Nouvelle de Marie-Anne Chabin (2014)

 

George (qui est une femme, l’a toujours été et entend le rester) collectionne les amants, artistes, politiques, journalistes et ne s’en cache pas mais elle ne s’affiche qu’avec un à la fois (la jalousie des hommes est difficile à gérer).

Il y a quelques mois qu’elle a décidé de quitter Jules, pour vivre avec Alfred mais, au moment où se passe l’histoire, elle est en train de céder aux avances de Frédéric, le collègue d’Alfred.

Encore indécise quant au penchant de son cœur, George décide de faire un petit voyage avec Frédéric, pour le tester, avant de rompre définitivement avec Alfred qui ne se doute de rien. Elle informe donc ce dernier qu’elle doit partir quelques jours au chevet de sa tante malade et que, gage de confiance, elle laisse son appartement à Alfred avec mission de relever son courrier.

SMS : « À très bientôt, Alfred, tu me manques déjà, bisous ! »

Alfred s’installe dans l’appartement de George. Inconsciemment jaloux, comme tout amoureux, il ne se contente pas de relever le courrier ; il le flaire, il l’imagine, puis il l’ouvre, le traite, le classe (lui et George ne forment-ils pas un couple uni ?).

Quelques lettres d’admirateurs, un courrier des impôts, des journaux, des publicités, et une facture de téléphone. À l’intérieur, le regard d’Alfred, guidé par l’intuition (comme quoi, elle n’est pas que féminine) tombe sur la liste des numéros appelés de la facture détaillée. QUOI ? Alfred reconnaît son numéro qui revient à plusieurs reprises pendant la semaine du 21 avril, cette semaine où, justement, il n’a pas pu parler à George au téléphone parce qu’il avait égaré son portable.

Il faut dire que, comme George était coincée à Paris ce dimanche 20 avril pour un salon où elle devait signer son dernier livre et qui devait se terminer tard, Alfred, qui n’avait pas envie de rester enfermé dans un lieu où il n’aurait servi que de planton, avait décidé de prendre l’air à la campagne, seul officiellement, accompagné d’une petite amie officieusement. Rentré directement au bureau le lundi matin, il avait cherché partout son portable pour appeler George, mais ne le trouvant pas, avait conclu qu’il l’avait oublié à la campagne et s’apprêtait à y retourner dans quelques jours… Après tout, il fallait faire sentir à George qu’elle n’y mettait pas beaucoup du sien en préférant trop souvent d’autres activités à leurs jeux amoureux. Face aux moqueries de Frédéric – qui partage le même bureau – sur son côté tête en l’air, il n’avait pas insisté ; il avait emprunté le portable de Frédéric pour appeler George, expliquant qu’il avait momentanément égaré son appareil, l’assurant avoir eu une pointe d’angoisse à l’idée de ne pouvoir le joindre mais puisqu’ils se voyaient le mardi soir, on se passerait de téléphone. Il ne faudrait pas devenir esclaves de ces petites machines. Et puis, il avait retrouvé son téléphone le jeudi matin, en revenant de prendre un café avec Frédéric ; il était coincé, en mode silencieux dans le programme du salon littéraire de George, plié en quatre, dans une poche de sa veste. Il aurait pourtant juré…

Devant la liste des numéros, la première réaction est d’autosatisfaction : George a appelé son numéro plusieurs fois par jour pendant ces jours-là…

La seconde lui procure quelques sueurs froides : la fadette indique des conversations de plusieurs minutes, plusieurs par jour, le lundi, le mardi et encore le mercredi ! Puisqu’il n’avait pas son téléphone, George et lui n’ont pas pu se parler ! George a pu lui laisser un message vocal ou deux le lundi, mais pas des messages de plusieurs minutes, ce n’est pas son style. Et le mercredi ? Trois messages totalisant 27 minutes et 34 secondes ! Qui a répondu et parlé avec George avec SON téléphone ??

L’angoisse étreint Alfred. La jalousie le suffoque.

Avant d’y céder, Alfred veut quand même vérifier sa propre fadette. Il allume l’ordinateur fixe de George, dont il connaît le mot de passe, et se connecte au site de son propre opérateur : il clique sur « facture détaillée du mois d’avril », laquelle fadette s’affiche à l’écran au format PDF : il lit, il note, interloqué, brisé, la durée des appels (de longs, très longs appels, en dehors des heures de bureau) depuis son propre portable vers celui de George ces trois fameux jours sans téléphone avant que Frédéric ne l’aide à le retrouver… Il imprime la page, comme si la matérialité du papier était seule capable de véhiculer la vérité ; puis il ferme le fichier et éteint l’ordinateur.

George doit rentrer le soir même. Pour l’attendre, Alfred décide de décorer l’appartement.

Elle arrive.

George est souriante, heureuse de sa nouvelle liaison avec Frédéric, amusée d’avoir joué un bon tour à Alfred, indulgente (de cette indulgence des gens heureux pour les malheurs des autres), insouciante comme à son ordinaire. George entre dans l’appartement puis elle voit. Elle voit les centaines de feuilles A4 qui reproduisent sa facture détaillé de téléphone portable du mois d’avril ainsi qu’une autre fadette où elle reconnaît le logo de l’opérateur d’Alfred, collées sur les murs, mises en scène sur les meubles, pendues au plafond, avec les ronds et les traits rouges rageurs et accusateurs qui entourent le numéro de téléphone d’Alfred et le sien.

Alfred se sauve, épuisé de douleur.

Restée seule, George ouvre son ordinateur et est frappée, elle qui classe si scrupuleusement tous ses fichiers, de voir au milieu du bureau la facture de l’opérateur d’Alfred que celui-ci n’a peut-être même pas eu conscience de télécharger.

Et George de s’écrier : Au Diable les fadettes ! Il y en a marre !

 

Nota bene:

  1. La Petite Fadette : titre d’un roman de George Sand paru en 1849, trois ans après La mare au diable.
  2. Fadette, dans le jargon des services de renseignement français, désigne la facture détaillée, ou plus exactement la liste des communications téléphoniques (dates, numéros appelés, durées) que les opérateurs de téléphonie mobile adressent à leurs clients. Les fadettes sont régulièrement au centre de scandales politico-médiatiques français.