Pas vu. Pas su voir ? Ou pas voulu voir ? Sans doute un peu des deux. La réponse à cette question n’est pas l’objet de ce billet. Ce qui m’intéresse présentement est d’observer systématiquement les cahiers de doléances et d’en tirer le maximum de renseignements factuels et d’enseignements, notamment les éléments d’information que l’exploitation gouvernementale des cahiers en 2019 a, de fait, négligés.

Rappel du contexte de production des cahiers

Les premiers cahiers de doléances sont apparus dans les deux ou trois semaines après le début du mouvement social des Gilets jaunes (17 novembre 2018), à l’initiative d’un groupe de maires de communes rurales.

À la mi-janvier 2019, le président de la République, via une « Lettre aux Français », a lancé le Grand Débat National, sous plusieurs formes : questionnaires en ligne (autour de quatre grands thèmes), réunions d’initiative locale (RIL) et bien sûr les cahiers papier ouverts en mairie. Chaque maire est invité à ouvrir un « cahier citoyen », le changement de dénomination symbolisant la tentative « d’OPA » sur les cahiers de doléances qui ne sont plus une initiative de la base mais une invitation du pouvoir à s’exprimer. Certains citoyens choisissent d’écrire directement au président ou à la « mission du Grand Débat National ». Cet organisme ad hoc est notamment chargé de faire la synthèse du matériau produit par cette initiative présidentielle qui s’étale sur deux mois, du 15 janvier au 15 mars 2019, avec en réalité une période plus large : en amont des cahiers ouverts dès le début décembre, en aval des courriers adressés jusqu’à la fin mars.

Les cahiers présentent la particularité d’être la seule source non centralisée. Pour y remédier, il est demandé aux préfets de demander aux maires de transmettre une copie des cahiers à l’échelon national. Dans ce calendrier de « remontée », une bonne part des cahiers sont clos le 20 février, près d’un mois avant la fin officielle du Grand Débat. L’organisation de la « numérisation » est confiée à la Bibliothèque nationale de France. Quand on regarde les « cahiers numériques » conservés aujourd’hui aux Archives nationales de France (page de titre non scannée ici, marges tronquées là, pages coupées en deux ailleurs, erreur de dénomination pas si rares…), on se dit que la numérisation s’est faite dans la hâte et avec bien peu de rigueur ou de vision archivistique (voir mon article du 3 mars 2019).

Le rythme des événements et du calendrier politique ont conduit les organisateurs du Grand Débat au choix de sous-traiter l’analyse des contributions au secteur privé et à privilégier les outils d‘intelligence artificielle. La tâche a été confiée à des entreprises déjà sélectionnées comme fournisseurs du gouvernement pour accompagner les réformes de l’État. Le traitement des contributions sur la plateforme a été réalisé par l’institut de sondage Opinion Way, associée à la société Qwam Content Intelligence pour l’analyse des questions ouvertes. L’analyse des documents « texte » (copies numériques des cahiers, comptes rendus de réunions, courriers) a été faite par la société Roland Berger, associée à Cognito et à Bluenove opening organizations. Les synthèses de ces travaux sont toujours accessibles sur le site du Grand Débat.

Dès le printemps 2019, les cahiers originaux ont été transférés pour conservation aux Archives départementales, une information qui a eu du mal à être enregistrée par bon nombre d’hommes politiques, de journalistes et même d’universitaires peu curieux ou trop suspicieux qui se sont demandé longtemps où les cahiers avaient « disparus ». Non, ils n’ont jamais disparu !

Problématique et méthode

Ce qui m’intéresse depuis 2019 est d’analyser les biais méthodologiques du traitement officiel de ce matériau que constituent les cahiers, et le défaut d’information qui en résulte.

Le recours aux algorithmes en soi n’est pas en cause. C’est aujourd’hui le meilleur voire le seul moyen de procéder face aux masses de données à traiter. Le problème réside plutôt dans la préparation de la base de données sur laquelle l’algorithme va mouliner.

