Donald Trump n’aime pas le fromage de chèvre

Infox?

Oui, sans doute. En tout cas je ne sais fichtrement rien des goûts du président américains en matière de fromage et le sujet m’indiffère totalement. Mais je gage que mon affirmation gratuite serait assez facile à « prouver ». Il suffirait de quelques tweets bien balancés (dans tous les sens du terme) et ce « fait alternatif » deviendrait réalité.

Mon propos, dans ce billet, est de m’interroger sur le statut de l’image à la une dans les médias en ligne, à partir de deux exemples concrets, l’un concernant Trump, l’autre concernant le fromage (je n’ai quand même pas tout inventé!).

Le diktat des réseaux sociaux en matière d’image

D’abord, je veux revenir sur la notion d’image à la une.

L’expression est ancienne dans le journalisme: il s’agit de mettre sur la première page du journal, la « une », ou sur la page de couverture d’un magazine, une photo ou une illustration qui ne figurera que sur cette « une » ou bien que le lecteur retrouvera à l’intérieur des pages. L’image à la une se veut à la fois séductrice par sa qualité photographique ou informative et emblématique du contenu du numéro.

L’expression « image à la une » a dépassé le vocabulaire journalistique avec l’apparition des blogs et des sites d’expression, notamment WordPress qui en a fait une fonctionnalité quasi-systématique pour la publication en ligne.

Parallèlement, l’image prend de plus en plus de place dans la société connectée, sous forme fixe ou sous forme vidéo. Dans le flux massif d’informations, l’œil est naturellement plus attiré par les formes et les couleurs que par l’écriture. Ne dit-on pas qu’une annonce sans image a sept à dix fois moins de chance d’être repérée par de potentiels lecteurs/acheteurs? Vu le rythme du défilement des posts et news sur les murs des réseaux sociaux, cela est facile à comprendre.

Donc, pas de publication sans image: voilà la nouvelle règle imposée par les réseaux sociaux. La règle est même plus drastique encore car les grands réseaux ont aussi imposé, de fait (pas besoin de norme ISO quand on a la puissance d’un GAFA)  l’utilisation d’un format d’image (du type: 700×500 pixels orientation paysage). Ce qui vaut pour les réseaux sociaux vaut également pour toute publication susceptible d’être partagée sur un de ces réseaux faute de quoi votre illustration est tronquée (tête des personnages et coupée, etc.) et peut devenir incompréhensible.

Ceci n’est pas méchant; un minimum de normalisation n’est pas inutile.

Là où le diktat de l’image est problématique est dans l’ajout d’une image à tout prix, particulièrement lorsque le sujet sur lequel on veut communiquer se prête mal à une illustration, parce qu’il est trop abstrait, ou simplement parce que l’on n’a pas sous la main une illustration précise du fait commenté, ou que l’on a peur de reproduire une image susceptible de ne pas être libre de droit, ou encore parce que les banques d’images s’avèrent singulièrement pauvres dans certains domaines de connaissance.

D’une manière générale, le sujet même de l’information, qu’il s’agisse d’idées, de jugements ou de pratiques, est assez difficile à illustrer. Le plus souvent, les documents qui font la « une » de l’actualité (faux mail, dossiers sensibles, fuite de données) ne sont pas accessibles et ceux qui en parlent doivent se contenter de les évoquer, de près ou de plus loin, avec des images de remplacement. Ainsi ces trois images pour évoquer mi-décembre l’annonce ministérielle de l’ouverture de 3 millions de carnets de santé numériques (héritier du vieux « DMP »):

On note ici que les images utilisées (de gauche à droite sur les sites de Paris Match, Challenges et Doctissimo) n’interfèrent pas avec le contenu de l’information; aucune des trois ne va à l’encontre de ce qui est annoncé; elles sont neutres par rapport au texte.

D’autres fois, les articles traitant de questions documentaires et archivistiques sont bien mal lotis. Il semblerait que les banques d’images jugent les documents d’archives trop peu sexy pour faire « la une » car il est manifestement difficile de trouver des illustrations pertinentes de la thématique « archives » (voir ce billet sur l‘illustration des archives essentielles).

Le point critique – et critiquable – est qu’il arrive que le choix de l’image conduise à déformer le message. C’est le cas quand l’article est illustré, faute de l’image appropriée, par une image apparentée de loin (même classe, par exemple un chien) mais différente de près (une instance différente dans cette classe, par exemple un berger allemand là où l’article parle parle d’un épagneul breton), une image inappropriée donc, une image qui, de manière subliminale, véhicule une fausse information en invitant subrepticement le lecteur à associer à un contenu textuel une image qui lui est étrangère. Dans la mesure où l’image tend à primer le texte dans la diffusion de la connaissance, l’utilisation a priori banale d’une image « analogique » peut conduire à une distorsion de la connaissance.

