Publié le 22 mai 2014

Le Canard enchaîné a révélé cette semaine « l’affaire » des trains TER trop larges de la SNCF qui ont obligé RFF à raboter plus d’un millier de quais, pour une somme estimée à 50 millions d’euros.

L’ensemble de la presse s’est immédiatement fait l’écho de cette turpitude. Les réactions vont bon train ;-). Et les commentateurs de crier haro sur le baudet, de chercher des coupables, de réclamer des têtes. C’est du moins l’attitude récurrente de deux catégories de personnes : d’un côté les politiques qui, plutôt que d’expliquer leur programme, surfent sur les bêtises des autres et, de l’autre, les internautes anonymes qui se soulagent sur les blogs (c’est si bon l’anonymat…).

Certes, 50 millions d’euros, ce n’est pas rien, mais il s’en gaspille bien d’autres, des euros, quasi quotidiennement, dans des tâches inutiles, mal anticipées et mal organisées.

Ce qui retient mon attention, à moi, dans cette histoire, ce sont deux déclarations entendues hier matin, l’une de Frédéric Cuvillier, secrétaire d’Etat aux Transports, sur France Info ; l’autre de Jean-Christophe Cambadélis, premier secrétaire du Parti socialiste, sur Francetv Info.

Mettant en cause les réorganisations structurelles, la séparation des métiers (infrastructure et circulation) et le manque de communication entre les différentes entités impliquées dans un projet, Frédéric Cuvillier ajoute : « Et les informations n’étaient pas actualisées, parce que manifestement il s’agissait d’informations qui dataient de plusieurs dizaines d’années ; entre temps, le terrain a pu bouger, des travaux ont pu être faits dans des gares, des gares ont certainement eu des quais qui ont été prolongés, et ces informations ont amener à ce qu’il y ait eu des erreurs de commande, voilà la situation. Il faut en terminer avec ce genre d’ineptie. ».

Jean-Christophe Cambadélis, lui, s’étonne : « Dans notre société moderne qui fonctionne à prévisions et à coup d’ordinateur, ne pas voir cela avec ce que ça va coûter à la collectivité est proprement hallucinant ; je pense que la responsabilité des dirigeants est engagée. »

Il semble que dans le concert des déclarations politiques sur cette histoire, Frédéric Cuvillier soit un des rares à avoir conscience du facteur temps dans la maîtrise des équipements industriels. Il dénonce une lacune grave dans la gestion des informations mais au moins il place la question au bon endroit. L’organisation des métiers est en cause, oui, mais c’est aussi une question de maîtrise des informations à risque dans le temps, quelle que soit l’organisation des entreprises, dès lors que l’on prend en compte la notion d’actifs informationnels, de documents engageants, d’archives d’entreprise. Cela s’appelle l’archivage managérial. Il faut que les dirigeants donnent aux responsables de l’archivage les moyens d’archiver (au sens fort du terme) pendant la durée nécessaire, au-delà des évolutions technologiques et organisationnelles.

La remarque de Jean-Christophe Cambadélis est empreinte d’une naïveté dont il n’a pas, hélas, le monopole. Il semble croire que, parce que notre société est « moderne », parce que nous sommes à l’ère des ordinateurs, ce genre de problème ne devrait pas exister, et qu’il y a forcément un méchant quelque part dont il faut couper la tête. Cette analyse est aussi déplorable que représentative d’un trop grand nombre de décideurs qui croient ou font semblant de croire que la technologie résout tous les problèmes, comme si les ordinateurs qui n’ont que 30 ans d’âge pouvaient penser les besoins de mémoire séculaire à la place des humains. On (je en tout cas) constate tous les jours le contraire…

Au fond des choses, le dysfonctionnement dénoncé ne réside pas dans le fait de devoir adapter l’infrastructure au matériel car il arrive bien un jour où la normalisation devient nécessaire entre deux objets (les trains et les quais) qui ont historiquement des normes différentes, ou plutôt pas de normes pour les uns (très anciens, les quais) et des normes internationales pour les autres (les trains).

Le dysfonctionnement réside dans l’absence d’analyse des bonnes données pour faire le bon cahier des charges, ce qui se décompose en deux questions : la qualité des données et leur consultation systématique dans le processus de rédaction du cahier des charges.

On reproche aux ingénieurs de la SNCF de ne pas être allés mesurer le quai sur le terrain. Imagine-t-on les escouades d’ingénieurs arpentant quelque mille gares avec un double décimètre avant de rédiger un appel d’offre ? C’est bon pour le professeur Nimbus… Ce qui a fait défaut, c’est le processus de mise à jour et d’archivage des données descriptives des infrastructures et des matériels sur la période (longue) concernée. Or, ce processus implique une maîtrise de tout le périmètre documentaire (et M. Cuvillier a raison, on ne peut dissocier le train du quai) et de la fiabilité des données sur lesquelles les ingénieurs sont tenus de s’appuyer. Pour la période pluridécennale considérée, il est indispensable d’articuler les données des applications métiers (modernisation, entretien, réparations) et celles des archives papier et microfilm encore très nombreuses. Ce qui, il est vrai, n’empêche pas les négligences si la chaîne de décision n’est pas assez solide.

Les Régions qui se fâchent à bon droit qu’on puisse penser à les faire participer à l’épongement du surcoût, sont-elles de leur côté exemptes de tout dysfonctionnement sur la gestion des documents et des données qui tracent leur activité de construction et d’aménagement du territoire qui nécessitent une conservation de plusieurs décennies ?

Ce que je retiens de cette actualité qui s’éteindra vraisemblablement dans quelques jours, poussée par de nouvelles affaires (après tout, il n’y a là ni morts ni blessés), c’est le manque de culture numérique et de culture archivistique chez les responsables politiques, administratifs et économiques. Il serait temps de former ces gens-là à la réalité numérique et à ses dangers, à la notion de mémoire et de traces engageantes, à l’archivage managérial qui organise les règles du jeu face au tsunami numérique. Cette exigence de maîtrise de l’information engageante n’est pas du ressort unique des ingénieurs ni des responsables des archives ; elle relève d’abord des politiques et des décideurs. Puissent-ils l’entendre !

Cactus Majorelle

 

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