Le choix des entreprises missionnées par le gouvernement a été de convertir les pages scannées en mots et expressions auxquels a été appliqué un traitement sémantique à partir d’un référentiel construit sur un premier échantillon de cahiers. L’opération a ainsi débouché sur l’identification de 1244000 idées regroupées en 671 propositions, lesquelles sont elles-mêmes regroupées en 108 préoccupations qui alimentent ensuite 40 sous-thèmes pour aboutir à 8 thèmes (les quatre du débat officiel et quatre autres qui ressortent massivement des cahiers). Les écritures illisibles et les thématiques trop peu partagées, non exploitables, ont été laissées de côté.

Le sujet des revendications (suppression des taxes, reconnaissance du vote blanc, diminution de la CSG sur les retraites, etc.) est important bien sûr, mais quid de la manière dont ces revendications sont exprimées ? Toute expression n’est pas réductible à un substantif sur une liste d’actions publiques.

Stéphanie Wojcik, chercheuse en sciences de l’information et de la communication à l’université Paris-Est Créteil, interviewée à l’époque dans quelques journaux (Le Monde, Les Echos…), s’interroge sur la pertinence des résultats issus d’une méthode résumée à une catégorisation de contenus: « produire des thématiques, des catégories, – note Stéphanie Wojcik – cela ne donne pas une interprétation. Savoir qu’un citoyen parle d’impôt, c’est une chose, mais comment en parle-t-il? ». Je partage bien évidemment cette remarque de Stéphanie Wojcik. Certes on peut se faire une petite idée de ce « comment » au travers des verbatim accompagnant les synthèses officielles ou avec les photos de cahiers publiées en illustration d’articles. Mais c’est trop peu.

Le quoi, c’est bien. Le quoi + le comment, c’est mieux !

J’avais donc décidé d’analyser un jour l’ensemble des cahiers de doléances/cahiers citoyens d’un département, avec une approche diplomatique, c’est-à-dire en prenant en compte la forme (diplomatique) dans l’analyse de l’information véhiculée par ce matériau.

Mon objectif était d’étudier à la fois la forme des cahiers (taille, épaisseur, couverture, qualité de papier, traçabilité, intervention du maire ou non, pagination, numérotation, dates d’ouverture et de clôture, etc.) et la forme des contributions individuelles (écriture, longueur, style, présentation de la personne, date, formules de début et de fin…).

C’est chose faite, avec les cahiers de Charente-Maritime, mon département de résidence.

Quelques chiffres (Charente-Maritime)

Les prestataires du gouvernement qui ont analysé le matériau du Grand Débat ont dénombré près de 20000 cahiers émanant de 16337 mairies. La France compte aujourd’hui environ 35000 communes, ce qui veut dire que moins de la moitié des mairies ont ouvert un cahier.

La Charente-Maritime compte (et comptait en 2018) 463 communes. Les cahiers conservés aux Archives départementales (cote 4275W) proviennent de 443 communes, soit bien plus de la moitié. La collection numérisée (aux Archives nationales) concerne 443 communes également mais ce ne sont pas tout à fait les mêmes ! Huit cahiers originaux n’ont pas de correspondant numérique et l’original papier de huit copies numériques est perdu… Bref, au total, ce sont 451 sur 463 mairies qui ont ouvert un cahier : 97,4 %. Si un département a fait mieux, merci de le faire savoir !

Ce chiffre record doit être minoré si on prend en compte les cahiers vierges. Sur les 451 cahiers, 95, soit près d’un quart, ne comportent aucune contribution (dont trois communes de plus de 1000 habitants). Ce qui ne veut pas dire qu’il faille les ignorer car ces cahiers vierges sont parfois porteurs d’enseignement ; on ne peut en effet mettre dans le même panier les cahiers soigneusement préparés dès décembre et mis à disposition d’une population qui ne les a pas utilisés et la page volante rédigée à la hâte lors de la relance du préfet avec un « Néant » pour tout contenu. Cela dit, en positif, on a 356 cahiers non vierges.

