Ce 1er août (demain) verra réglementairement la fin de l’impression systématique des tickets de caisse et de carte bancaire.

Il s’agit d’une des nombreuses mesures énoncées par la loi dite AGEC (Anti-Gaspillage pour une Économie Circulaire) du 10 février 2020 qui modifie notamment l’article L541 du code de l’environnement. À noter que la mesure devait entrer en vigueur au 1er janvier 2023 mais a été repoussée à deux reprises dans un contexte social d’inflation et de baisse du pouvoir d’achat. En août, tout passe mieux…

Au terme de cette réglementation, sont désormais interdites l’impression et la distribution systématiques de tickets de caisse dans les surfaces de vente et dans les établissements recevant du public, de même pour les tickets de carte bancaire et les tickets délivrés par des automates ; et encore « l’impression et la distribution systématiques de bons d’achat et de tickets visant à la promotion ou à la réduction des prix d’articles de vente dans les surfaces de vente ».

Le mot important de cette disposition est « systématique » et non « interdit ». Le changement essentiel est non pas la disparition, comme on l’entend ces jours-ci, mais le transfert de la décision d’imprimer du commerçant au client. Faut-il se plaindre que la réglementation responsabilise le client ?

Cette actualité m’en rappelle une autre quand, au début du mois de janvier 2023 (il y a sept mois, une éternité au regard de la société de l’information) les médias commentaient la suppression du timbre rouge.

Certes les deux sujets sont assez différents, ne serait-ce que parce qu’on a d’un côté un titre d’achat (le ticket de caisse) ou une trace opposable (ticket de carte bancaire), et de l’autre une durée de réalisation d’un service public (lettre rouge acheminée en un jour). Mais je vois surtout les points communs. Dans les deux cas, il s’agit de :

  • Une disposition réglementaire qui n’est ni abrupte ni surprenante; c’est une façon de normaliser un phénomène déjà à l’œuvre : le nombre des utilisateurs du timbre rouge avait considérablement diminué, rendant le rapport coût/service déficitaire et suranné ; de même, le nombre de consommateurs qui ne manifestent aucun intérêt pour leur ticket de caisse papier voire le jettent dans l’espace public ne fait que croître, justifiant ce transfert de la décision de production du ticket aux personnes concernées.
  • Un épisode de « dématérialisation » de la vie courante: la réglementation prévoit, à côté du SMS et du QR code à scanner, la possibilité d’un « ticket de caisse dématérialisé », autrement dit l’impression numérique du ticket de caisse que le commerçant enverra par mail au client, un peu à la manière de l’alternative « e-lettre rouge » imaginée par La Poste lors de la suppression du timbre de même couleur. Or, la e-lettre rouge est déjà abandonné, et je parierais volontiers que les envois par mail du ticket de caisse suivront le même chemin un jour ou l’autre car la dématérialisation réduite à un changement de support se heurte à la logique de « digitalisation » de la société qui est d’abord une question de comportement et de réorganisation des processus de production-gestion-conservation des données (petites « poucettes » de Michel Serres, smartphones et réseaux, applications commerciales démultipliées) ; le ticket PDF apparaît là comme une mesure provisoire visant à rassurer la population le temps qu’elle digère la nouveauté. Peut-être faut-il voir (surtout) ces dispositions réglementaires introduisant la possibilité de documents dématérialisés comme les balises de phénomènes qui seraient sans cela difficiles à visualiser (j’imagine le récit de la dématérialisation en France dans les manuels d’histoire de la fin du 21e siècle – s’il existe encore des livres d’histoire à cette époque…).
  • Un exemple (un de plus) de la délicate question des données à caractère personnel dans le monde numérique. L’échange « non-papier » exige au préalable que le client communique ses coordonnées. Or, la notification numérique de la liste d’achat n’a pas la même valeur pour les deux parties. En effet, si c’est le prix des produits que retient le consommateur pour contrôler ses achats, c’est la nature des produits achetés qui intéresse les marchands de données ; et ce sont là des informations très personnelles et très « valorisées » sur les habitudes de l’acheteur, son mode de vie, ses goûts, etc. Voir là-dessus l’article de la CNIL.
  • Une série de réactions virulentes et contradictoires, dans la lignée des protestations systématiques contre toute nouveauté, suspectée d’ignorance des réalités de terrain et de mauvaises intentions des pouvoirs publics concernant la surveillance des populations, ce qui n’est pas forcément faux mais qu’il serait plus efficace d’aborder non par le petit bout de la lorgnette et l’anecdote mais au travers d’une réflexion globale des impacts sociaux de la société numérique.

