Extraits de Je pense, donc j’archive, Marie-Anne Chabin, L’Harmattan, 1999

Chapitre 4 – Science et conscience des archivistes

Savoir conserver

Le premier aspect de la conservation d’archives consiste donc à gérer la pertinence de l’objet conservé et son évolution dans le temps : extinction de la valeur de preuve de documents dépourvus d’informations originales, tels que les factures, les dossiers de cartes grises en préfecture, les tableaux mensuels récapitulés dans le tableau annuel ; disparition irréversible d’un support détérioré dont le contenu a été préservé, telle une bande magnétique deux pouces sauvegardée sur une cassette numérique ; redondance d’objets, tels les multiples exemplaires dispersés d’une photographie ou d’un plan après qu’on les a regroupés en un même lieu, les trois versions électroniques d’un projet de discours de vœux d’un maire précédant la version définitive et effectivement prononcée. Il convient donc de trier à bon escient informations et documents.

La métaphore du jardinier se prête bien à la situation. Les travaux d’entretien du jardin sont plus ou moins minutieux : répartir des choux rouges et des choux blancs dans des cageots distincts est une chose ; trier des lentilles en est une autre. Surtout, pour favoriser l’épanouissement des fleurs et des légumes, il faut éviter qu’ils soient étouffés par des plantes fanées ou parasites. Ainsi, face à une pluie documentaire abondante, l’archiviste doit désherber. C’est d’ailleurs, le terme utilisé par les archivistes anglo-saxons (weeding) pour désigner le tri.

Le domaine d’application de la conservation une fois délimité commence la véritable “ préservation ” des documents dans sa composante matérielle. La sélection des objets à conserver relève de la connaissance des caractères internes des archives ; la préservation fait davantage appel à la connaissance des caractères externes.

Face aux causes d’usure et d’autodestruction déjà évoquées, savoir conserver réclame donc des bases solides sur la composition des matériaux qui entrent dans la fabrication des supports, sur leur durabilité attestée ou supposée, sur les caractéristiques de leur vieillissement, sur les facteurs de dégradation naturels ou environnementaux.

De même que le bon jardinier sait que s’il plante des cucurbitacées à proximité de ses melons, par le fait que les abeilles butineront sans distinction les fleurs des uns et des autres, il prend le risque que ses melons aient un goût de citrouille ou de cornichon, de même l’archiviste doit veiller à prévenir la propagation de l’acidité, de l’humidité, des champignons ou des virus vers des documents sains et en tirer les conséquences sur ses pratiques de rangement.

Il faut y ajouter, lorsque le mal est fait ou que la prévention n’a pas été suffisante, un minimum de notions sur les possibilités et les techniques de restauration, depuis les procédés de désacidification ou le comblage des trous du papier par aspiration d’une pâte composée à l’identique jusqu’à la restauration numérique des films en passant par la lyophilisation.

La tentation de l’art pour l’art

Enfin il faut évoquer la relation spécifique qui existe entre l’archiviste et l’archive qu’il lit, analyse, documente en vue, théoriquement, de sa retrouvaille.

Le contenu, l’aspect narratif du document, le récit de l’action supportée par l’archive exercent parfois sur l’auteur de la description une séduction qui tend à le détourner de l’objet premier de l’archivation, c’est-à-dire de la définition des coordonnées d’un document dans un univers archivistique à N dimensions. C’est plus précisément le cas avec les documents à valeur historique ou les archives audiovisuelles. L’attirance mutuelle entre les deux acteurs en présence conduit à la formation d’un couple archive/archiviste en apesanteur momentanée, phénomène qui déconnecte l’archive de son fonds et l’archiviste de son public.

Quand on ne voit plus l’étoile du Berger, on risque de s’égarer : un entrefilet dans un journal local donne lieu à une fiche de bibliothèque trois fois plus longue que lui. Les images, les détails suscitent une émulation maligne, la notice veut être la plus belle, comme la grenouille qui veut se faire aussi grosse que le bœuf. De méchantes langues colportaient naguère que tel conservateur des Archives nationales détenait l’anti-record d’effectuer son travail d’inventaire au rythme d’une boîte d’archives par an : on veut croire que rien n’était laissé au hasard ou que l’inventaire était aussi gros que le carton !