Sur les 451 cahiers, 169 seulement comportent une date d’ouverture ou sont datables a posteriori par la date de la première contribution. Sur les 169, 88 (un peu plus de la moitié) ont été ouverts dès décembre, à partir du 6, et il y en a même deux volontairement datés du 17 novembre 2018.

Pour l’ensemble, j’ai compté 3069 contributions mais ce nombre est sujet à caution en raison de diverses subtilités : les écritures sont parfois très courtes et collées les unes aux autres de sorte qu’il est difficile de les individualiser ; faut-il compter les questionnaires en ligne imprimés et les comptes rendus de réunion locale comme contributions de cahiers ? Tenir compte d’un extrait de délibération du conseil municipal ou un tract ? Compter pour deux une contribution identique dans deux communes voisines ? Etc.

La synthèse nationale comptabilise 217910 contributions pour 19899 cahiers, soit une moyenne de presque 11 contributions par cahier, mais j’ignore si les cahiers vierges sont inclus dans les 19899. Pour la Charente-Maritime, le calcul donne une moyenne de 8,6 contributions par cahier non vierge. La moyenne n’est pas le plus intéressant du reste. 180 communes ne proposent que 1 ou 2contributions, dont 17 communes de plus de 1000 habitants. 16 communes présentent plus de 30 contributions. Sans surprise, les communes qui dépassent les 100 contributions sont La Rochelle (192), Rochefort (114) et Royan (101).

Les 3069 contributions sont très hétérogènes, à commencer par la longueur. J’ai systématiquement compté le nombre de lignes de chaque contribution, sachant que divers facteurs nuancent ces données : format de la page (A4, A5 ou autre), respect de la marge ou non, taille de l’écriture manuscrite ou de la police de caractères utilisée, style télégraphique versus style rédigé, et ainsi de suite. Le nombre de lignes reste toutefois un indicateur intéressant. La contribution la plus courte se réduit à un mot (en l’occurrence plutôt un sigle : « RIC ») ; la plus longue est de 57 pages et près de 2000 lignes titrées « Les mille et une propositions »…

Plus des deux tiers des contributions (2360) sont manuscrits, les autres étant soit des pages dactylographiées ou imprimées découpées, collées ou agrafées dans le cahier, soit des feuilles volantes reliées après coup ou simplement insérées. Plus de la moitié (1767) ne comporte aucune indication de date, même si le contexte (dates des contributions précédentes et suivantes) permet parfois de la restituer. Près de 700 contributions sont totalement anonymes, c’est-à-dire ni un paraphe ni un prénom ni une profession ni un « pseudo » pour situer l’intervenant. Parmi les contributeurs qui donnent leur nom, voire leurs coordonnées, on compte 540 femmes, 782 hommes et 182 couples.

Le dépouillement rigoureux des 451 cahiers, en relevant tous ces éléments de forme en plus des thématiques abordées, permet une exploitation multiple de ces documents d’archives, au sens le plus noble du terme, que constituent les cahiers de doléances/cahiers citoyens.

Trois premières remarques

Dès la première lecture de quelques dizaines de cahiers de Charente-Maritime, sont apparues trois caractéristiques qui ont été négligées dans le traitement du matériau du Grand Débat. La lecture intégrale des 356 cahiers ainsi que les relectures ont confirmé ces particularités, tout au moins pour le département étudié mais pourquoi en irait-il autrement ailleurs ?

La première remarque concerne l’intervention de maires comme contributeurs, c’est-à-dire comme auteurs d’une contribution dans le cahier de leur commune. Pour la Charente-Maritime, une vingtaine de maires ont rédigé une contribution, parfois la première du cahier, parfois la dernière, voire la seule, quelquefois de manière plus discrète ou anonyme. Et on compte le double de contributions en incluant les anciens maires et les élus municipaux. Je n’ai pas souvenir que ce point, non négligeable, ait été souligné par les médias dans l’hiver 2018-2019.

