Puisque la motivation de mon étude des cahiers de doléances (en l’occurrence ceux de Charente-Maritime) est de démontrer l’intérêt de prendre en compte leur forme (diplomatique) et non seulement leur contenu (voir l’introduction de cette étude dans un précédent billet), je poursuis donc la présentation de mes travaux par l’aspect visuel des cahiers (avant de les lire) et ce que l’on peut en apprendre. Il s’agit du matériau initial (ce sur quoi on écrit), de sa personnalisation par la mairie avec le choix d’un titre et d’une couverture.

L’apparence des cahiers est une première information qui donne le « la » au lecteur, une sorte de porte d’entrée sur l’expression citoyenne qu’il contient. À défaut d’avoir été présent dans la mairie pendant la première vie de ces cahiers, in situ, ou à défaut de savoir par d’autres sources où il était rangé ou présenté au public, c’est une information de contexte qui n’est pas neutre. De plus, les contributeurs eux-mêmes ont été les premiers à en prendre connaissance avant d’y inscrire leurs doléances, enfin une partie d’entre eux, que j’estime aux deux-tiers, peut-être les trois-quarts, en tenant compte des nombreuses contributions envoyées par courrier (papier ou électronique), et des cas (plus rares) où la confection du cahier est postérieure à la production des contributions.

Cahier d’écolier, liasse agrafée, reliure manuelle, registre, feuilles volantes

Sur le plan matériel, le corpus des cahiers de doléances de 451 communes du département qui en ont produit un ou plusieurs n’est pas homogène. Comme pour les autres collections départementales de cahiers de doléances j’imagine, il regroupe des « objets documentaires » de formes variées : cahier, registre, feuilles agrafées ou reliées, chemise cartonnée enveloppant des feuilles volantes. Autrement dit, tous les cahiers ne sont pas des cahiers.

Le terme « cahier » (cahiers de doléances ou cahiers citoyens) utilisé pour décrire l’ensemble se rapporte à la typologie archivistique, en référence aux cahiers de doléances de 1789, l’expression « cahiers citoyens » étant greffée dessus. Il convient donc de distinguer l’objet-cahier et le document-cahier.

Les cahiers proprement dits, disons les cahiers d’écoliers tels qu’on les trouve dans les papèteries, sont les plus nombreux tout en constituant un peu moins de la moitié de l’ensemble (213 communes sur 451). Pour être plus précis, ce sont majoritairement des cahiers grand format (21 x 29,7 cm) (108 communes) ; viennent ensuite, en nombre les cahiers petits formats (62 communes) et quelques dizaines de cahiers d’écolier très grand format (24 x 32 cm) (33 communes).

On trouve des cahiers de différentes marques (Clairefontaine, Oxford, Calligraphe, Conquérant, Domédia…), de toutes couleurs (on peut noter au passage que le jaune ne domine même pas…), à reliure piquée ou (moins souvent) à spirale, à grands carreaux plus souvent qu’à petits carreaux, de 96 ou 196 pages pour les grands formats et 48 ou 96 pages pour les petits (un cas de petit cahier de 288 p pour Chepniers, commune de 640 habitants), à couverture souple pelliculée et parfois en plastique transparent, avec un papier de 90 grammes le plus souvent mais beaucoup d’exemples de 70 gr (papier recyclé) et quelques cas d’un grammage très léger (55 gr).

À noter qu’une trentaine de ces cahiers (un septième) ne sont pas neufs, qu’il s’agisse de vieilles fournitures (certains portent une étiquette de prix en francs, d’autres des taches de rouille ou d’humidité…), ou de la récupération de cahiers partiellement utilisés et périmés (dans ce cas, les pages déjà utilisées – parfois la moitié du cahier ! – ont simplement été déchirées, plus ou moins proprement à en juger par les fragments de papier coincé dans la reliure). Toutefois, aucune corrélation n’apparaît entre l’aspect vieillot du cahier et la date d’ouverture, la population de la commune ou encore le nombre de contributions. Le motif d’une réutilisation est peut-être simplement pragmatique ou économique.