Dans un article de presse ou de blog, le mal est moindre dans la mesure où: a) l’image est légendée  (essentiellement pour des questions de droit), parfois en clair, parfois lors du passage du pointeur sur l’image, et b) le lecteur embrasse d’un même coup d’œil la totalité de l’article et son illustration. Mais quand l’article est partagé sur un réseau social, il y a une réduction de l’information visible: la légende passe à la trappe et il ne reste que l’image, ce que le regard capte en premier; cette image est « relégendée » en quelque sorte par le titre de l’article et le domaine du journal ou du blog. On assiste à une inversion des éléments d’information dans le sens de la lecture: de la séquence « source (url du média) / titre de l’article / image », on passe à la séquence « image/titre/source ».

Au cours des derniers mois, j’ai observé ces pratiques consistant à « biaiser » les contenus en choisissant une « image à la une à tout prix » sur des sujets pour lesquels des « illustrations directes » ne sont pas disponibles, quitte à véhiculer au lecteur une information déformée, quitte à désinformer un tant soit peu, ce qui, à l’heure des fake news, n’est pas franchement une bonne pratique. Je ne fais ici que survoler, au travers de deux exemples, un sujet qui mériterait une analyse plus poussée.

Exemple 1 – Trump déchire des documents officiels

En juin 2018, le magazine Archimag (édition en ligne) informe ses lecteurs sur les « pratiques » peu communes du président Trump de déchirer de temps à autre des documents officiels (records) pour différents motifs. L’article est titré « Archiviste à la Maison-Blanche : 60 000 dollars par an pour faire des puzzles avec les documents déchirés par Trump ». L’image à la une est celle-ci, avec une légende permanente sous la photo disant « J’ai eu une lettre de Schumer (ndlr : le sénateur Chuck Schumer), a expliqué Solomon Larkey à Politico ; il l’a déchiquetée, c’était complètement dingue. La feuille était en minuscules morceaux »:

Cette anecdote provient des déclarations de deux ex-fonctionnaires de la Maison Blanche, qui ont précisé: « parfois les documents étaient juste déchirés en deux […]; d’autres fois c’étaient de véritables confettis ». L’information est diffusée par CNN qui a interviewé les deux agents, et elle est relayée dans plusieurs médias américains. Les images qui accompagnent ce récit sont de trois types: les deux agents (éventuellement en train de déchirer des papiers blancs), des documents officiels récents ou anciens (un acte signé par Lincoln), le président Trump dans telle ou telle attitude.

Je n’ai pas trouvé d’image d’un des documents réellement déchirés (les faits se sont produits plusieurs semaines ou mois avant, avant que les deux fonctionnaires aient quitté leur travail et on ne sait pas si le geste présidentiel a été photographié ou dessiné sur le champ, sans doute que non).

L’originalité d’Archimag est de montrer un document déchiré. L’article a été largement relayé sur les réseaux sociaux (tout au moins sur LinkedIn où je l’ai vu à plusieurs reprises) où il apparaît, comme il se doit, sans la légende initiale:

A première vue, pourquoi ne pas penser qu’il s’agit là des morceaux d’un des fameux documents déchirés en cours de reconstitution? Mais alors, pourquoi est-il écrit en espagnol? Tiens, tiens.

En poussant un peu l’enquête, j’ai retrouvé cette image de bout de livre espagnol (car la typographie est plus celle d’un livre que celle d’un document d’archives) sur le site d’un cabinet d’avocat néerlandais en novembre 2017 dans l’article « Pas goed op bij het tussentijds beëindigen van overeenkomsten« .

La même image a été utilisée plusieurs fois depuis pour illustrer par exemple une histoire de ticket gagnant de l’euromillion déchiré par inadvertance.

Trump joue-t-il au loto?

Exemple 2 – La saveur d’un fromage n’est pas une œuvre

Le deuxième exemple vient de la diffusion par la presse d’une décision de la Cour de Justice de l’Union Européenne en novembre 2018.

L’affaire jugée est celle d’un entrepreneur néerlandais (quoi? encore des Néerlandais, bizarre, non?…), inventeur du « Heksenkaas », un fromage à tartiner à la crème fraîche et aux fines herbes. Cet entrepreneur est opposé à un autre fabricant de fromage frais qu’il accuse de plagiat. La CJUE a arrêté le 13 novembre que la saveur d’un fromage n’est pas une œuvre (une  » création intellectuelle originale ») et ne peut donc être protégée par le droit d’auteur. Plus précisément, la Cour estime que « une identification qui permettrait de distinguer une saveur de celles d’autres produits de même nature n’est pas possible par des moyens techniques en l’état actuel du développement scientifique ». Soit.

