Cher LinkedIn,

Je t’aime, à n’en pas douter.

Je t’aime comme ce lieu public où l’on passe le matin, le soir ou à n’importe quelle heure pour prendre les nouvelles des uns et des autres, sentir l’air du temps et les tendances du jour. Je t’aime comme un café virtuel où l’on retrouve des amis, où l’on croise des connaissances, où l’on reconnaît des silhouettes que l’on a déjà vues quelque part, où l’on remarque de nouvelles têtes (qui vous reviennent ou pas), où l’on consomme des crus déjà connus et appréciés mais aussi d’autres que, dans l’ambiance, on décide de goûter, ou encore un produit exotique, histoire de ne pas se coucher idiot le soir.

Certes, j’aime les cafés « réels », tel qu’on en trouve encore, en cherchant bien, dans les arrondissements périphériques de Paris et en province, où siroter un picon-bière au milieu des trognes et des effluves environnantes est un vrai délice d’humanité, mais pour combien de temps ?

Linkedin-je t'aime-lkContrairement à ces cafés connectés et aseptisés où l’on ne peut boire qu’un ersatz de café ou des bulles addictives, anonyme parmi X anonymes casqués et le nez rivé sur leur écran, étrangers à l’autre, mon vrai café virtuel, c’est toi, LinkedIn.

Chez toi aussi, comme dans la vraie vie, je peux écouter les bribes de conversation à la table d’à-côté ou au comptoir, jeter un œil accueillant aux belles photos de fleurs ou de paysages lointains, ou à une citation de personnage célèbre ou en passe de le devenir. Chez toi, je croise plein de gens attachants que j’aimerais rencontrer en vrai, des gens qui, du fait de leurs choix et de leurs points de vue percutants et constants sont devenus pour moi des « amis » sûrs, même si eux-mêmes ne le savent pas car je ne te dit pas tout… Bref, le vrai réseau dans le réseau public.

Je t’aime, LinkedIn, car, grâce à toi, j’accède facilement à une information de qualité, présentée ou signalée par des personnes clairvoyantes et sensées que je connais et reconnais facilement sur mon mur grâce à leur photo « de profil », ou bien des personnes que je ne connais pas mais qui émergent du réseau de mes contacts, ou du réseau des contacts de mes contacts, etc. par le jeu des partages, des likes et des commentaires avec lesquels tu jongles si bien. Ces lectures enrichissantes que je te dois, cher LinkedIn, sont de natures très variées au gré des compétences et des expériences, techniques, philosophiques, politiques, poétiques, etc. bien au-delà de mon domaine professionnel, car un écrit bien fait sur n’importe quel sujet m’apporte plus qu’un charabia sur un domaine qui a priori m’intéresserait davantage. De ce point de vue, cher réseau, même si tes algorithmes (je n’ai pas eu le plaisir de leur être présentée, je parle donc avec précaution) avaient l’idée de me proposer ce qu’ils estiment bon pour moi, par récurrence ou exploitation de mes données de connexion et d’intervention sur le réseau, je doute qu’ils fassent plus que la diversité choisie de mes contacts qui me donne en soi accès à suffisamment d’informations de qualité au regard de mes attentes. C’est que je te rends toujours visite accompagnée de mon amie la sérendipité : je ne cherche rien de particulier et ne crains pas de rater quelque chose, mais je suis aux aguets de tout, un peu comme au marché je me laisse capter par la couleur d’un fruit, la forme d’un étal, ou le fumet d’une préparation culinaire. C’est donc une grande joie que cette promenade matinale ou vespérale dont je reviens toujours avec quelques petits trésors dans mon petit panier : des « news », des idées, des photos agréables, des sujets de réflexion. Bien évidemment, je ne cherche pas l’exhaustivité de l’information ; d’ailleurs, qu’est-ce que l’exhaustivité de l’information et en a-t-on besoin ? Ceci dit, cher LinkedIn, je ne te cache pas que je te fais quelques infidélités et que je vais parfois « voir ailleurs ». Après tout, nous ne sommes ni mariés ni pacsés.

Je t’aime encore, cher réseau, car tu es pour moi un terrain d’observation privilégié des comportements humains. C’est mon côté « chercheur en sciences de l’information » qui est attiré par les traces spécifiques que laissent les internautes et qui, si on les archivent, constituent un matériau d’études de la société connectée. Les contenus des réseaux sociaux constituent un de ces nouveaux genres documentaires riches d’enseignement (sur cette théorie des genres – genre theory et non gender theory – voir Théorie des genres et records management).

Or, avec toi, LinkedIn, je n’ai pas besoin de « chercher », je « trouve » des corpus documentaires fabuleux, toujours grâce à ma complice la sérendipité. Je veux parler de ces centaines de commentaires que provoquent certains posts ambigus, provocateurs voire simplement un peu « niaiseux » pour reprendre le terme québécois de Michelle Blanc.