À quoi il faut ajouter une dizaine de cahiers « non ordinaires », à savoir : un cahier petit format diffusé par l’Armée de terre (publicité pour le recrutement) (Coivert), deux cahiers piqués, petit format, apparemment conçus pour le « Grand débat » avec illustration tricolore de triangles et de pions, cartel en blanc pour y apposer le tampon de la commune (communes de Cressé et de Dampierre-sur-Boutonne dans l’intercommunalité Vals de Saintonge, respectivement ouverts les 10 et 11 janvier), un bloc-notes à couverture orange et petits carreaux de type comptable (Épargnes), un cahier à dessin (La Clotte), un cahier de travaux pratiques un peu vieux (La Devise), un cahier long de type comptable avec une numérotation mécanographiée, manifestement une récupération (Le Douhet), un très joli carnet oblong relié en cuir avec angles décorés avec signet et galon (Rochefort) et un cahier de textes dont la couverture porte une publicité pour la société « Soram, solutions impression et GED France et Sénégal » (Semoussac).

Après les cahiers, la forme la plus courante est le simple agrafage des éléments constitutifs du cahier (couverture le cas échant, contributions, courrier ou bordereau d’envoi à la préfecture). C’est le cas pour 109 communes. Le plus souvent, une seule agrafe, en haut à gauche, maintient les 2 à 10 feuilles du « cahier » (exceptionnellement une vingtaine de feuilles) ; pour les plus épais, on trouve deux ou trois agrafes sur le côté. À mentionner en outre le pliage en deux de quelques feuilles A3, sans forcément les agrafer (4 communes).

Vient ensuite (77 communes) la reliure manuelle d’un jeu de feuilles, telle qu’on la pratique dans les bureaux, à l’aide d’une baguette qui enserre les feuilles ou, plus souvent, avec une « reliure boudin » réalisée avec une machine à relier (perforelieuse). Divers indices (notamment les différentes dates et les pages blanches) laissent généralement voir si la brochure est initiale ou terminale (a posteriori, au moment de la clôture, on regroupe les contributions et on les relie).

Pour 32 communes, la chemise des Archives départementales ne contient que des feuilles volantes. Dans la moitié des cas, c’est une page unique mentionnant un cahier vierge. Mais on trouve aussi quelques cahiers déreliés ou des liasses de formulaires pré-imprimés (par exemple, la commune de Tonnay-Charente (417 habitants) a transmis 53 contributions sous la forme de formulaires de l’AMIF (association des maires d’Ile-de-France) dont les premières datent du 8 décembre 2018.

Une dizaine de communes ont utilisé une chemise cartonnée ou une pochette pour ranger leurs contributions. Enfin, quelques communes (4) on choisit le registre, plus solennel assurément. On trouve également un cas de classeur à levier avec quatre anneaux.

L’orientation des cahiers est celle du « portrait », à quatre exceptions près (orientation « paysage » pour Rochefort, Saint-Ciers-Champagne, Sémillac et Saint-Xandre).

Modèles de couvertures et couvertures originales

La seconde caractéristique visuelle du « cahier de doléances » est sa couverture avec son titre (ou l’absence de couverture et de titre).

Pour les cahiers d’écolier dont la couverture initiale est le plus souvent unicolore, pelliculée, avec un petit rectangle blanc pour inscrire un titre ou un nom, on trouve deux cas de figure :

  • aucune inscription sur la couverture du cahier (par exemple ci-contre Dampierre-sur-Boutonne), ou bien un ou deux mots manuscrits au crayon ou encore une petite étiquette avec le nom de la commune, parfois la mention « cahier de doléances ») de sorte que le cahier se présente comme un objet tout à fait banal, voire non identifié… ; c’est le cas pour environ 35 communes), sans corrélation là non plus avec la population ou le nombre final de contributions ;
  • collage d’une feuille A4 (ou A5 pour les cahiers petits formats) inspirée d’un modèle existant ou personnalisée.

Les documents reliés manuellement ou agrafés incluent majoritairement une couverture (premier feuillet) agrémenté dans la majorité des cas de reliure d’une feuille transparente pour protéger et consolider la brochure (avec un feuillet cartonné à la fin) selon les bonnes pratiques administratives.

Il existe deux modèles principaux (collés sur les cahiers ou comme couverture des documents reliés ou agragés). Ce sont :

  1. le modèle de l’AMF (Association des Maires de France) qui est le plus utilisé (200 communes sur 451) ;
  2. le modèle de l’AMRF (Association des Maires ruraux de France) repris par 10 communes dont la population varie entre 100 et 3500 habitants.

Le modèle AMRF, bien que vingt fois mois repris que celui de l’AMF, est cependant le plus ancien, l’initiative des « cahiers de doléances » ayant été lancée le 5 décembre 2018 par l’AMRF et son président, Vanik Berberian, initiative relayée ensuite par l’Association des Maires de France.