Les commentaires de différents billets d’humeur sur le sujet illustrent très bien la disparité des pratiques que la réglementation tente de concilier. Dès 2021, Adrien Touati postait sur LinkedIn une réflexion critique sur la longueur (inutile) du ticket de caisse suscitant 486 commentaires. Plus récemment, parmi d’autres, Philippe Silberzahn dénonce une « décision hors-sol catastrophique » avec 82 commentaires.

Il faut reconnaître que la communication gouvernementale sur le sujet prête bêtement le flanc à la polémique avec des arguments à l’emporte-pièce qui laissent dubitatif. Le discours officiel, diffusé par le cabinet de la ministre déléguée auprès du ministre de l’Économie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique, chargée des Petites et moyennes entreprises, à partir de chiffres fournis par l’ADEME (Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie) souligne que : « 12,5 milliards de tickets de caisse sont imprimés tous les ans, ce qui représente « 150 000 tonnes de papier, soit 25 millions d’arbres coupés, et 18 milliards de litres d’eau ». Mince alors ! Ce discours est si maladroit qu’il en devient contre-productif.

Une rapide observation de la réalité des tickets met pourtant en évidence des nuances qui laissent voir les différentes évolutions en cours ou possibles et qu’il aurait été intéressant d’approfondir.

La surface des tickets de caisse consacrée à l’information utile au titre d’achat du consommateur est variable et parfois réduite à moins de la moitié de l’ensemble du ticket imprimé, même s’il est parfois difficile de faire le départ entre l’information directement utile au client pour l’achat concerné, l’information générale (heures d’ouvertures, etc.).

On trouve, au recto ou au verso de certains tickets (mais de moins en moins naturellement) des incitations à une relation connectée avec le magasin, via la création d’un compte client ou le scan d’un code barre.

Mais ce qui frappe surtout, c’est la place prise par la publicité, qui peut doubler la surface d’impression du ticket ou qui occupe parfois tout le verso, en couleur… Quelqu’un aurait-il calculé les coûts respectifs du ticket de caisse sobre et efficace et du ticket en quadrichromie bardés d’informations extérieures à l’achat ?

Et dans quelle catégorie faire entrer la publicité pour l’environnement ?…

À la place de l’énormité des chiffres mis en avant par la campagne officielle et dont la justification semble être la culpabilisation des gens qui ne seraient pas assez branchés, on aurait aimé des statistiques sur l’évolution des données des tickets et sur les comportements et les attentes des consommateurs voire, sur ce dernier point, un sondage qui veuille dire quelque chose. Sont-ce les consommateurs qui réclament des tickets toujours plus longs avec toujours plus de publicité en couleur ?

Et, last but not least, isoler ainsi la question des tickets de caisse du reste des comportements et des gaspillages est également contre-productif. Comme le fait pertinemment remarquer Charles Sannat : « Le problème de notre pollution n’est évidemment pas le ticket de caisse, mais ce que nous avons dans nos caddies et là je peux vous assurer que ce n’est à la même échelle. ».

N’aurait-il pas été plus judicieux de communiquer, de manière positive, sur « le début du choix du consommateur pour la délivrance des tickets de caisse » ?

Au fait, il n’y a pas un mot, dans tout ce débat, pour plaindre les employés des entreprises d’impression publicitaire sur les tickets dont l’emploi est aujourd’hui menacé…

Ils pourront toujours se recycler dans les nouvelles entreprises qui se lancent dans la commercialisation de « tickets démat » : je lis dans Challenges qu’une « dizaine de jeunes entreprises y ont trouvé un nouveau créneau comme Limpidius, Zerosix, Yavin… Elles proposent à des commerçants d’envoyer ces « tickets démat' » (dématérialisés) à leurs clients, en lien avec les logiciels de caisse, et parfois de concevoir leur mise en forme ».

Et là, je pense au nombre effarant d’entreprises qui s’étaient positionnées pour remplacer le 12 (pour mémoire, on oublie si vite : le numéro des renseignements, supprimé en avril 2006)…

Décidément, l’histoire des conséquences économiques et sociales des technologies est très amusante, dans toutes ses dimensions.