Quelle est l’expression la plus appropriée pour désigner ce phénomène d’une société de plus en plus connectée, avec la mémoire de tout et le droit à l’oubli : transformation numérique ou transition numérique ? Après plusieurs lectures (voir en fin d’article) et en considérant la racine des mots, je ne retiens ni l’une ni l’autre car je pense que mue digitale serait plus pertinent.

Autant que j’ai pu l’observer depuis deux ans sur Google, l’expression « transformation numérique » est plus utilisée que « transition numérique » (5 occurrences de transformation pour 3 occurrences de transition). Comme le remarquent certains auteurs, les deux mots ne sont pas interchangeables ; ils portent des visions différentes du phénomène.

Transformation

La transformation suppose une matière à laquelle des outils et des gestes professionnels vont donner une forme nouvelle sans changer véritablement ses propriétés mais en permettant un usage différent. C’est par exemple le morceau de métal usiné pour fabriquer une vis ou une clé, le sang du cochon dont on fait du boudin, le blé que le moulin transforme en farine, une pelote de laine qui, par le jeu des aiguilles, devient un pullover, et, évidemment, la feuille de papier que le scanner transforme en fichier .PDF.

La transformation est le fruit d’un processus défini, appliqué par des responsables de processus, observé de l’extérieur par ceux qui sont chargés de le définir ou de le décrire. C’est par exemple le mot qu’a retenu Philippe Lemoine pour son rapport au gouvernement en 2014, intitulé La nouvelle grammaire du succès, La transformation numérique de l’économie française qui dit que « la transformation numérique est la chance que la France doit saisir ».

Pour beaucoup d’entreprises, la « transformation numérique » passe par la technologie, la valorisation des outils numériques au travers de la nomination d’un « directeur du digital » ou  d’un CDO (Chief Digital Officer) dont on veut croire dans les conseils d’administration que cela réglera le problème.

L’expression transformation numérique sonne comme une expression de techniciens, d’ingénieurs, de chefs de projet qui, au moyen de technologies innovantes, entendent modifier les processus métiers et améliorer les produits ou services. Elle ne décrit qu’une partie, technique, de la réalité numérique.

Transition

La transition, quant à elle, ne vise pas l’objet qui subit une transformation mais une situation, un espace, une période entre un point de départ que l’on a identifié et un point de destination que l’on veut atteindre.

La transition numérique désigne une étape intermédiaire entre le monde non-numérique ou anté-numérique (avant les logiciels, les réseaux, les données, les traces, etc.) que l’on va quitter et le monde de demain où le numérique sera une évidence pour tous.

L’expression « transition numérique » est une expression de managers, de politiques, d’administrateurs qui voient arriver une nouvelle ère et se préoccupent de l’anticiper au mieux, d’être prêts à temps. Cependant, si on peut décrire le présent et le passé, la réalité de cette ère nouvelle est encore floue. On ne distingue pas bien le terme de cette période de transition vers le numérique. C’est comme un panneau indicateur à l’entrée d’un passage ou d’un pont où est écrit « Numérique » avec une flèche qui montre sommairement la direction, mais on ne sait pas vraiment le temps de parcours ni ce qu’on va trouver à l’arrivée.

En revanche, la notion de transition numérique me paraît bien adaptée à un phénomène précis : celui de la numérisation (au sens de scan, cf La différence entre numérisation et dématérialisation). Je ne parle pas de la numérisation des archives patrimoniales mais de ce cercle vicieux de production de documents papier (factures, contrats, courriers) que l’on scanne, parce que le numérique est plus pratique, tout en continuant à produire du papier que l’on scannera, et ainsi de suite, comme si l’objectif n’était pas de produire directement en numérique (alors que l’écrit numérique est admis en preuve depuis plus de dix-sept ans déjà !). Là, il y a effectivement une période de transition numérique, démarrée dans les années 1980 et qui devrait prendre fin dans les années 2020.

Mue

L’expression « mue numérique » est dix à vingt fois moins employée que « transformation numérique » ou « transition numérique » dans la littérature et dans les médias mais on la rencontre quelquefois (ex : Les experts-comptables poursuivent leur mue numérique).

La racine est celle du mouvement lent, de l’évolution, de la transformation interne, par opposition à une transformation opérée par une intervention extérieure. La mue concerne les êtres vivants dont certains composants (la voix, la peau, la taille) changent d’aspect, de texture, etc. sous l’effet d’un processus de développement naturel, en accord avec leur environnement.

Mue est le seul des trois termes qui insiste sur la caractéristique principale d’une vraie société numérique, c’est-à-dire le caractère interne de l’évolution, la modification en profondeur du comportement des personnes qui vivent dans la société, quelque chose « qui vient de l’intérieur », comme la musique de Bernard Lavilliers.