Il se caractérise par un titre en grosses lettres rouges sur trois lignes : Cahier de doléances et de propositions encadré en haut à gauche et en bas à droite par des taches de couleurs verte et rouge, avec la même précision, cette fois entre parenthèses : « ce document sera transmis aux préfets et aux parlementaires ». En bas à gauche figure le logo de l’AMRF. On y trouve également le macaron rouge « Ma commune est utile » diffusé par l’AMRF. À noter qu’une commune, Arcès-sur-Gironde (762 hab.), a gardé la trame du modèle mais changé le titre en « La commune Premier échelon de la démocratie. Exprimez vous. Doléances et propositions ».

Le modèle AMF présente, lui, les caractéristiques suivantes :

  • en haut au centre le logo de l’AMF avec la légende « l’Association des maires de Charente-Maritime » dont les coordonnées figurent en bas à gauche, et l’ajout du numéro de département (17) ; on voit ici le rôle joué par l’association départementale. Si j’en juge par les résultats des recherches d’images de cahiers de doléances sur Internet, il apparaît que les autres délégations départementales n’ont été aussi actives ; à vérifier auprès de l’AMF.
  • des lignes horizontales et verticales soulignent les marges de la page, avec un bandeau bleu dans les marges haut et bas, espaces parfois utilisés pour noter le nom de la commune utilisatrice ou la date d’ouverture ;
  • le titre en gros caractères noirs sur deux lignes : « Cahier de doléances et de propositions » (même titre que pour l’AMRF), au milieu de la page ;
  • au-dessous de ce titre, la même précision « Ce document sera transmis aux préfets et aux parlementaires ».

La page est imprimée en couleur dans 85% des cas (en format A5 pour les petits cahiers), sinon en copie noir et blanc, même sur l’original (sans doute parce que la mairie ne dispose pas d’imprimante en couleurs) ; il existe quelques cas de simple photocopie (dégradation de l’image). On peut voir sur certaines pages la date et heure d’impression, élément qui permet de dater l’ouverture du cahier, à défaut d’autres dates dans le corps du cahier, ce qui est assez fréquent. Par exemple, la commune de Bran (134 habitants) a imprimé le modèle le 21 décembre 2018 à 10 h 56, pour le coller sur un gros cahier de 192 pages qui n’obtiendra au final qu’une seule contribution).

Dans la majorité des cas, un, deux ou trois éléments ont été ajoutés : nom de la commune (dactylographié avant impression ou manuscrit), logo ou armoiries communales, tampon rectangulaire (coordonnées de la mairie), tampon rond pour l’estampillage des documents, signature du maire, date d’ouverture et/ou de clôture, mention de transmission par mail.

Ces modèles sont volontiers collés une seconde fois sur la page de garde du cahier.

Si 200 communes ont adopté un modèle existant, un peu plus de 200 autres ont choisi de personnaliser la couverture de leur cahier, de diverses façons, plus ou moins élaborées. On peut distinguer plusieurs types même si ceux-ci empiètent les uns sur les autres.

Quelques dizaines de ces cahiers présentent une couverture que l’on pourrait qualifier de sobre, c’est-à-dire soignée mais discrète, sans éléments figurés, se limitant au nom de la commune et au titre. Parfois des communes voisines adoptent le même modèle particulier (on imagine l’échange entre les maires et les secrétaires de mairie : « Et toi, tu fais comment ? » au moment d’ouvrir le cahier).

Une centaine de communes ont fait figurer sur la couverture, outre le titre, le logo de la commune, ses armoiries ou une photo du village, ou encore des éléments de couleur, des mentions de date d’ouverture et clôture, un tampon ou une signature.

On trouve une douzaine de couverture avec un dessin de gilet jaune (ou plusieurs). Une autre (Saint-Pierre-d’Oléron) a collé une image de cahier de 1789 sur son registre noir.

Enfin, on note qu’une quarantaine de communes invoquent le drapeau tricolore, soit en introduisant le logo de la République française , ou simplement trois barres obliques dans un angle ou verticales, soit de manière plus élaborée, et parfois suggestive…

Titres des cahiers

Sur la question du titre du cahier, en regroupant l’ensemble des supports matériels et des couvertures, le titre des modèles AMRF et AMF – Cahiers de doléances et de propositions – est utilisé par plus de la moitié des communes (244 sur 451). Dans une dizaine de cas, le terme « suggestions » a été ajouté. « Cahier de doléances » seul apparaît 122 fois.

La formule « registre de doléances » est utilisée 17 fois , le mot « carnet » deux fois ; les expressions « livre de doléances », « recueil de doléances » et « dossier de doléances » une fois chacune. Plusieurs communes titrent « Doléances » (tout court). On trouve encore « Contributions et doléances ».

