En cliquant récemment sur le lien d’un post LinkedIn au sujet d’un blogueur dont le nom ne m’était pas inconnu, je suis arrivée sur le billet d’un autre blogueur taxant le premier d’imposteur au motif qu’il ne serait pas l’expert qu’il prétend être.
L’essentiel de l’article consistant en une attaque ad hominem et non, comme on pouvait l’espérer, une démonstration un tant soit peu scientifique de la fausseté de telle ou telle affirmation, je ne me suis pas attardée mais j’ai quand même relevé l’incise suivante: « Une petite astuce rapide pour se faire un avis sur la solidité scientifique de celui qui se prétend expert d’un sujet : une requête sur Google Scholar. » La formule m’a intéressée car le mot expert, dont il n’existe pas vraiment de définition officielle, est de nos jours largement dévoyé dans le monde médiatique et professionnel.
En passant par le sacro-saint Wikipédia
L’expert, dit Wikipédia, est « une personne qui, en plus de posséder une connaissance théorique d’un domaine délimité de savoir, a acquis une connaissance pratique, avancée et reconnue par ses pairs du domaine. Par son expérience, l’expert est censé avoir acquis des habiletés particulières lui permettant de réaliser notamment des avis d’expertise. »
Le Wiktionnaire a une approche un peu différente en énonçant que l’expert est quelqu’un « Qui est fort versé en la pratique de quelque art, de quelque connaissance qui s’apprend par expérience. » Ici, la connaissance est conditionnée à l’expérience; la reconnaissance par les pairs n’est pas évoquée.
Google Scholar, toujours selon Wikipédia, est « un service de Google permettant la recherche d’articles et de publications scientifiques. Lancé fin 2004, il inventorie des articles approuvés ou non par des comités de lecture (en anglais : peer-reviewed), des thèses de type universitaire, des citations ou encore des livres scientifiques ».
La définition est claire. Google Scholar recense les articles scientifiques. Ce qui pose d’emblée la question du recouvrement entre l’écriture universitaire et l’expertise. La publication dans une revue fait-elle d’une personne un expert? Peut-on avoir une expertise étayée par autre chose que des publications universitaires? Et il faudrait sans doute faire une distinction entre expertise scientifique et expertise professionnelle même si les deux expertises sont liées (c’est justement le titre d’un cours à l’université de Bordeaux).
À titre personnel, j’utilise régulièrement le mot « expert » pour me présenter (de préférence à celui de consultant), en précisant ma définition. C’est une définition que j’ai empruntée il y a longtemps déjà à Jean-Pierre Bernat (encore un collègue trop tôt disparu, en 2009) : un expert, c’est quelqu’un qui ne sait rien, mais qui a rencontré et observé de très nombreuses situations, de sorte que, quand on lui présente un problème, il est en mesure de proposer une solution. Comme cela fait environ quarante ans que j’observe la gestion de l’information et de l’archivage dans le monde (public puis privé), que j’analyse, compare, décortique et théorise ce que j’observe, et que j’utilise cette connaissance pour trouver des solutions aux problèmes qui me sont soumis, cette définition me va bien.
À la moulinette de Google Scholar
Par curiosité, j’ai décidé de me googlescholariser pour voir quelle image d’expert me proposerait le moteur, moi qui suis mi-universitaire, mi électron libre.
Le résultat est que je ne me suis pas vraiment reconnue …
Certes, les quelque quatre cents références que j’ai trouvées, correspondent à autant de réalités de publications et de citations, mais l’image qu’elles dessinent collectivement est une silhouette non pas déformée mais in-formée de moi, in-formée au sens d’incomplètement formée, comme s’il manquait la moitié des pièces du puzzle et qu’elles n’étaient pas en bon ordre. En observant la liste des résultats, j’ai constaté un état de mes écrits partiel et une présentation linéaire des résultats.
