Hasard et Providence.

Cela sonne comme un roman de Jane Austen dans le décor de l’Angleterre du XIXe siècle avec un panel de caractères et de comportements humains…

Mais il n’est pas question ici de littérature. Le hasard et la providence sont la réponse que j’ai finalement trouvée à une question je me pose depuis longtemps : quel est le facteur majoritaire dans la constitution des fonds d’archives tels qu’ils se présentent à l’utilisateur, chercheur ou citoyen ? Autrement dit, qu’est-ce qui fait que les archives conservées dans les services d’archives sont ce qu’elles sont et pas autre chose ? Car il est évident que les fonds d’archives (un fonds d’archives étant défini comme la production documentaire d’une administration ou d’une entreprise conservée à titre de preuve et de mémoire) pourraient être autres que ce qu’ils sont, avec certaines archives en moins et d’autres en plus. Et que les collections des services d’archives pourraient être autres, avec certains fonds en plus et d’autres fonds en moins.

Hasard et Providence

Réglementation et archivistique

Les gens (les gens d’en-haut comme les gens d’en-bas) pensent en général que les archives qui existent sont globalement celles qui doivent exister. Mon interrogation est pour la plupart une non-question. Je gage que c’est la même chose pour la majorité des archivistes (ils me diront si je me trompe), entre circulaires de tri et « bonnes pratiques », dans la droite ligne de la définition légale des archives : « Les archives sont l’ensemble des documents, y compris les données, quels que soient leur date, leur lieu de conservation, leur forme et leur support, produits ou reçus par toute personne physique ou morale et par tout service ou organisme public ou privé dans l’exercice de leur activité. La conservation des archives est organisée dans l’intérêt public tant pour les besoins de la gestion et de la justification des droits des personnes physiques ou morales, publiques ou privées, que pour la documentation historique de la recherche » (article L211-1 et 2 du code du patrimoine). Au premier abord, cela semble très encadré, tant par la loi que par les principes archivistiques : production organique des archives qui s’accumulent logiquement et chronologiquement au fil des actions qu’elles tracent ; collecte, tri et inventaire par les archivistes selon des règles communes, au moins pour les archives publiques.

Mais il y a là, comme dans d’autres domaines, un écart entre la loi et la réalité des choses. Et c’est cet écart entre ce qu’on trouve dans les archives et ce qu’on pourrait y trouver, en plus ou en moins, qui m’intéresse.

Ma recherche s’inscrit moins dans une perspective historique que dans une perspective prospective. En effet, je me refuse à considérer comme une fatalité l’entassement irraisonné de cartons remplis de papiers informes dans des locaux dits « d’archives » (si, si, en 2020 cela existe encore !) tandis que disparaissent chaque jour, discrètement, des traces de mémoire collective… Par ailleurs, le numérique, qui est le support de la grande majorité des archives du XXIe siècle, ne change rien aux freins et leviers de la constitution des archives ; il centuple les volumes produits et il disperse les zones de stockage mais, jusqu’à preuve du contraire, il n’impacte guère le mode de création et le processus d’accroissement des fonds. Ainsi, je cherche le remède à « l’épiarchivie ».

Irrégularité et hétérogénéité

Depuis quarante ans que je côtoie le monde des archives et de l’archivage, je suis toujours plus frappée, d’une part, par l’irrégularité des strates d’un même fonds et, d’autre part, par l’hétérogénéité d’un panel de fonds a priori comparables. Bien sûr, il existe quelques séries de documents liés à la vie de la Nation et à la vie publique, comme l’état civil ou les délibérations des collectivités locales, qui présentent une continuité et une homogénéité notables au fil des siècles et aux quatre coins du territoire, malgré quelques horreurs… Mais ces quelques séries essentielles, si elles constituent la colonne vertébrale de la mémoire collective, ne représentent qu’une petite part des volumes conservés et accessibles. Le reste est parfois prédictible (on sait que l’on va trouver tels et tels dossiers parce que le cœur de l’activité de l’administration ou de l’entreprise le laisse présager), et parfois non (on cherche quelque chose qu’on ne trouve pas, on trouve ce qu’on ne s’attendait pas à trouver).

Les archives départementales, malgré l’homogénéité de l’administration napoléonienne et en dépit d’un cadre de classement commun, présentent d’un département à l’autre des disparités parfois étonnantes. L’exemple qui m’a le plus marqué est celui cité par Isabelle Neuschwander dans un article de 1993 (1). Elle y mentionne les métrages linéaires des archives relatives à la santé et la prévoyance sociale au XIXe et dans la première moitié du XXe siècle dans quatre départements : 13 mètres dans les Pyrénées-Orientales (pour une population d’environ 210 000 habitants à la fin du XIXe siècle); 338 mètres dans le Calvados (430 000 habitants); 350 dans la Côte-d’Or (375 000 habitants) et 725 mètres dans l’Eure (350 000 habitants), qualifiant notamment d' »accidents historiques » les causes de cet état de fait (destruction, omission de collecte, classement dans une autre série, etc.).

