Article publié le 1er octobre 2014

Les écrits s’envolent : la problématique de la conservation des archives papier et numériques : c’est le titre d’un ouvrage éclairé et percutant paru le mois dernier chez Favre.

Les écrits s'envolentLes auteurs, Charles Kecskeméti et Lajos Körmendy, connaissent fort bien le milieu des archives, au plan français et au plan international. Le premier a dirigé pendant trente-six ans le secrétariat du Conseil international des archives (basé à Paris, en lien avec l’UNESCO) et a consacré plusieurs études à l’histoire de la politique archivistique. Le second a exercé plusieurs responsabilités au sein de l’administration hongroise des archives tout en s’investissant dans la collaboration internationale.

La première partie du livre, sous la plume de Charles Kecskeméti, est un essai sur la place des archives dans la société et un cri d’alarme sur le devenir de ce patrimoine commun dans le contexte d’immédiateté et d’éphémérité apporté par les technologies numériques. Que va-t-il rester des documents d’aujourd’hui qui sont censés alimenter ce patrimoine archivistique commun pour les générations futures ? Que va-t-on archiver de notre époque ? Comment va-t-on le conserver ?

La meilleure façon de prendre conscience de la question est, ce qui est le point fort des archivistes, de prendre du recul en s’appuyant sur une connaissance rigoureuse et distanciée du passé. On n’a pas encore inventé mieux pour se projeter dans l’avenir.

Voici quelques extraits suggestifs de cet ouvrage qui, je l’espère, vous donnerons envie de le lire.

Définition originelle des archives

Le mot archives est aujourd’hui employé pour désigner non seulement les documents d’archives traditionnels (par opposition aux bibliothèques) mais aussi tout objet (données, contenus audiovisuels, publications numériques, objets) que l’on veut préserver dans le temps.

Il est utile de rappeler le sens originel du mot archives, ce qui ressort très bien des citations ci-après :

« Les documents qui arrivent aux Archives vingt, trente ou cinquante ans après leur création, n’avaient pas été crées pour alimenter la culture historique de la postérité mais comme preuves de l’expédition d’affaires concrètes. » (p 30).

« Elles [les archives] ne consignent pas des faits, mais des enchaînements de faits, comme l’avaient observé Michelet et Tocqueville. » (p 56).

« L’archive est probablement le seul outil efficace pour établir qui était responsable pour quoi. » (p 68).

Le document d’archives (archives est un mot a priori pluriel même si son usage au singulier s’est largement répandu, parce que justement, pour avoir du sens, un document n’est jamais seul), le document d’archives donc n’est pas sa propre finalité comme peut l’être un livre de sciences ou un roman, ou un magazine de télévision ; un document d’archives est l’instrument d’un acte juridique ou la trace d’un fait juridique. C’est cela qui fonde la fiabilité des archives. C’est donc primordial de le rappeler.

Le droit international et les archives

Charles Kecskeméti, et on peut lui faire confiance sur ce point, démontre comment le droit international a régressé en matière d’archives.

Pendant 300 ans, jusqu’à la veille de la Seconde Guerre mondiale, le droit international des archives observait trois principes :

  • un État succédant à un autre remettait aux nouveaux dirigeants les archives du pays permettant d’assurer la légitimité et l’administration du territoire ;
  • les archives déplacées lors d’une prise de pouvoir sur un pays étaient restituées lors de l’indépendance ;
  • les archives saisies comme prises de guerre étaient restituées lors de la paix.

Or le troisième de ces principes n’existe plus…

Par ailleurs, dans les pays en crise, les archives sont reléguées au bas de l’échelle des priorités alors qu’elles sont l’instrument d’une administration efficace ; « la non-organisation des archives figure parmi les symptômes du gaspillage et de la mauvaise gouvernance à déplorer dans maints pays du Sud. » (p 53).

Mais comme le principe de subsidiarité prévaut aujourd’hui dans le domaine, confirmé par les juristes de l’Union européenne, il est bien difficile d’intervenir dans la politique archivistique d’un État.