« Exprimez-vous » apparaît dans deux titres.

L’expression « cahier citoyen » (ou les variantes « cahier d’expression citoyenne »,  « propositions citoyennes », « Cahier des doléances citoyennes ») figurent sur une quarantaine de couverture.

Quinze titres (seulement) font allusion au Grand débat national. À signaler un cas (et un seul pour toute la Charente-Maritime) où la commune a choisi de créer en parallèle quatre cahiers titrés « Cahier de propositions pour le débat national » et sous-titrés avec les quatre thèmes dudit débat ; il s’agit de Châtelaillon-Plage.

Une vingtaine de communes font figurer deux titres, ou précisent « à destination du président de la République », « à l’attention des pouvoirs publics » ou « ouvert aux administrés ».

L’utilisation conjointe des titres « cahier de doléances » et « cahier citoyen », entre la couverture, la page de titre et les courriers avec la préfecture, n’est pas rare.

L’absence de titre ne signifie pas manque d’intérêt pour la démarche. À titre d’exemple, le cahier de la ville de Rochefort, un carnet oblong en cuir, dorés dans les angles, sur lequel a été collée une simple carte de visite avec les coordonnées de la ville (voir l’illustration plus haut).

Comme une fusée du 14 juillet…

Que conclure de cette revue des cahiers dans leur matérialité ?

Il est évident que, comme objet documentaire, un cahier dans son ensemble représente plus que la stricte somme des contributions qu’il renferme. Mais il n’est pas inutile de le rappeler dans la mesure où les opérations de numérisation ont en général laissé de côté (j’allais écrire ont bazardé) les couvertures et pages de titres de ces cahiers comme quantité négligeable. Feuilleter la collection numérique des cahiers après avoir passé en revue les originaux est comme visionner en noir et blanc un film conçu pour être vu en couleur et dont le générique a été tronqué…

Une première remarque est que cette observation de la forme des cahiers, et notamment de leur couverture, met en évidence le rôle des associations de maires dans la création et la mise à disposition des cahiers de doléances, rôle estompé dans la suite des opérations (les sigles AMF et AMRF sont absents de la synthèse finale de Berger et consorts sur l’analyse des contributions libres).

De plus, ces couvertures sont aussi l’endroit privilégié d’indication des dates d’ouverture et de clôture du cahier, même si cela est assez loin d’être systématique (lacune que l’on parfois peut combler à l’aide de la date des premières contributions). Or, si 37% seulement des cahiers de Charente-Maritime (167 communes sur 451) comportent une date d’ouverture ou de première contribution, cette date est antérieure à la mi-janvier dans la grande majorité des cas (la lettre du ministre chargé des collectivités territoriales invitant les maires qui ne l’ont pas fait à ouvrir un cahier est datée du 16 janvier 2019). Plus précisément, 90 cahiers sont datés de décembre 2018 et 67 de la première quinzaine de janvier 2019, soit en tout 157 communes au moins qui ont ouvert leur cahier avant l’invitation officielle, c’est-à-dire 94% des cahiers datés, ce pourcentage n’étant évidemment pas transposable automatiquement à la totalité des cahiers mais sait-on jamais ?

Ces chiffres (à supposer que la Charente-Maritime soit sur ce point représentative du territoire national) montrent nettement l’antériorité d’une bonne partie des cahiers de doléances sur le Grand débat national. Les cahiers « citoyens » sont arrivés « en marche » (si j’ose dire), c’est-à-dire alors que le mouvement des cahiers de doléances issus de la base avait déjà quelques semaines d’existence. Certes, la Lettre aux Français du président de la République, en date du 13 janvier 2019, en prend acte mais nombre de discours ultérieurs méconnaissent le plus souvent cette réalité historique en répétant que les cahiers sont « issus du Grand débat national » (voir par exemple cette question d’une députée à l’Assemblée nationale).

Une autre conclusion que l’on peut tirer de l’observation externe des cahiers est l’implication de nombreuses mairies pour faire de leur cahier, bien avant l’invitation du gouvernement, un document communal digne de ce nom, alliant identification administrative et attractivité citoyenne.