Pour la fin du XXe siècle (archives papier) et pour le début du XXIe (archives globalement numériques), j’ai eu l’occasion d’observer d’innombrables anomalies dans les fonds conservés, dans le secteur public aussi bien que dans les entreprises : telle série documentaire apparaît brusquement et finit en quenouille… Pourquoi ? Est-ce la manifestation d’une activité très localisée rapidement abandonnée, la trace d’un défaut de gestion initial, ou le vestige d’une construction plus large qui se serait ensuite effondrée et délitée ? Pour une activité partagée par plusieurs producteurs, les dossiers sont ventrus ici et squelettiques ailleurs : est-ce d’origine? Est-ce l’effet d’un tri ultérieur ? Est-ce fortuit ou intentionnel ?

Il en ressort une impression de construction archivistique soumise à des aléas imprévisibles. Les fonds, publics ou privés, ne ressemblent guère au fonds-type, lisse et structuré, que l’on peut imaginer quand on fait des études pour devenir archiviste. Ce que l’on voit évoque plutôt une tapisserie sans bords, avec des trous et des rajoutures, ou encore une sculpture en glaise, une masse informe au départ sur laquelle ont été ajoutés et retirés ici et là des petits bouts de matières.

On peut considérer que cette réalité chaotique est inéluctable, voire qu’elle est normale, ou pas. Cela n’empêche pas d’analyser les composantes du phénomène.

Une question peu débattue

En dehors de l’article Isabelle Neuschwander déjà cité et axé davantage sur les contenus que sur la forme, je n’ai pas l’impression que cette question de l’attendu et de l’inattendu dans les fonds d’archives ait retenu l’attention de nombreux chercheurs en archivistique (qui sont du reste fort peu nombreux).

On peut toutefois citer deux « Journées des archives » de l’Université catholique de Louvain dont le thème recoupe cette problématique : tout d’abord « L’erreur archivistique », en 2007, et, dans une moindre mesure, « Les maltraitances archivistiques. Falsifications, instrumentalisations, censures, divulgations » en 2009 (2).

Concernant les historiens, je me suis souvent fait la réflexion qu’ils étaient peu nombreux à remettre en cause le processus de constitution des fonds ou à critiquer les lacunes des sources archivistiques correspondant à leurs recherches. Les archives sont « données »; elles sont là; on les prend, on les exploite. Si elles sont riches, on s’en réjouit. Si elles déçoivent, on passe à autre chose, tant pis. Les chercheurs et les personnes concernées par les archives s’émeuvent parfois du sort de certains fonds, comme récemment celui de la Miviludes (3), en général avant l’intervention des archivistes, mais cela est très ponctuel. En résumé, il y a chez l’ensemble des utilisateurs des archives une tendance à l’acceptation tacite des réalités archivistiques ; du reste, on peut parfois trouver là les informations qui manquent ici, du fait de la redondance de l’information, croissante au rythme des volumes d’archives, ou parce que, pour certaines recherches thématiques, un document d’archives peut en remplacer un autre. Globalement, je dirais qu’il existe un sacro-saint respect de la chose archivée…

Avec Internet, le phénomène s’accentue. L’abondance immédiate masque les trous. Le numérique décuple, centuple, etc. les volumes de données ; il change les outils et les méthodes de travail. Mais l’aspect technique est marginal à mon propos. Le numérique et la société connectée ne modifient qu’en surface le processus de fabrication de l’archive.

Hypothèse

Je reviens à ma sensation que la conformation des archives échappe pour la plus grande part à un processus rationnel découlant de la loi et des règles officielles de collecte et de tri. Mais c’est le genre de chose qu’il n’est pas possible de prouver par A + B. Il n’est pas question non plus de tenter un recensement des fonds ou des morceaux de fonds qui aurait disparu par hasard ou été conservés providentiellement (ou inversement ?). Cela n’aurait guère de sens. Mais il est intéressant de qualifier les différents facteurs en présence, dans la mesure où la part réglementaire et les bonnes pratiques ne sont pas immuables et que, pour les améliorer, il faut connaître davantage l’existant.

Pour approfondir la question, j’ai donc formulé une hypothèse de travail, en attribuant le rôle majoritaire minimal (51 %) à ce qui n’est pas maîtrisé. Les archives (tout ce qui porte ce nom, légalement ou dans les faits, que l’on apprécie positivement ou négativement cette réalité) sont constituées ainsi:

49 % de réglementation et de principes archivistiques communs,

51 % de hasard et de providence, se décomposant en:

3 % de catastrophes : il s’agit des humeurs de dame Nature qui font disparaître sous l’eau ou dans les flammes de grandes quantités d’archives insuffisamment sécurisées, mais aussi des effets collatéraux des conflits humains, quand l’état civil parisien flambe avec l’hôtel de ville incendié par les Communards en 1871, quand les archives sont victimes d’un bombardement (dans le Pas-de-Calais en 1914, dans le Loiret en 1940…) ou quand les archives sont englouties dans un effondrement de terrain lors de travaux urbains comme à Cologne en 2009 ;

