Il serait bon de dépoussiérer certaines expressions dont l’obsolescence commence à se faire sentir.
Tiens, par exemple « La carotte ou le bâton ».
Traduite de l’anglais, la formule résume les deux façons de faire avancer un âne, têtu et borné, qui reste sourd aux ordres de son maître : on peut l’inciter à avancer en présentant à ses yeux une carotte supposée exciter son appétit et, avec l’objectif d’obtenir la carotte, le mettre en action ; on peut aussi menacer sa croupe d’un coup de bâton, la sanction étant supposée lui faire préférer la marche plutôt qu’une volée de bois vert (ou d’une autre couleur du reste). Dans le monde du travail, les ânes étant devenus assez rares (constat limité hélas à l’espèce animale), l’expression est surtout utilisée par métaphore pour le management des humains. Mais il faut reconnaître son côté suranné (sur-âné ?).
Les termes de la comparaison gagneraient à être mis au goût du jour et du politiquement correct.
La carotte d’abord. Bien sûr, c’est joli une carotte, c’est coloré (orange, jaune), c’est un peu sucré, ça rend aimable mais c’est vraiment très commun. Et, en ces temps de lutte anti-tabac, faire miroiter une carotte tout en dissuadant d’aller au bureau de tabac dont la carotte est l’emblème, c’est assez contradictoire.
Le navet est manifestement plus adapté à la situation et plus efficace. Son bicolorisme subtil (rose, blanc), sa sphéricité inachevée, son insipidité consensuelle sont autant d’atouts qui rendent le navet plus attractif que la carotte. Surtout, il n’y a pas mieux que le navet pour séduire les foules : devant un film d’auteur ou face à un chef d’œuvre, le plus grand nombre se bute, se détourne et refuse d’aller plus avant ; proposez à la place un navet, tout le monde se précipite et joue des coudes pour accéder au premier rang.
L’incitation à aller de l’avant semble donc plus réaliste avec le gentil navet qu’avec la banale carotte. À l’autre bout du choix, le bâton s’efface devant la férule.
Le bâton, c’est un peu fruste et pas beaucoup mieux connoté que la carotte au regard des standards actuels. En effet, les châtiments corporels sont aujourd’hui très mal vus et il faut être vigilant, si on parle de carotte et de bâton, même pour les dénoncer, à ne pas se faire taxer d’incitation à la maltraitance en plus d’appel au meurtre (fumer tue) ou de complot pour agrandir le trou de la Sécu.
La férule, au contraire, est un instrument façonné par la civilisation qui donne de la profondeur à la sanction. Derrière le coup qui menace l’arrière-train de l’âne ou les fesses du récalcitrant, il y a l’ombre du maître ou de la maîtresse qui tient la férule et qui veille, du haut de son autorité, à ce qu’aucun commandement ne soit bafoué. Avec la férule, la punition ne se réduit pas à un vulgaire geste qui agite un objet allongé, plus ou moins lisse, dans le but de percuter un épiderme sensible. La férule peut caresser les parties charnues de la personne ou le plat de ses mains mais elle symbolise plus spécifiquement la condamnation morale de la communauté tout entière devant un comportement non conforme. Or, la honte d’être ostracisé est parfois bien pire que la douleur physique. La menace de l’exclusion du groupe social fait avancer plus sûrement qu’une punition corporelle.
Autres temps, autres mœurs…