J’ai noté que:
- la moitié des livres que j’ai écrits, publiés, diffusés n’apparaît pas ou seulement par le biais d’une citation, notamment Je pense donc j’archive (1999) et Nouveau glossaire de l’archivage (2010). Pour le premier, l’explication est a priori que L’Harmattan n’est pas considéré comme éditeur « sérieux »… Le second qui a été téléchargé des milliers de fois, sur mes sites ou sur d’autres qui l’ont proposé également, présente le défaut rédhibitoire de ne pas avoir la caution d’une institution administrative ou universitaire, sauf une institution russe qui l’a fait traduire (d’ici que certains trouvent ça louche…);
- mon blog, qui est mon principal lieu d’expression depuis 2011, après avoir constaté les difficultés de publier mes analyses archivistiques ou autres par d’autres moyens, n’apparaît pas, sauf au travers de deux citations, bien que j’y aie posté des centaines de petits billets (dont certains sont, à mon avis, plus scientifiques que telles notules dûment référencées par Google Scholar bien que j’aie à peine le souvenir de les avoir écrites) et quelques dizaines d’articles de fond;
- le classement par défaut, dit par pertinence, est celui du nombre décroissant de citations, ce qui est une information mais, à l’heure des fakes news, est-ce que ce critère est un critère fiable de la qualité de l’article cité? Peut-être bien que oui, ou peut-être bien que non…
Le classement par date surprend, dans la mesure où il mêle systématiquement publications et citations; ainsi pour l’année 2020, je trouve quatre références, un article que j’attendais (ouf!) et trois citations dont je ne sais que penser. L’article principal est mon analyse critique du traitement des données du Grand débat national (la consultation des citoyens organisée par le gouvernement début 2019 au milieu de la crise des Gilets jaunes pour ceux qui auraient oublié, une actualité en chasse si facilement une autre…) publiée par la revue Records management Journal début 2020: « The potential for collaboration between AI and archival science in processing data from the French great national debate« . À ce propos, je ne peux m’empêcher de soupirer en pensant aux quatre articles que j’ai écrits il y a deux ou trois ans déjà, relus et acceptés par diverses revues francophones à comité de lecture et toujours pas publiés, alors que la revue américaine qui a publié mon article sur le Grand débat, revue encore plus exigeante que les autres pourtant, a « plié » le processus complet (de l’appel à communication à la publication finale) en moins d’un an. Pourquoi les revues francophones sont-elles si poussives?
Une autre remarque est que l’ordre de présentation des références est purement statistique, sans relief quant aux contenus et à l’originalité de la publication. Ceci n’a d’ailleurs pas tellement d’importance. Le but de Google Scholar est juste de proposer une information relativement facile à capter afin de donner à un utilisateur une idée de ce que telle ou telle personne a publié, assorti d’une idée de sa notoriété via des citations. De ce point de vue, Google Scholar, c’est très bien.
Ce qui est assurément plus gênant, c’est que, influencés consciemment ou inconsciemment par le poids des GAFA (ici Google), certains internautes finissent par chercher et imaginer trouver sur Internet LA Vérité.
Chacun sa vérité
Le portrait d’expert que renvoie de moi Google Scholar est une vérité, sans doute. Ce n’est pas la mienne. Ce portrait ne correspond qu’à une partie de la réalité et il est, pour une autre partie, tout à fait périmé ou déconnecté de ma réelle expertise.
Autrement dit, si je peux aujourd’hui prétendre au titre d’expert de quelque chose, cela a, autant que je puisse en juger moi-même, moyennement à voir avec ce que Google Scholar a retenu de mon activité rédactionnelle. Cependant, j’ai l’impression que certaines personnes me voient plus comme Google Scholar que comme je me définis moi-même. Y a-t-il un lien entre ceci et cela? Je n’en sais rien et je n’en veux à personne. Mon propos dans ce billet est de partager cette petite expérience de googlisation.
Ma conclusion est que ce que l’image d’expert que Google Scholar renvoie de moi est une image tronquée que je qualifierais de vérité alternative. La question est alors: ce qui vaut pour moi ne vaut-il pas pour d’autres?
Je laisse le dernier mot à Pirandello: Chacun sa vérité.