La deuxième remarque concerne la dénonciation du mépris du président de la République et du gouvernement envers le peuple, souvent au tout début ou à la toute fin des contributions. J’en ai relevé plus de soixante au cours de mes lectures mais, n’ayant pas fait à ce jour une transcription intégrale de tous les cahiers, je suis persuadée qu’il y en a davantage.

J’ai alors vérifié ce que disait la synthèse officielle du Grand Débat National sur le « mépris ». Le mot n’apparaît même pas dans le rapport final d’analyse des « contributions libres : cahiers citoyens, courriers et emails, comptes rendus des réunions d’initiative locale » rédigé par Cognito, Bluenove et Roland Berger, daté du 14 juin 2019 et qui compte pourtant 185 pages. Le mot « arrogance », souvent associée au mépris, n’apparaît pas non plus.

Il est pourtant précisé à la page 26 de ladite synthèse que les préoccupations et propositions retenues comme représentatives sont celles qui sont présentent dans au moins 0,3% du corpus, soit 500 contributions au plan national. Rapporté au nombre de contributions de Charente-Maritime (3069), cela donne un seuil de 9 contributions ; on est loin de 60… Il est vrai que 1) la dénonciation du mépris n’est pas à proprement parler une « idée » ou une « proposition » relevant d’un des quatre thèmes officiels du Grand débat qui cadrent l’exploitation des documents par les algorithmes ; 2) le fait que les cahiers n’aient pas été traités par la synthèse en tant que tels mais fondus dans un ensemble plus large avec les comptes rendus de réunions et les courriers ne permet pas de mettre en évidence les caractéristiques propres à chaque sous-ensemble. Les cahiers auraient sans aucun doute mérité une attention plus ciblée.

La troisième remarque touche à la forme des contributions. Les analyses des cahiers, que ce soit dans le cadre de la mission du Grand Débat ou par les différents chercheurs qui ont étudié ce matériau, se focalisent sur les contenus, sur les revendications elles-mêmes, accordant peu d’attention à leur agencement, leur longueur, leur structure, leurs emprunts, leur style rédactionnel, leur date. De ce point de vue, ce qui m’a frappée à la lecture systématique des cahiers, c’est un large panel de formes : des contributions très brèves, des listes à puces répétitives empruntant largement aux modèles diffusés par les associations, des témoignages de vie, des exposés argumentés, de véritables dissertations sur l’état du monde, etc.  Typologie à affiner bien sûr.

À suivre

J’ai l’intention de publier sur ce blog (du moins dans un premier temps) les résultats de mes analyses sur les cahiers de doléances/cahiers citoyens de Charente-Maritime.

Au cours des prochains mois, on pourra trouver ici (la liste et l’ordre de publication sont susceptibles d’évoluer) :

  • une présentation matérielle des cahiers avec leur titre et leur page de couverture, ainsi que des formulaires utilisés ;
  • une synthèse de ce que disent les dates (trop rares) des cahiers et des contributions ;
  • une analyse et une édition des contributions des élus locaux ;
  • les profils des contributeurs, du moins ceux qui se présentent ;
  • une catégorisation des contributions ;
  • un panorama des différentes façons dont les contributeurs entament leur contribution et à qui ils s’adressent ;
  • une comparaison des contenus avec les listes de revendications préexistantes ou parallèles, celles des Gilets jaunes et celles des associations d’élus ou autres collectifs, et aussi avec les thèmes proposés par le gouvernement ;
  • des extraits des cahiers sur certains thèmes précis abordés de manières différentes et sur des tons différents (les ordures ménagères, l’impôt sur le revenu, la cour des comptes, la devise républicaine et autres sujets).

Je suis preneuse de toute information et toute question sur le sujet. Merci d’avance.