Brouillon n’est pas à proprement parler un mot en -ouille (voir ma série en -ouille) mais, sans faire de l’étymologie de cuisine sur le mode chaton =  petit chat, saucisson = petite saucisse  ou médaillon = petite médaille, un brouillon peut parfois correspondre à une petite brouille.

Il était une fois une société prestataire de services qui voulait répondre à l’appel d’offre d’une grande entreprise, laquelle recherchait une aide externe pour un projet. Le projet étant important, c’était toute une équipe qui était employée à la rédaction de la proposition de service. Les membres de l’équipe écrivaient les différents chapitres du document à envoyer au client dans un fichier Word, partageaient le brouillon, commentaient le projet les uns après les autres dans le fichier numérique grâce au mode « révision » : « Cette technique n’est peut-être pas très bonne », hasarde l’un ; « Pas grave, la phrase sonne bien, l’important est de leur en mettre plein la vue », répond un autre ; « Il faut augmenter notre prix, cette boîte a du blé ! », note un troisième, etc. Après une dizaine de révisions superposées dans le même document Word (avec ajouts, modifications, commentaires tracés par le logiciel bureautique), le texte final est validé par le responsable de l’équipe. Le mode « révision » du fichier est masqué et le fichier Word est envoyé au client avec quelques formules flatteuses destinées à le séduire. À l’autre bout, le client reçoit la proposition et, comme il n’est pas tombé de la dernière pluie, il se rend vite compte que le brouillon, avec toutes les hésitations et bavardages du prestataire, est toujours présent dans le document et qu’il suffit de réactiver le mode « révision » pour les faire apparaître de nouveau. Le client s’amuse alors beaucoup à lire les commentaires très éloquents de l’équipe du prestataire, avant de l’écarter sans état d’âme et de le supprimer de sa liste de fournisseurs. La maladresse est inexcusable et la brouille est définitive.

Ce que révèle cette anecdote, inspirée d’un cas réel, est que le brouillon d’un document est un objet différent du document définitif. Cette histoire ne serait pas arrivée dans l’environnement papier d’il y a quelques décennies. Le brouillon était une feuille de papier ayant recueilli, parfois en plusieurs étapes, la teneur du message (texte, schéma…) à envoyer à un destinataire avec, bien souvent, des abréviations, des corrections, des indications de mise en forme. Ce message (ce contenu) une fois validé, il était « mis au propre » sur une autre feuille de papier, généralement à entête, avec le développement des abréviations, la prise en compte des modifications les plus récentes, la mise en œuvre des consignes de présentation.

Sur l’ordinateur, le document définitif est souvent créé par « écrasement » des versions antérieures, dans un seul et même fichier numérique. De ce point de vue, le numérique n’est pas un progrès car, en contrepartie de ces avantages (modification facile, partage, traçabilité), il introduit de la confusion dans certains concepts documentaires évidents jusque-là, et notamment la confusion entre le brouillon et le document définitif (réalisé au sein d’un même fichier, sans se préoccuper des traces accumulées derrière l’écran). On aurait pu anticiper cet inconvénient par une formation adaptée, basée sur les principes de la diplomatique mais les décideurs de tous poils n’y ont même pas pensé. Alors, on apprend sur le tas, certains apprenant plus vite que d’autres…

Concrètement, le brouillon désigne le premier jet d’un document, le projet, le « draft », par opposition au document définitif, appelé original, l’objet informationnel diffusé et, de ce fait, engageant. Ceci dit, un original peut exister sans brouillon (une carte postale, une lettre écrite au propre du premier coup) ou peut faire suite à un brouillon très raturé, voire à une succession de brouillons dans des cas difficiles.

Le brouillon peut exister le temps de jouer son rôle de production du message satisfaisant puis être détruit par son auteur. Car le brouillon, par nature, est un objet intime. Il porte les hésitations de l’auteur et sa raison d’être est d’accompagner, de soutenir le processus de rédaction. C’est tout. Le brouillon, stricto sensu, n’a pas vocation à être conservé. Il l’est parfois, cependant, dans deux cas de figure :

  • soit, le brouillon est conservé délibérément par son auteur pour garder la mémoire de ses hésitations, de formules que finalement il n’aura pas retenues dans le document final ;
  • soit il n’est tout simplement pas jeté, par négligence ou oubli, et il est retrouvé plus tard par un archiviste qui l’estime a posteriori archivistiquement intéressant, en raison de la qualité de l’auteur ou comme témoignage de pratiques d’écriture.

Il est un troisième cas de conservation pertinente des brouillons, c’est quand on attribue au brouillon un autre rôle que son rôle initial. Il arrive en effet que l’on conserve le brouillon d’un document transmis en lui donnant le statut de « double » de l’original, parce que l’on n’a pas créer spécifiquement ce double (ou copie), permettant de garder la trace du contenu transmis. Le brouillon devient alors une « minute », un document de référence du document expédié, c’est-à-dire plus qu’un simple brouillon. Mais il y a là recouvrement de concepts et de mots et donc confusion.

Un vocabulaire diplomatique mal maîtrisé brouille les pratiques.

Pour un commentaire plus approfondi de la notion de brouillon, au plan diplomatique et archivistique, voir l’article « Qu’est-ce qu’un brouillon ? »

4 commentaires

  1. La conservation des brouillons prend tout son sens en ce qui concerne les personnages célèbres. Parfois, aucune autre version (document définitif) n’a été rédigée. On y retrouve des paroles de chansons inédites, entre autres.

  2. Les spécialistes de la génétique textuelle adorent les brouillons, et j’apprécie le vocabulaire spécifique qu’ils ont défini, par exemple les « repentirs »… Dans les archives littéraires, les brouillons ont une place de choix. Il faudra veiller à la nature des fichiers électroniques d’écrivains (et autres), le jour où ils parviendront aux archives en nombre. Votre exemple est très suggestif, et il faudra regarder ce qui se cache derrière le fichier Word. Merci pour cette chronique.

    • Je pense qu’il faut bien différencier les brouillons littéraires et les brouillons administratifs, mais vous avez raison, les fonctionnalités de traçabilité des logiciels bureautiques sont les mêmes dans les deux cas.

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