Les fallacies archivistiques

Autre regard qui jalonne le livre, celui qui pointe ce que l’auteur appelle des fallacies archivistiques, ces idées fausses et tenaces qui se répandent chez les politiques, chez les techniciens voire chez les historiens et qui conduisent en général dans le mur, par manque de connaissances et de raisonnement logique, notamment :

  • l’idée que le microfilm (c’était dans les années 1950 mais le parallèle avec le numérique est évident) allait tout résoudre et qu’on n’aurait plus besoin de bâtiment pour conserver les archives ;
  • la croyance que les archives ne sont pas fiables pour l’histoire des populations par le fait même qu’elles émanent du pouvoir ; certains historiens défendent l’idée que les témoignages des intéressés sont de meilleures sources…

Quel avenir pour les archives numériques

Le moteur du livre reste l’alerte sur le devenir des archives dans le monde numérique, tant pour la numérisation des archives papier que pour la production et la conservation numérique des archives de demain.

Cette présentation au grand angle de la problématique des archives met en évidence, face à la stabilité du papier, la fragilité des supports numériques et peut-être plus encore la fragilité de la structure de l’archive numérique dispersée entre un faisceau d’éléments, de fichiers, de métadonnées qu’il faut gérer comme des objets composites, ce qui nécessite une bonne compréhension du phénomène numérique.

L’archivistique à l’ère numérique dépasse de loin la numérisation des archives papier ; le document numérique natif est « derrière l’écran » et n’en est que plus délicat à archiver et à conserver.

Les auteurs pointent également le coût de la conservation électroniques avec les mutations de supports nécessaires pour assurer la pérennité des archives.

Intégrité et authenticité

La seconde partie du livre, présentée par Lajos Körmendy est une synthèse de la littérature archivistique des dernières décennies, en forme de vademecum pour toute personne qui est confrontée à la gestion des documents numériques dans le temps, c’est-à-dire non seulement les archivistes et des documentalistes mais aussi les éditeurs de logiciels de gestion de l’information et les technico-commerciaux qui les vendent, les prestataires de conseil et de service qui surfent trop souvent sur la mode linguistique (franglish) et économique, sans faire l’effort de consolider leurs connaissances archivistiques.

Deux passages ont retenu plus particulièrement mon attention ; ce sont les pages consacrées à l’intégrité et à l’authenticité car ces notions sont aussi importantes que mal comprises. L’intégrité des archives, c’est-à-dire le fait qu’une archive ne doit pas être modifiée pour garder sa valeur, figure dans toutes les normes d’archivage et de conservation ; elle figure dans le code civil français depuis l’an 2000. Mais on la réduit trop souvent à l’intégrité physique du support, alors que l’intégrité archivistique, qui vise l’objet archivé dans son entier (support, contenu, contexte) est une notion plus fondamentale (« l’intégrité comme une complétude » dit Lajos Körmendy). Quant à l’authenticité, qui se limite en droit français à la notion d’acte authentique (par devant notaire ou huissier), elle est également en archivistique (ou plutôt en diplomatique – science du document authentique) plus large, plus nuancée, plus efficace.

En conclusion

Un ouvrage à lire et à faire lire car il fera utilement réfléchir à certaines pratiques ou idées reçues. Un livre aussi qui peut permettre d’ouvrir ou du moins d’alimenter un nécessaire débat sur les archives de demain. Pour ma part, à me confronter au quotidien avec les problématiques d’archivage et de conservation des informations dans les entreprises, je suis moins pessimiste sur la conservation numérique car les technologies savent le plus souvent produire les antidotes aux dérèglements qu’elles produisent si on les manipule intelligemment. Oui, le numérique déstabilise nos habitudes de production, de diffusion et de conservation de l’information mais les moyens d’une conservation d’un ensemble représentatif de notre mémoire collective et des éléments nécessaires à la mémoire individuelle existent, même s’ils ne sont pas ou pas suffisamment activés. En revanche, le point d’attention me semble être la fracture intellectuelle ou sociale que le numérique renforce : les producteurs d’archives, gouvernements, entreprises ou individus, mais aussi les archivistes, sont noyés dans la masse d’information (les mégadonnées ou le big data) qui raccourcit dangereusement leur mémoire, écrase lamentablement la conscience de leurs faits et gestes, tétanise leur intelligence et leur sens des responsabilités. Tous s’amusent comme des enfants dans les vaguelettes sans voir le tsunami numérique qui est en train de les engloutir, corps et âme… Mais je gage que les auteurs de « Les écrits s’envolent… » ne seront pas en désaccord sur ce point.

 

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