Combien y a-t-il de caméras de télésurveillance en France ? Dans l’espace public ? Dans les locaux commerciaux et industriels ? Chez les personnes privées ? Un certain nombre, assurément.

La vidéosurveillance m’inspire trois réflexions.

D’abord, la vidéosurveillance, appelée aussi vidéoprotection, se présente comme un instrument moderne d’une relation suzerain/vassal redéfinie. Le suzerain, le chef, le patron, décide de la mise en place de la caméra et de son activation pour exercer son contrôle des allées et venues en certains lieux afin de protéger les populations sous son autorité contre des malfaiteurs éventuels, par son côté dissuasif dans un premier temps, par les traces qu’elle crée ensuite. Le vassal, ou plutôt les vassaux, acceptent que leurs mouvements soient enregistrés par des machines, en échange de la protection de leur personne contre l’ennemi extérieur, prérogative du seigneur. Les deux facettes de la caméra – surveillance et protection – ne sont pas infaillibles : d’un côté, le malfaiteur peut agir sans que la caméra l’ait détecté ni empêché de nuire ni identifié après son méfait ; de l’autre, les images enregistrées peuvent être dommageables au vassal si elles sont exploitées en portant atteinte à sa vie privée, au mépris d’un cadre juridique assez strict. Les deux facettes font cause commune. Elles s’équilibrent dans l’organisation de la société.

Ensuite, la vidéosurveillance, désagréable en soi (sauf pour les narcissiques qui cherchent leur quart d’heure de fausse gloire et adressent leur plus beau sourire à la caméra), est relativement moins désagréable que la géolocalisation et toutes les autres astuces des réseaux numériques qui nous surveillent d’autant mieux qu’on ne les voit pas à l’œuvre. Sans généraliser et en tenant compte des exceptions, on sait quand on est filmé ou susceptible de l’être par une caméra de vidéosurveillance ; on ne sait pas quand on est géolocalisé (si ce n’est que c’est potentiellement H24 si on a un smartphone, cas fréquent) et on ne sait pas concrètement si la capture des données vient de la droite, de la gauche, du centre ou du plafond, si elle passe par un objet de proximité, par un individu ou par un satellite. La vidéosurveillance est au réseau mondial ce que la marée est au tsunami…

Enfin, la vidéosurveillance est une source d’archives audiovisuelles abondante, caractérisée par des flux de données, en l’occurrence des images, systématiques, localisées, contextualisées donc exploitables sur le plan historique si on les conservait. Mais les images des caméras de surveillance sont des archives temporaires. La réglementation française (CNIL) dispose que la conservation des images issues de caméras de surveillance ne peut excéder un mois, sauf si une procédure judiciaire a entre temps demandé la saisie de certaines images, dûment extraites selon des règles bien précises. C’est dommage car, vu la fascination de l’image pour le plus grand nombre, que ce soit des images d’archives ou des images retravaillées par des cinéastes ou d’autres artistes, on aurait là, pour demain, de remarquables témoignages sur la vie d’aujourd’hui. Et la protection de la vie privée alors ? Alors, il y aurait trois solutions :

  1. flouter les visages, ce qui emploierait un certain nombre de personnes (un moyen de faire baisser les chiffres du chômage ?) ;
  2. solliciter l’autorisation des personnes filmées, ce qui occuperait davantage de monde encore… mais ferait perdre aux images l’essentiel de leur intérêt ;
  3. attendre qu’il y ait prescription : la réglementation actuelle ne laisse aucune perspective sur ce plan. Pourtant, on pouvait voir il y a quelques jours, à l’occasion de la commémoration de la Première Guerre mondiale, les images d’archives montrant de pauvres poilus en train de se faire plumer… Après un siècle il y a prescription, et même après cinquante ans si on s’appuie sur l’article L213-2 du code du Patrimoine. Mais qui pourrait avoir l’idée de conserver des bandes de vidéosurveillance en cachette pendant cinquante ans ?