Certes, une minorité de communes ont négligé la forme de leur cahier (voir ci-dessus), ce qui du reste ne s’explique pas nécessairement de manière négative. On peut en effet imputer aussi cette négligence au souci de répondre d’abord sur le fond, c’est-à-dire de recueillir les revendications, d’accompagner le « feu de l’action » et de délaisser la mise en forme, faute d’autres consignes des autorités. Néanmoins, dans la majorité des communes, la présentation matérielle du cahier est soignée. Outre le réflexe d’identification de la communauté, on peut y déceler l’enthousiasme ou du moins l’espoir démocratique que cette initiative suscite et, partant, la déception qui peut s’en suivre en constatant que rien ne se passe. Je ne parle pas ici de la réponse apportée (ou non) par le gouvernement aux revendications citoyennes mais du simple fait que, parmi ces cahiers qui s’efforcent d’interpeller la population, un certain nombre reste dépourvu de toute contribution. Une initiative municipale qui fait pschitt, comme une fusée humide un soir de feu d’artifice…

En effet, parmi les 95 communes ayant transmis un cahier vierge, une vingtaine avaient préparé un cahier doté d’une couverture (AMF ou AMRF) ou d’une couverture personnalisée, en vain… Comment les maires de ces communes ne ressentiraient-ils pas une certaine amertume devant cette « abstention » ? Il faudrait, cinq ans plus tard, leur poser la question.

Enfin, en considérant le parcours sinueux et ingrat des cahiers dans l’univers technologique après leur transmission à la préfecture (autour des 20-22 février 2019 pour l’essentiel), on peut se demander si les cahiers de doléances papier 2018-2019 ne s’inscrivent pas dans une tendance générale que d’aucuns nomment algocratie (voir l’article d’Adrien Tallent).

Mot valise qui commence comme algorithme et finit comme démocratie, l’algocratie renvoie à un système qui, se fiant aux machines élaborées d’en-haut, écarte aisément l’expression spontanée d’en-bas, celle qui vient du peuple (demos), si celle-ci ne correspond pas aux standards algorithmiques.

Le choix du gouvernement de procéder au traitement des données de sa consultation nationale (en réponse au mouvement des Gilets jaunes) au moyen de l’intelligence artificielle n’est pas favorable aux cahiers.

Dans ce matériau du Grand débat national 2019, les cahiers de doléances papier sont l’intrus, le vilain petit canard : ils démarrent avant l’heure, ils ont des couvertures et des couleurs qui n’intéressent pas les bases de données de mots-clés, ils sont en partie manuscrits ce qui ne plaît pas aux machines à qui on a appris à travailler avec des 0 et des 1, ils ne rentrent pas dans les cases prévues, etc. Ils ne sont pas « modernes » ; ils ne collent pas avec la gouvernance algorithmique. Ils dérangent (je ne parle dans ce billet que de la forme). Et cela leur vaut leur marginalisation.

Que les algorithmes pilotent les réseaux sociaux, chaque internaute est censé le savoir avant d’y poster quoi que ce soit ; mais les citoyens qui expriment sur papier leur colère et leur revendication n’ont pas préalablement donné leur accord, même passif, à ce que leurs dires soient de la même façon happés par la grosse machine. Cet argument du consentement est d’ailleurs avancé par le gouvernement, en réponse à quelques questions de parlementaires, pour expliquer pourquoi les cahiers de doléances n’ont pas été mis en ligne comme cela avait d’abord été évoqué dans l’hiver 2019. J’y reviendrai dans quelques semaines.

Ainsi, après avoir été intégrés (un peu au forceps) dans les données du Grand débat, les cahiers de doléances en sortent du fait de leur incompatibilité formelle avec le « règne de la donnée ». Adieu les plateformes et le partage de l’information, bonjour les services d’archives.

En principe la localisation des documents ne change en rien leur statut ou leur valeur mais force est de constater que le transfert des cahiers aux services d’archives départementaux (originaux) et aux Archives nationales (copies numériques) a fortement amoindri leur visibilité (les archives sont, hélas, toujours auréolées d’un certain mystère). On peut alors s’interroger sur l’impact de cet « archivage » sur le poids des cahiers 2018-2019 comme matériau démocratique ici et maintenant. Les archives, n’est-ce pas d’abord pour les chercheurs, pour la science, pour l’histoire, pour la conservation, pour la mémoire, comme les cahiers de 1789 ?

En août 2019, le Premier ministre répond à la question d’une sénatrice : « la version numérique des cahiers est accessible en ligne à des fins de recherche scientifique ou historique, ou à des fins statistiques, sur demande auprès des Archives nationales ». Le 18 juin, le ministre de la culture répond à un député que : « L’ensemble de ces documents et données viendra ainsi enrichir les fonds des services publics d’archives, et conforter leur rôle de gardien de la mémoire collective de la Nation ».

Ces mêmes réponses du gouvernement aux parlementaires précisent que le nombre de demandes de consultation de ces cahiers est infime. Oui, évidemment…