Je collectionne donc et étudie, avec une certaine gourmandise, les posts propices à ces kyrielles de commentaires caractéristiques des réseaux sociaux (par exemple, fin février, l’image ni contextualisée ni datée de l’hémicycle quasi-désert du parlement européen, so what ?). Les « types » d’internautes qui s’expriment dans ces échanges sont assez représentatifs, pensé-je, du monde professionnel et de ses travers, entre ceux qui ont besoin d’exprimer leur enthousiasme avant même d’avoir lu jusqu’au bout ou réfléchi à la question, ceux qui se précipitent pour condamner ou décrier la nouvelle sans la vérifier, ceux qui ont un besoin irrépressible de poster des condamnations à l’emporte-pièce (C’est scandaleux à notre époque ! Il faudrait interdire cela ! etc.) que des boutons-émoticônes exprimeraient aussi bien et sans faute d’orthographe, et ceux qui tentent de remettre un peu d’esprit critique dans le débat (en général inaudibles dans le concert des réactions épidermiques dont le réseau semble se nourrir).

Un autre sujet de recherche dont tu me procures le matériau est les nouvelles utilisations de l’image dans la communication : les images descriptives, artistiques, historiques, symboliques, humoristiques, illustratives, incitatives, nostalgiques, images prétextes, images d’archives, images d’actualité, images choc, images de banques d’images à la mode, images sans légende qui ne signifient rien mais à qui on peut faire dire n’importe quoi, etc. tous procédés qui existaient déjà mais qui se démocratisent…

Enfin, je t’aime, LinkedIn, comme j’aimerais un camarade de jeu, pour ton espièglerie quotidienne, très pédagogique au demeurant. C’est vraiment chouette ce jeu de chat et de souris que nous jouons ensemble : tu injectes sur mon mur des pubs (des « contenus sponsorisés » dans ton langage policé) que je m’exerce à détecter avant même d’avoir à les voir ; tu aiguises mon regard quand je dois trouver la meilleure façon d’éviter le clic que je regretterais, les belles images qui débouchent sur des posts creux, les titres elliptiques ou énigmatiques souvent annonciateurs d’informations qui n’en sont pas, ou les échanges personnels entre happy few dont on n’est pas. Tu me stimules dans la capacité à déjouer les pièges qui me feraient perdre du temps avec des informations oiseuses, tout aussi bien que dans l’art de repérer les informations originales et percutantes dépourvues de photo pour attirer le regard. Tu testes mon agilité en remettant sur ma route des posts ordinaires que j’ai déjà vu, m’obligeant à toujours plus d’attention, à des critères de choix plus affinés sur les mots et les images, le ton, le style, les indices marginaux. Tu attises mon aptitude à subodorer que tel article mis en avant sera mal écrit ou se limitera à une publicité déguisée, ou au contraire que mon clic fera éclore sa valeur ajoutée.

Et tu excites mon imagination quand j’essaie de deviner les posts qui vont rester et ceux qui vont disparaître chaque fois que je rafraîchis mon mur en cours d’une session. C’est vraiment drôle : tu gagnes souvent, mais je ne perds pas toujours, et je progresse ! A vrai dire, je ne compte pas les points, je joue juste pour le fun, comme je jouerais au loto, sans prétention.

 

Moi non plus, je n’aime pas tes algorithmes obscurs qui donnent le sentiment d’être un ludion balloté dans l’espace du big data.

Moi non plus, je n’aime pas quand tu changes tes fonctionnalités et  les règles du jeu sans prévenir et dans un sens qui ne répond manifestement pas aux attentes des utilisateurs. Inutile de détailler ce point, d’autres l’ont fait mieux que je ne pourrais le faire : Antoine Jambart avec son Nouveau LinkedIn : pourquoi vous allez le détester, ou Jean-Francois Messier avec Pourquoi votre SSI LinkedIn vient de baisser de 7 points ?, débouchant notamment sur la pétition proposée par Mark Jury qui réclame un retour des fonctionnalités utiles aux membres du réseau. D’une manière générale, mon propos rejoint la déception exprimée par Félix Arseneau dans sa Lettre ouverte à LinkedIn il y a un an et le questionnement d’Aline Isoz l’été dernier dans son billet Qui a tué Linkedin?

Voilà, c’est dit. Mais je sais bien que le gratuit se paie et pour tout ce que tu me donnes, je reconnais que le prix à payer est minime. Autrement dit,  et pour reprendre la sentence de Georges Marchais (jadis à la tête du Parti communiste français) quand les journalistes l’interrogeaient en 1979 sur la situation générale en Union soviétique : « le bilan est globalement positif » !