Un des exercices les plus difficiles et sans doute les plus formateurs donnés aux élèves de l’École des chartes est ce qu’on appelle l’analyse diplomatique : résumer un acte médiéval (en latin) en cinq à dix lignes ; il ne suffit pas de dire l’essentiel, il faut dire le maximum, dans une rédaction à la fois la plus claire et la plus concise possible, et ce en un temps limité. Outre les connaissances historiques, conjoncturelles, cela fait appel autant à l’esprit d’analyse qu’à celui de synthèse, confortés par la possession d’une langue, en l’occurrence de deux langues. C’est un peu le même type de pratique qu’on évoque pour l’apprentissage du management : exposer le même problème en trois phrases, en trois paragraphes puis en trois pages. Le but de l’exercice est bien d’acquérir la maîtrise d’un document ou d’un fait passé dans le premier cas, d’une situation ou d’une idée dans le second cas.

Aujourd’hui, les archives écrites sont de moins en moins des actes et de plus en plus souvent des dossiers, c’est-à-dire des ensembles de pièces variées qui s’articulent autour de la pièce maîtresse (un rapport) ou s’accumulent sur la pièce d’attaque qui ouvre le dossier (une plainte). Il s’ensuit que, dans bien des cas, l’analyse des phrases de l’acte doit faire place à l’analyse des pièces qui composent le dossier. Ce n’est pas la valeur des pièces en elles-mêmes qui importe (a fortiori quand il s’agit de copies) mais le rôle que joue chacune dans l’archive-dossier.

Dans ce contexte, si on perd de vue l’axe de l’affaire pour privilégier la précision des faits rapportés, l’équilibre précaire entre densité du contenu et volume de la description est rompu. On assiste à une confusion de l’objectif (établir la synthèse de l’archive) et de la méthode (décrire ses différentes composantes). L’analyse se distend comme un bon vin coupé d’eau et la synthèse se casse le nez.

Le même phénomène s’observe dans les documents audiovisuels d’actualité : là où l’on avait il y a trente ans des reportages de trois à quatre minutes avec un déroulement linéaire de l’événement et des plans longs, on a de plus en plus des sujets d’une à deux minutes, avec des images présentées dans un montage très haché (cut) qui sont davantage l’illustration du commentaire de l’événement que sa description commentée.

Prenons un exemple concret. Le 22 mai 1965, le journal du soir raconte la troisième journée du voyage du général De Gaulle dans l’ouest, à Laval et La Ferté-Bernard avec des arrêts dans cinq localités entre les deux : les étapes de la journée sont présentées de façon chronologique, un plan ou deux pour chaque ville, avec une alternance de vues aériennes, d’images du général dans la foule ou d’enfants costumés, de discours ; l’ensemble dure un peu plus de trois minutes. Le 22 septembre 1997, Soir 3 évoque le voyage du président Chirac à Troyes : les nombreux plans se succèdent en montrant le président avec des jeunes dans la rue, une interview de François Baroin, maire de Troyes, une réunion de travail, Jacques Chirac avec des élèves de l’université, une démonstration Internet, un discours sur l’emploi, le dîner républicain et un journaliste commentateur en plateau, tout ceci en 1 minute 40 secondes. Ces mêmes images seront diffusées avec des variantes à plusieurs reprises sur cette chaîne ou sur une autre. On aurait pu y ajouter des images d’archives d’un précédent voyage, ou une réaction parisienne. Quelquefois, certains plans sont tellement courts que si l’on n’a pas déjà vu les images dans un sujet plus développé, on n’y comprend rien  (il suffit de faire l’expérience de couper le son de son téléviseur pendant les brèves du Soir 3).

Si cette évolution a eu lieu, c’est à cause de la technologie et grâce à elle. Il n’y a pas à porter de jugement sur la chose, il convient seulement d’en tenir compte dans l’adaptation des méthodes de travail à l’environnement du producteur d’archives, de prendre désormais en considération la nature du montage, l’originalité ou la redondance des images.