’autre.

Si les archives sont laissées à l’écart de cette réflexion, on en arrive à cette aberration que les moyens justifient la fin ! Dans le monde de l’information dans lequel nous sommes entrés, c’est marcher sur la tête. Certes la société a besoin d’équilibristes, mais il ne faut pas se tromper de métier.

 

[1] Il s’agit de la série NN des Archives nationales

[2] Le premier Guide des sources sur la Seconde Guerre mondiale a été publié par les Archives de France en 1995.

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