Le sujet des cahiers de doléances / cahiers citoyens de 2018-2019 est un sujet d’actualité : articles dans Libération, Le Monde, Le Courrier picard, FranceInter, La voix du Nord, L’Humanité

Cahiers de doléances des gilets jaunes : cinq ans de douleurs enfouies (16 janvier 2024)

Les milliers de cahiers de doléances, une mine pour les chercheurs cinq ans après les « gilets jaunes » (18 janvier 2024)

Cinq ans après les Gilets jaunes, les cahiers de doléances toujours inaccessibles à une majorité de citoyens (19 janvier 2024)

Et si on publiait les Cahiers de doléance ? (19 janvier 2024)

Ces cahiers de doléances oubliés de tous (21 janvier 2024)

Les cahiers de doléances de 2019, grands oubliés de la démocratie (22 janvier 2024)

Ce n’est pas le sujet d’actualité le plus brûlant mais il participe de la manifestation du mal-être de la société française, particulièrement dans les zones rurales mais pas uniquement. Les cahiers élaborés dans les mairies entre décembre 2018 et février 2019, en plein cœur du mouvement des Gilets jaunes, constituent un matériau inédit de connaissance des préoccupations et doléances de la population pendant cette tranche de temps, une base de travail solide pour sociologues, historiens et autres chercheurs et citoyens. Pourtant, cinq ans après leur production, peu de personnes les ont lus ou étudiés. N’y a-t-il pas là un paradoxe ?

La demande de « mise en ligne » des cahiers papier est assurément légitime. Il faut s’entendre toutefois sur les raisons (pourquoi ?) et les modalités (comment ?).

Pourquoi ? Un matériau méprisé mais aussi fantasmé

La première raison qui justifie une mise à disposition des cahiers est qu’ils ont été maltraités par le gouvernement.

Certes le gouvernement n’est pas à l’origine des cahiers, contrairement à ce qu’on peut lire ici ou là. En effet, les cahiers de doléances ont vu le jour grâce à une initiative de l’Association des maires ruraux de France (AMRF), relayée par l’Association des maires de France (AMF). Mais le président de la République s’est emparé du bébé et a transformés les cahiers en « cahiers citoyens ». Ce qui en est ensuite advenu a été piloté par la Mission du Grand débat, créée ad hoc.

Voici les mauvais traitements que j’ai pu observer :

Les cahiers, créés dans les communes, ont été centralisés à Paris en suivant un itinéraire souvent improvisé et parfois emberlificoté : mairie, sous-préfecture, préfecture, mission du Grand débat, Bibliothèque nationale, prestataires divers et variés ; à chaque étape, le cahier a pu être photocopié, numérisé ou rematérialisé (en couleur ou en noir et blanc). Les cas de figures sont tellement nombreux que l’on s’y perd. Mais le point commun est que les cahiers papier, en originaux ou en copie, ont été démembrés, déreliés ou découpés, pour cause de numérisation. La compétence archivistique (eh oui, les cahiers de doléances sont des documents d’archives dès leur création) a été totalement absente de cette opération sauf pour récupérer le matériel après la bataille, comme si cette compétence archivistique se résumait à un travail de croque-mort documentaire. Pénible.

À voir le résultat (ce qui est aujourd’hui conservé aux Archives nationales), les opérations de numérisation, sous l’égide de la Bibliothèque nationale de France, ont connu quelques ratés : certains cahiers originaux transmis n’ont pas réapparu en cahier numérique… Et on peut constater quelques mélanges entre les communes et les départements.

Pour plus d’un cahier, certaines contributions n’ont pas été numérisées : oubli ? Pages égarées ? Autre raison ? Pour certaines pages, le scan a « mangé » la première ou dernière ligne de la page, ou bien les marges gauche et droite pourtant écrites…

La transcription des textes, indispensable pour l’exploitation des données par l’intelligence artificielle, laisse aussi à désirer : les contributions manuscrites sont évidemment les premières victimes du déchiffrement automatique ou humain (contributions lues par des « petites mains » recrutées par les prestataires et dont la voix a été ensuite transcrite par un logiciel de reconnaissance vocale). De plus, il apparait que toutes les pages scannées n’ont pas transcrites, sans qu’on sache pourquoi. Entre contributions non transcrites, mots jugés illisibles et lectures erronées, il y a un « rebut » non négligeable.