Or, si la cour ne s’embarrasse d’illustrations, la presse, elle, ne peut se passer d’images. C’est ainsi qu’Europe1 a publié l’article suivant:

Partagée sur un réseau, l’information titre-image devient une information image-titre, l’image perdant sa légende propre. L’adjectif démonstratif dans le titre de l’article invite alors naturellement le lecteur à associer le mot « ce » à « ce » qu’il voit.

Au vu de cette image sur LinkedIn, je suis intriguée: Tiens, le Selles-sur-Cher et le Sainte-Maure à la cour de justice? De quoi s’agit-il? A la lecture de l’article au bout du lien, mon sang de berrichonne se met à bouillir! Quoi, le crottin de Chavignol, un fromage hollandais? Il ne manquait plus que ça! L’Europe, d’accord, mais il y a des sujets sensibles tout de même!

Si j’en juge par les autres images à la une sur ce sujet, les journalistes des journaux francophones ne sont pas familiers de Heks’nkaas…

Le statut de l’image à la une

En raison des technologies et des usages, il est évident que cette notion journalistique d’image à la une est complètement « explosée » sur Internet. Ce constat renvoie à la question, plus large, du statut de l’image, en soi et par rapport au texte qu’elle « illustre ».

Sur la relation texte-image, l’analyse de la psychologue Laurence Bardin en 1975 au sujet de la presse et de la publicité (« Le texte et l’image ». In: Communication et langages, n°26, 1975. pp. 98-112) s’applique fort bien aujourd’hui à la relation image-texte sur les réseaux sociaux. Je la cite: « Lorsqu’ils sont utilisés dans un même espace de communication, le texte et l’image sont rarement autonomes, indépendants l’un de l’autre, surtout au niveau de la réception du message », puis « L’important est de saisir que la co-présence de l’un et de l’autre dans un même message ne se traduit pas par une somme (texte+image) mais par une interrelation (texte <–> image), et que cette interrelation surgit dans un sens nouveau, supplémentaire », et encore, en conclusion: « Dans cette interaction, on a retenu essentiellement le rôle de l’ « ancrage » de l’image par le texte. Mais, d’une part, la relation inverse peut exister; d’autre part, l’image peut jouer auprès du texte des rôles négligés ou méconnus jusqu’à maintenant et qu’il serait instructif d’explorer… ».

Le rôle joué par l’image sur les réseaux sociaux semble bien relever de ces « rôles méconnus » dans les années 1970.

Je laisse aux spécialistes des sciences cognitives l’analyse des impacts respectifs de l’image et du texte sur l’esprit des internautes et des conséquences de leurs diverses perceptions. La remarque que m’inspirent mes observations est que la terminologie documentaire et diplomatique pour qualifier ces usages est bien maigrichonne et qu’il y aurait lieu d’approfondir ce volet des « sciences de l’information ».

Au regard des exemples recensés, trois catégories d’images à la une se dessinent: les images authentiques, les images approximatives et les images prétextes.

  1. Les images authentiques sont celles qui, selon la définition de la diplomatique, sont ce qu’elles prétendent être. Elles font partie intégrante du récit original. Qu’elles aient été créées en même temps que les faits qu’elles accompagnent ou empruntées à une source extérieure, elles racontent les faits au même titre que les mots. Elles s’insèrent dans le récit original et font partie du message. Ce sont finalement les seules véritables « images à la une ». Mais il n’existe pas toujours d’images directes de ce dont on parle, soit que les événements (lieux, personnes, actes) n’aient pas été filmés ou enregistrés, soit que le sujet évoqué, de nature abstraite, administrative, juridique, se suffise de l’expression textuelle. Dans ce cas, toute image de substitution ne peut être que non authentique.
  2. Les images approximatives sont des images qui présentent l’objet (personnage, lieu) dont on parle mais d’une manière éloignée, en décalage spatial ou temporel avec les faits, par exemple une photo lambda de la statue de la Liberté pour illustrer une réunion internationale à New-York, ou une photo du président de la République française devant l’Arc de triomphe illustrant le 7 mai au soir l’annonce télévisée de la cérémonie du lendemain (l’exigence d’illustration vaut aussi pour ce qui n’a pas encore eu lieu!…). Ces images approximatives, dès lors que leur interprétation ne soulève pas d’ambiguïté et qu’elles ne brouillent pas le discours, ne portent pas à conséquence.
  3. La notion d' »image prétexte » est bien connue des journalistes de télévision: il s’agit d’images déconnectées du sujet mais permettant, par analogie de thématique ou de visuel, d’illustrer le journal télévisé ou tout autre reportage. Faute de disposer d’illustrations authentiques ou approximatives, on cherche des images d’une thématique ressemblante dans les archives de télévision ou dans une banque d’images. C’est une image de bouchon sur l’autoroute pour parler du départ en vacances, ou une photo de SDF pour illustrer une nouvelle mesure gouvernementale en faveur des sans-logis. Je me souviens des discussions, lorsque je travaillais à l’INA à la fin des années 1990, sur la façon de caractériser ces images dans les bases de description des journaux télévisés: fallait-il décrire ces images-prétextes dans la base de données au même titre que les images authentique? Hervé Brusini vient justement de publier un article très intéressant sur la question, rappelant les enjeux de désinformation attachés à la mauvaise interprétation due au mauvais choix d’une illustration: L’histoire dramatique de l’image d’illustration à la télé.

