« L’Histoire ne s’écrira plus par les universitaires, les chercheurs du CNRS, les diplomates ou les hommes politiques. Elle s’écrira par les victimes du terrorisme, les victimes de ces actes que les Anglo-saxons appellent political violence, des actes de violence à caractère politique ». C’est par ces mots que Joël Bescond présente le livre qu’il a consacré à son frère Jean-Paul, médecin humanitaire, victime d’un attentat au Soudan à la veille de Noël 1989. Des mots qu’il a prononcés en septembre 2019 lors de l’hommage aux victimes organisé par l’Association française des Victimes du Terrorisme (AfVT).

J’ai lu le livre, Malim, une histoire française, publié il y a quelques mois. Je l’ai lu d’abord parce que j’ai connu Jean-Paul dans mon enfance et que je connais sa famille, mais aussi parce que cette affirmation résonne à mes oreilles et alimente ma réflexion sur l’histoire et les archives.

À l’automne 1989, Jean-Paul Bescond, médecin de 33 ans qui s’est porté volontaire pour une mission auprès de MSF, arrive au Soudan, avant d’être envoyé à Aweil, une petite ville du Sud-Soudan (aujourd’hui Soudan du Sud). La région est alors en proie à une guérilla entre les rebelles du Sud (le SPLA) et l’armée du général El Béchir qui a pris le pouvoir quelques mois plus tôt (juin 1989). Le travail des humanitaires est extrêmement difficile. Le 21 décembre, l’avion blanc de MSF, très reconnaissable, est pris pour cible quelques secondes après le décollage et explose en vol avec quatre personnes à bord dont Jean-Paul. Le tir vient manifestement de très près et la ville est sous contrôle de l’armée régulière. C’est la première fois (mais pas la dernière) que des humanitaires sont délibérément pris pour cible.

La famille de Jean-Paul Bescond ne se résout pas à accepter cette déflagration dans l’univers familial comme une fatalité et entreprend des démarches pour comprendre, pour demander justice. La demande de rendez-vous avec le président de la République (François Mitterrand) ne débouche pas ; la cellule Afrique de l’Élysée dissuade la famille de porter plainte ; les démarches auprès de plusieurs interlocuteurs obtiennent toujours la même réponse : « on ne peut rien faire ».

Joël, le jeune frère de Jean-Paul, ne se satisfait pas de cette impasse et entreprend une longue enquête. François Mitterrand n’a-t-il pas écrit dans Le Coup d’État permanent (1964) que « Tant que le peuple n’aura pas recouvré le droit de dire lui-même où se trouve les frontières de la liberté d’expression, justice et démocratie resteront des mots vides de sens » ? Une plainte sera finalement déposée en 2009, vingt ans après les faits, l’année de la création de l’Association française des Victimes du Terrorisme (AfVT).

Le livre Malim, une histoire française restitue, précisément, minutieusement, cette longue quête d’informations et de sens.

Ce livre n’est pas un livre d’histoire écrit à partir des archives. Il est lui-même une archive, dans l’acception nouvelle de ce mot depuis quelques décennies, une trace de ce qui a été dit et tu, de ce qui a été fait ou non, de ce qui a été ressenti.

Joël Bescond rend compte, point par point, des vingt cinq années qu’il a consacrées à la compréhension de l’événement, faisant état de ses interrogations et de ses actions, de ses lectures, de ses rencontres, des demandes formulées et des réponses reçues (souvent des non-réponses), des réflexions et des éclairages qui permettent enfin d’articuler le tout pour ne plus porter seul la responsabilité du « on ne peut rien faire ». En parallèle de l’édition de l’ouvrage, l’auteur a mis en ligne un bon nombre de documents collectés ou constitués lors de l’enquête et que tout un chacun peut consulter.

Et les archives traditionnelles ? Bien sûr, l’histoire de l’attentat contre l’avion de MSF à Aweil pourra un jour faire appel aux archives publiques issues de l’activité des États, de l’administration, de la Justice, des organisations publiques relatives à la politique africaine de la France dans la région (les événements du Soudan sont indissociables de la politique française au Tchad et en Libye), à la diplomatie, au droit international, à l’action humanitaire, aux échanges avec la famille de Jean-Paul, sans parler des archives privées des hommes politiques, des avocats, des responsables associatifs, etc. Mais ces archives-là ont-elles été constituées (correspondance, accords, notes internes, documentation, simple mention dans un rapport…) ? Si oui, ont-elles été conservées (le temps d’une mandature, dix ans, à titre d’archives historiques avec un « versement d’archives » en bonne et due forme) ? Si oui, avec quel délai de communicabilité et quel inventaire sont-elles accessibles ? Quand on sait que la majorité des archives conservées n’a jamais été consultée et ne le sera jamais, on peut s’interroger sur l’espoir d’y voir clair un jour par ce biais-là.

Une petite phrase prononcée par un des avocats consultés dans cette affaire est particulièrement éclairante : « Il y a un double obstacle [à votre démarche] : le temps et l’affaire d’État »… Sans le recours aux archives qui, si elles sont préservées, restent confidentielles pendant des décennies, le citoyen qui cherche à comprendre un événement d’ordre international et national autant que privé, peut au moins compter sur lui-même. Les réponses que lui a faites l’administration lui appartiennent et il est libre d’en faire état. Il serait curieux un jour de comparer ce qui subsiste dans les archives publiques de ces nombreux entretiens que l’auteur de Malim a fidèlement retranscrits dans son volumineux ouvrage.

Il faut également avoir en tête deux évolutions majeures de la société pendant cette période de vingt cinq années après l’attentat. La première est l’arrivée d’Internet, de la messagerie électronique, des sites web ; en 1989, il n’y avait que le courrier postal et le téléphone. La seconde, liée à la première, est la libération de la parole d’une manière générale, la possibilité pour un individu de s’exprimer directement au moyen du réseau mondial (du moins dans les pays démocratiques).

De ce point de vue aussi, Malim, une histoire française, est une archive originale et symbolique de l’histoire des victimes. Écrite par les victimes, sinon peut-être jamais.