La dernière maltraitance à mes yeux, et non la moindre, est que le choix d’un traitement algorithmique des « idées » contenues dans les cahiers, en même temps que les « idées » extraites des autres matériaux (questionnaires en ligne, compte rendu de réunion d’initiative locale, courriers), ont délibérément laissé de côté tout ce qui dans les cahiers n’était pas réductibles à une « idée » dans le référentiel préétabli à partir des quatre thématiques choisies par le gouvernement, même si les prestataires ont décidé – il faut les en remercier – d’ajouter quatre thèmes complémentaires pour limiter le « rebut ». Ce qui a été négligé est important : la forme des cahiers et leurs titres, le profil des contributeurs, le ton et le style, les opinions sur la situation sans revendication spécifique, la dénonciation du mépris, les témoignages de vie, les espoirs et surtout les craintes. Cette façon de procéder revient à traiter l’expression des citoyens comme un questionnaire à choix multiples (QCM) dépourvu du choix « autres raisons » et du champ d’expression libre. Réducteur !

Dernière remarque : les éléments exploités (les « idées ») sont décontextualisés : place de « l’idée » dans la contribution, place de la contribution dans le cahier, place de la commune dans le territoire, liens avec les autres sources d’expression officielles (questionnaires en ligne, comptes rendus de réunions d’initiative locale, courriers) ou non officielles (comptes Facebook des Gilets jaunes, Vrai-débat), événements politiques et sociaux au moment de l’écriture de la contribution c’est-à-dire prise en compte de la date dans la période (novembre 2018-février 2019) même si cela n’est pas toujours possible car de nombreuses contributions ne sont pas datées (60 % pour la Charente-Maritime).

Au total, j’estime que 30 à 40% du contenu d’information des cahiers ont été passés à la trappe. C’est beaucoup.

Oui les cahiers ont été traités avec bien peu de considération, pour ne pas dire avec mépris. Oui, après l’exploitation algorithmique des données et après la synthèse concoctée par les prestataires de l’Élysée, la mission du Grand débat a plié bagage, laissant les cahiers à leur triste sort de documents papier malaisants et « invisibles » à notre époque de tout numérique. Oui, cet abandon de communication officielle sur le sujet, a pu favoriser les rumeurs. Un silence coupable.

Mais, non, ce n’est pas une raison pour fantasmer sur ces cahiers.

Au cours des années 2019 et 2020, j’ai lu ou entendu un trop grand nombre de fois, dans les médias mais aussi dans des colloques universitaires, des gens déplorer la disparition des cahiers. On nous cache tout, on nous dit rien…

Non, les cahiers n’ont jamais disparu ! Ils ont été récupérés du mieux possible après leur course folle (cf ci-dessus), soignés, classés, cotés et mis à disposition des citoyens quelques mois après leur production : les originaux papier aux Archives départementales, les fichiers numériques (images et textes) aux Archives nationales.

Dans les récents articles de presse cités ci-dessus, et dans quelques autres ces dernières années, j’ai relevé plusieurs inexactitudes, approximations, affirmations gratuites ou expéditives, qui ne font pas avancer la cause des cahiers.

Non les cahiers de doléances n’ont pas été créés « avec » le Grand débat national mais, plusieurs semaines « avant », à l’initiative des maires de France et destinés aux préfets et aux parlementaires, supports d’expression populaire rebaptisés « cahiers citoyens » et intégrés au forceps dans le Grand débat.

Non, il n’y a pas deux millions de personnes qui ont participé aux cahiers. Les prestataires de la synthèse du Grand débat font état de 1,9 M de contributions en ligne sur la plateforme mais pour les cahiers, le chiffre avancé est de 217 910 contributions (chiffre à revoir sans doute car le découpage en « contributions » est sujet à discussion dans ce travail) ; pour ma part, j’en ai dénombré 3138 pour le département de Charente-Maritime, particulièrement actif à ce qu’il semble. Mon hypothèse (à affiner) est qu’il y aurait au total 200 000 à 250 000 contributeurs aux cahiers. Ce qui n’enlève rien au poids de ce matériau.

Non, les cahiers de doléances/cahiers citoyens ne sont pas les cahiers des Gilets jaunes, assimilation pratique mais inexact. Certes l’ensemble des contributeurs aux cahiers recoupe en bonne part la population des Gilets jaunes mais les deux ensembles ne se recouvrent pas, avec sans doute des variantes territoriales ; c’est justement cet écart avec, d’une part, les Gilets jaunes et, d’autre part, les contributeurs de la plateforme en ligne qui est intéressant à évaluer. Par ailleurs, il existe plusieurs types de contributions, depuis la liste à puces qui emprunte aux listes référentes du mouvement Gilets jaunes jusqu’aux analyses de la situation de la France, en passant par des plaidoyers pour l’avenir ou encore par des revendications personnelles ou locales ; et la typologie évolue sensiblement au cours de la période (j’ai notamment noté un allongement des contributions).