10 % d’actes involontaires : les documents sont conservés ou détruits du fait d’une intervention humaine à la fois consciente (le geste) et inconsciente (la valeur du résultat). Je distinguerai trois cas de figure : l’erreur humaine (quand le stagiaire qui jette consciencieusement ce qu’il fallait garder et classe méticuleusement les archives sans intérêt qu’il devait jeter) ; le manque d’information (quand les déménageurs missionnés contractuellement pour vider un vieil immeuble administratif promis à la démolition embarquent dans la crasse quelques mètres cubes de dossiers d’urbanisme centenaires – documents cartographiques inclus) ; le manque de formation (quand le nouveau directeur général, issu d’une école d’administration sans mémoire, fait pilonner de bonne foi toute une collection de courriers entrants et sortant qui tapissait son bureau, miroir magnifique de l’activité de ses prédécesseurs pendant plus de cinquante ans (après qu’un archiviste lui ait précisé que « les chronos de courriers sont réglementairement à éliminer après cinq ans »…) ;

17 % d’actes délibérés, conduisant aussi bien à la destruction qu’à la collecte et à la conservation, dans une intention malveillante ou bienveillante, la caractéristique de ce groupe étant l’initiative individuelle assumée, hasardeuse ou providentielle. Exemples: le chef d’équipe des déménageurs susdits, sensible au patrimoine écrit et respectueux de la connaissance du passé sauve in extremis quelques mètres linéaires de plans anciens et de dossiers de travaux haussmanniens; un archiviste dissimule des dossiers sensibles de la Seconde Guerre mondiale sous une appellation banale pour les sortir d’un immeuble préfectoral sans attirer l’attention de décideurs qui préféreraient s’en débarrasser discrètement; un responsable exige de conserver des séries de documents qu’il juge intéressants pour l’histoire bien qu’ils soient inexploitables tandis qu’un autre, ailleurs ou à un autre moment, les détruira ; un chef de service détruit l’intégralité de ses dossiers et des messages électroniques lors de son départ pour éviter que quiconque vienne y mettre son nez ; tel archiviste refuse d’appliquer une règle d’échantillonnage saugrenue et préserve autrement la mémoire de telle activité ; un technicien informatique sauvegarde et resauvegarde, par habitude et par instinct, un serveur comportant des documents fortement engageants dont il n’existe déjà plus aucune version papier ou numérique ailleurs ; etc. etc.

20 % d’aléas, entre « poncepilattitude » et coups de théâtre : ça, c’est le plus courant, je crois. Laisser faire la nature, s’en laver les mains, détourner pudiquement le regard (« cachez-moi ces archives que je ne saurais voir »), se persuader hypocritement que c’est la faute à pas de chance ou se dire que le hasard fait bien les choses, penser « après moi le déluge » ou bien « laissons un peu de travail à nos successeurs », ou que sais-je encore, bref, tous ces comportements qui permettent de se défausser de ses responsabilités en matière d’archivage sur le sort (le coquin de sort, pas le sort final…). On pourrait, pour occuper une soirée d’hiver, essayer d’établir la liste des abandons d’archives habilement dissimulées dans des armoires ou des disques numériques (comme les nourrissons d’antan abandonnés sur les marches des églises emmitouflés dans un linge anonyme, dans l’espoir que la providence pourvoirait à leurs besoins), quitte à verser des larmes de crocodiles quand on apprend que les rats ou les virus ont bouffé le colis. Mais il y a aussi d’heureux événements quand réapparaissent « par hasard » des archives qu’on pensait perdues ou dont on avait totalement oublié l’existence et que l’on retrouve « inopinément », dans une cave ou dans un grenier…. peut-être dans un disque dur externe, mais c’est moins sûr mais qui sait…

Ainsi va le monde des archives.

Quant à la répartition des tâches entre le Hasard et la Providence dans cette affaire, je laisse le soin au lecteur de trancher.

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(1) Isabelle NEUSCHWANDER « Pour quelle raison les instruments de recherche de la série X sont-ils peu nombreux ? » Gazette des archives, Année 1994 167 pp. 347-353, https://www.persee.fr/doc/gazar_0016-5522_1994_num_167_1_3328

(2) Paul SERVAIS, avec la collaboration de Françoise HIRAUX et Françoise MIRGUET (Eds), Les maltraitances archivistiques. Falsifications, instrumentalisations, censures, divulgations, Actes des 9es Journée des Archives, Louvain-la-Neuve, Academia-Bruylant, 2010, 247 p. https://uclouvain.be/fr/decouvrir/archives/les-maltraitances-archivistiques.html
Cathy SCHOUKENS, Paul SERVAIS (Eds), L’erreur archivistique. De la compréhension de l’erreur à la perception et à la gestion des incertitudes, Actes des 7es Journée des Archives, Louvain-la-Neuve, Academia-Bruylant, 2009, 262 p. https://uclouvain.be/fr/decouvrir/archives/l-erreur-archivistique.html

(3) Marianne, Sectes : la Miviludes bientôt placardisée ? par Thomas Rabino, 13/12/2019: https://www.marianne.net/societe/sectes-la-miviludes-bientot-placardisee