La société numérique n’est pas une affaire de technologie ; c’est une affaire de comportement. Si les citoyens, les collaborateurs, les populations n’adhèrent pas, les technologies sont aussi efficaces qu’un cautère sur une jambe de bois. De plus en plus de voix s’élèvent pour l’expliquer et le message percole doucement.

La mue numérique est le moment où l’on se défait des oripeaux de jadis et naguère (page « A4 », signature manuscrite, mots-clés) pour adopter les accessoires numériquement fonctionnels (smartphone, identifiant, objet connecté) mais surtout pour acquérir des gestes adaptés à l’environnement technologique et écologique, pour penser numérique et pas seulement transformer en 0 et en 1 le produit d’un raisonnement papier. Une illustration de la mue numérique est l’écriture à deux pouces sur les petits écrans des Poucettes de Michel Serres, pas tant pour la posture des doigts que pour faire de l’écrit numérique une activité permanente (bureau, transport, maison, loisirs…).

Numérique ou digital ?

Et maintenant, mue numérique ou mue digitale ? Là encore, les deux mots sont pour beaucoup synonymes (j’avoue que je l’ai pensé longtemps, digital étant avant tout l’anglicisme à la mode pour numérique) mais ils comportent une nuance intéressante.

De même que, au début des années 2000, s’est dessinée la différence entre « électronique » pour qualifier les systèmes et « numérique » pour qualifier les documents, on voit apparaître en français une différentiation entre « numérique » appliqué aux outils et aux objets par opposition à « digital » qui qualifie davantage des usages. Les nombres (donc le numérique) concernent les objets, les doigts (donc le digital) touchent à la pratique. Or, il est évident que la véritable révolution numérique sera actée quand une majorité d’individus qui composent la société respirera numérique dans son rapport à l’information et agira numérique au quotidien, autrement dit, pour ne citer que l’essentiel, quand les utilisateurs sauront rechercher une information fiable sur les réseaux (comme on savait hier manipuler un dictionnaire et faire la différence entre le Petit Larousse et les tracts anonymes dans la boîte aux lettres), quand ils auront conscience que le clic issu de la légère pression d’un doigt peut être engageant, voire très engageant, et quand ils auront appris à maîtriser l’indispensable équilibre entre technologie et nature. Il s’en suivra de nouveaux comportements et la société numérique sera vraiment là.

Si on ne fait rien ou si les actions entreprises sont contre-productives en prenant le problème par l’outil ou par la loi, il faudra plus de temps aux utilisateurs mais cela viendra quand même, au gré de la croissance des digital natives. Toutefois, si l’éducation, la formation au tout long de la vie et l’exemple vont dans le bon sens, on ira plus vite mais surtout il y aura moins de gâchis et moins de casse.

Voilà pourquoi la mue digitale me semble l’expression la plus juste.

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Lectures

Denis CERISOLA, Transition numérique et transformation digitale (vocabulaire), décembre 2014

L’auteur précise la différence entre transition et transformation, la transformation visant à repenser l’entreprise, au-delà de la transition. Citation : « Le véritable défi de la transition numérique, n’est pas externe, mais interne : elle concerne avant tout les processus et les mentalités ».

Fabian ROPARS, Faut-il dire numérique ou digital ?, février 2015

L’article le plus clair que j’aie lu sur le sujet, exposant l’avis de plusieurs chercheurs. Citation : « Digital semblerait concerner plutôt l’usager dans son expérience de cette technologie numérique ».

Bertrand DUPERRIN, La transformation digitale entre besoin de vitesse et d’ancrage, février 2016

Citations : « La transformation digitale est le processus, pas la destination » et « ‘Tout cela pour dire qu’il est inutile de vouloir trop planifier et structurer le voyage tant qu’on a ni la destination, ni le véhicule et encore moins le permis de conduire ».

Sébastien BROQUET, Transformation numérique : Définition, mai 2016

Citations : « La transformation numérique n’est pas un effet de mode et encore moins un argument marketing mais une vraie révolution! » et « Le point le plus important de ce diagnostic, ce sont les hommes. Déterminer leur niveau d’acculturation au digital car le principal enjeu sera de dépasser leur résistance au changement. »

Julien DEVAUREIX, La poudre aux yeux de la transformation digitale, juin 2016

Citation :  » Si vous pensez encore que pour être dans l’air du temps, et éviter de perdre trop de parts de marché, il vous faut juste numériser vos services et avoir un super site web… vous vous trompez clairement de diagnostic ».

Benjamin FEIREISEN, La transformation digitale passe par le changement managérial : la culture du digital !, février 2017

Citations : « La transformation digitale est un changement managérial profond » et « La transformation numérique n’a lieu que si elle est acceptée par tous : la direction, les managers, et les collaborateurs. Elle constitue un changement important de rôles et de valeurs ».

 

Remarque : tous ces auteurs sont des hommes… J’ai lu quelque part que la mue s’effectue de manière plus importante chez les garçons que chez les filles. Mais cela n’a sûrement rien à voir.