Non, les doléances n’ont pas à être « exhumées » (c’est fou ce que les journalistes aiment à « exhumer les archives » ….). Fantasme. Elles demandent juste à être consultées ! Non, les cahiers ne sont pas « enfouis dans des cartons des archives départementales » ; ils sont juste rangés pour ne pas prendre la poussière en attendant que ceux qui veulent vraiment les voir fassent le petit effort de se déplacer.

La parole des archivistes a très peu été sollicitée sur le sujet. Ce sont pourtant eux qui connaissent le mieux les cahiers puisqu’ils les ont recueillis cabossés et leur ont apportés leurs soins afin de les rendre accessibles à toute personne (cela dit, les règles de traitement archivistique auraient pu être plus homogènes, c’est un matériau certes local mais aussi national…). Non, il n’y a pas de condition spéciale pour accéder à la plus grande partie des cahiers originaux aux Archives départementales de chaque département et s’il est vrai qu’une partie d’entre eux est soumise à un délai de communication plus long en raison des données à caractère personnel qui s’y trouvent (voir ci-dessous), la dérogation correspondante n’a, à ma connaissance, été refusée à personne par les autorités administratives.

Bref, toutes ces malaffirmations qui continuent de courir sur les cahiers sont agaçantes. Au lieu de propager des poncifs, mieux vaut aller lire les cahiers, les transcrire, les éditer.

Plusieurs chercheurs, issus de plusieurs disciplines, se sont attelés à la tâche pour tel ou tel département. Très intéressant.

Il n’en reste pas moins que si le projet de publication était un projet public à l’échelle nationale, ce serait mieux. Avec concertation si possible…

Comment mettre les cahiers en ligne ?

Il existe environ 20 000 cahiers. Je dis « environ » parce que personne ne sait exactement combien il y en a. En effet, des cahiers ont disparu (accidentellement perdus dans le circuit chaotique qu’on leur a fait emprunter, ou bien subtilisés par un lecteur « attendri »…). Ensuite, il semble que le traitement des cahiers vierges ou « état néant » ait été aléatoire et il est probable qu’un certain nombre d’entre eux ait été détruit. Enfin on peut discuter de savoir s’il faut compter un cahier par commune (unité intellectuelle) ou retenir l’unité matérielle (communes ayant ouverts plusieurs cahiers en parallèle pour les quatre thèmes du Grand débat ou pour tenir compte des quartiers). Et que dire de la commune des Gonds (1755 habitants) qui a ouvert un « Cahier de doléances » le 17 novembre 2018 (clos le 15 janvier avec 6 contributions) puis ouvert, le 17 janvier 2019, un « Cahiers d’expression citoyenne » (clos vierge le 20 février) ?

Que signifie « mettre en ligne les cahiers » ?

Concrètement cette mise en ligne, c’est-à-dire la publication des cahiers sur Internet, pose plusieurs questions méthodologiques voire éthiques qu’il ne faut pas éluder si on veut avancer, même si ces questions peuvent recevoir des réponses différentes également légitimes. Encore faut-il en débattre.

Les principales questions sont :

Faut-il mettre en ligne les images des cahiers (des photographies de chaque page) ou bien transcrire les cahiers pour permettre de naviguer dans le texte ? Ou les deux ?

Si on transcrit les textes, faut-il corriger l’orthographe pour faciliter la lecture et permettre des recherches lexicales ou respecter l’orthographe des contributeurs ? Y compris les noms propres (de personnes ou de lieux) ? Y compris les coquilles dues à l’inattention ? Un argument pour le respect de l’orthographe est de donner à voir les difficultés de maîtrise de la langue chez les contributeurs mais cela ne donnera jamais autant d’informations que l’image du texte qui permet de voir la graphie elle-même, c’est-à-dire la maîtrise de l’écriture en sus de celle de l’orthographe.