Les images prétextes font florès sur Internet et sur les réseaux sociaux sans qu’aucune réglementation ou déontologie n’encadrent les pratiques. Dès lors, tous les coups sont permis. Le seul garde-fou est le risque d’une plainte: on pense à une plainte pour atteinte au droit d’auteur du photographe ou du propriétaire de l’image, bien sûr, mais il semble que ce type de risque décroisse au profit du nouveau risque d’atteinte aux personnes et aux communautés, plus difficile à anticiper. L’organisation le Comptoir des médias est ainsi intervenu en janvier 2017 auprès de la Radio télévision suisse pour faire supprimer d’un article sur l’interpellation de présumés djihadistes une illustration montrant des migrants à l’arrière d’une voiture de police; l’organisation dénonçait l’amalgame créé par le rapprochement migrants-djihadistes véhiculé par le rapprochement de l’image et du titre; la RTS a répondu qu’elle comprenait la démarche et a remplacé l’image ambiguë par une image ne montrant que des policiers.

Je me rappelle il y a vingt ans le coup de fil d’un ancien SDF à France Télévision: ce monsieur s’était réinséré, avec un travail et un logement, et il en avait assez de voir la même image de sa galère rediffusée sur les écrans année après année; l’image-prétexte avait été supprimée des « archives » sans autre forme de procès. Personne n’avait alors idée de ce que serait le RGPD (Règlement général pour la protection des données personnelles). Aujourd’hui, les réseaux sociaux sont plus pervers et plus violents. Le risque est de moins en moins négligeable.

Certains sites précisent parfois dans la légende d’une illustration qu’il s’agit d’une image prétexte:

Les exemples ci-dessus proviennent des sites de la Tribune de Genève, du Huffingtonpost et de l’Usinenouvelle et il faut saluer ces bonnes pratiques, hélas trop peu répandues. Cependant, cela ne suffit pas car le partage d’un article sur les réseaux sociaux gomme automatiquement cette information de source, cette métadonnée pourtant indissociable de l’image. Il est clair que cette « simplification » radicale de l’information manque de respect à la source et manque de respect au lecteur. On pourrait imaginer de remplacer la mention « image prétexte » dans la légende de l’image par un un signe, un indicateur, une icône, inséré dans l’image-même.

Dans un article intitulé « L’image pré-texte », publié dans les actes du Colloque de Cerisy en 2005, Patrick Chézaud écrit:  » Cependant, comprendre la force des images est d’une brûlante actualité face à leur présence de plus en plus massive. S’il faut entériner le passage du texte à l’image comme mode de transmission privilégié des connaissances, entraînant par là même la modification de celles-ci, il importe de considérer leur manière d’être présentes ».

C’est le propos de ce billet qui espère contribuer à une réflexion diplomatique et archivistique sur les usages de la relation image-texte sur les réseaux sociaux et plus largement sur le Net.

2 commentaires

  1. Bonjour et bonne année !

    Merci pour ce billet, qui va alimenter mes cours sur l’image. Professeure-documentaliste dans un collège rural, je m’interroge beaucoup sur la lecture de l’image par mes élèves, et j’essaie de les faire réfléchir sur ce qu’ils voient. Ils communiquent beaucoup plus par images que par texte ( même si leur mode de communication préféré reste l’oral en toute circonstance…), mais je pense qu’ils les regardent assez peu en fin de compte (et jamais la légende). Les manuels scolaires aujourd’hui sont très illustrés, et les collègues font de l’analyse d’image (en histoire-géographie, en science avec les schémas, en français autour des œuvres d’art, etc.), mais très peu d’images d’actualité ou d’images d’illustration.
    Un beau chantier pédagogique en perspective…

    • Merci de votre témoignage. Oui, le chantier est d’importance. La manipulation et la futilité des images est un fait; l’enjeu est que l’utilisateur ne leur attache pas plus d’importance qu’elles n’en ont. Et tant mieux si l’exercice peut aider à former un peu le jugement critique.

Commentaires fermés