La question des données à caractère personnel a déjà été en partie tranchée par l’administration des archives qui a attribué à certains cahiers un délai de communication de 50 ans en raison des informations très privées inscrites ou insérées dans le cahier par certaines personnes que l’administration veut ainsi protéger (le délai de 50 ans combine une application habilement cumulée du Règlement général pour la protection des données personnelles et du code du patrimoine…). Ce qui signifie une ouverture complète en 2070. C’est loin. D’aucuns avancent que si la personne a écrit dans le cahier, elle a de facto rendu public son histoire, comme elle aurait pu le faire sur son compte Facebook. Mais écrire dans un cahier papier public ne signifie pas que l’on accepte le transfert sur Internet d’une copie numérique de ce qu’on a écrit, surtout cinq ans après. Il y a un aspect « consentement » (le consentement requis par le RGPD pour cette mise en ligne numérique de l’original papier n’est pas effectif, qu’il s’agisse d’une inscription manuscrite, du collage d’une contribution préparée à la maison, ou encore d’un courrier postal ou d’un courriel adressé à la mairie) ; et il y a l’aspect « temps qui passe » (on pourrait développer d’autres exemples où des documents sont publics au jour de leur création puis ne le sont plus avant de le redevenir, cela renvoie à la subtile articulation entre la loi sur l’accès aux documents administratifs et la loi sur les archives) ; autrement dit, il n’est pas impossible que des personnes prêtes à clamer sur les toits leur opinion en 2018 voient les choses autrement cinq ans plus tard.

Quelle place accorder au cahier en tant que tel, comme entité documentaire attachée à une commune ? Peut-on publier les contributions d’un cahier sans montrer à quoi ressemble physiquement ce cahier, ce que les contributeurs avaient sous les yeux quand ils ont écrit ? Peut-on raisonnablement publier une partie des contributions d’un cahier sans les publier toutes ? Sur quel critère ? De même, faut-il faire apparaître les particularités départementales puisque, tant pour le contexte socio-économique que pour le traitement administratif subit, cela correspond à une réalité de terrain ?

Autre question : comment traiter les questionnaires préimprimés où les contributeurs ont coché des revendications déjà formulées, ou ont répondu à des questions par un mot ou deux ?

Quelle articulation avec les autres parties du matériau du Grand débat : questionnaires thématiques en ligne, comptes rendus de réunions, courriers ?

Le choix de l’outil pour la mise en ligne est secondaire dès lors qu’il offre des fonctionnalités de pérennité, de sécurité et de navigation satisfaisantes, comme tout bon système de mise à disposition d’archives. Et dès lors que les données ne partent pas sans crier gare dans des datacenters hasardeux…

En tout état de cause, si on ne veut pas retomber dans le piètre résultat du traitement algorithmique basique de 2019, cette mise en ligne exige une préparation et un travail rigoureux.

Pour ma part, j’ai fait le choix d’éditer (i.e. transcription et mise en forme) une sélection de cahiers de Charente-Maritime, après avoir parcouru méthodiquement l’intégralité des cahiers conservés (451 sur 464 communes, dont 356 non vierges).

La sélection est assez intuitive, avec des cahiers qui ont attiré mon attention au cours de trois mois de lecture systématique (il y a un an). La transcription a été faite à partir de l’original mais facilitée par les fichiers de transcription (précieux malgré leurs défauts) mis à disposition par le département de l’archivage électronique des Archives nationales. Il est ainsi possible, pour chaque cahier, d’apprécier les écarts entre le contenu de l’original, le contenu de la copie numérique et le contenu des transcriptions. Instructif.

Pour cette édition, j’ai fait le choix de ne pas mentionner les noms, prénoms et coordonnées des contributeurs sauf pour les élus (à noter que 40 % des contributions sont anonymes) mais d’indiquer le profil des auteurs (femme, homme ou couple) ; l’orthographe a été corrigée, notamment pour faciliter la lecture et la navigation dans les textes, mais la syntaxe a été respectée, ainsi que les gras et soulignés/surlignés ; l’usage de la ponctuation et des majuscules a été harmonisé.

Un premier groupe de 14 cahiers est en ligne. Il s’agit des communes de (ordre alphabétique) : Bourcefranc-le-Chapus, Brie-sous-Archiac , Corme-Écluse, Fontenet, Jazennes, Le Thou, Marans, Nancras, Rochefort, Saint-Césaire, Saint-Denis-d’Oléron, Sainte-Colombe, Saint-Hilaire-de-Villefranche, Taillebourg. Voir la page dédiée, rubrique Édition de textes.

Les communes concernent 11 des 14 les intercommunalités du département (il manque La Rochelle, son agglomération et l’île de Ré). La population de ces communes va de 108 habitants (Sainte-Colombe) à 23 583 habitants (Rochefort). L’ensemble regroupe 239 contributions sur les 3138 que j’ai dénombrées pour l’ensemble du département, soit 7 à 8 %.

À suivre prochainement l’analyse de ce 1er jeu de cahiers et la publication d’un autre échantillon.