Comment de temps faudra-t-il pour que l’on cesse de considérer l’écrit numérique comme un papier numérisé ?

C’est la question qui m’est venue en lisant la citation de Marshall McLuhan sur le passage de l’ère du manuscrit à l’ère de l’imprimé dans son célèbre livre La galaxie Gutenberg (1962) : « Il a fallu longtemps avant que l’on cesse de considérer le livre comme un manuscrit imprimé, c’est-à-dire comme un genre de manuscrit plus facile à se procurer et à transporter ».

La comparaison entre la révolution que représente l’invention de l’imprimerie, qui marque la fin du Moyen âge, et l’avènement des « nouvelles » technologies de l’information et de la communication est désormais classique et ma question n’est pas aussi provocatrice qu’elle en a l’air.

Si on en croît McLuhan, et on peut le croire, il fallu des décennies et même des siècles pour que le livre imprimé soit appréhendé par la majorité des gens, au-delà du support de lecture individuel, comme un moyen de démultiplication de l’écrit, en intégrant dans la définition de l’objet livre la technique de production et la diffusion du document. Le procédé de fabrication de l’imprimé ne modifie pas seulement l’apparence du livre ; il lui procure un rôle social et économique au travers des tirages en grand nombre et de la distribution ; et il élargit notablement le cercle des acteurs de l’écrit (auteurs/lecteurs).

Rattacher le résultat d’un progrès technologique à ce que l’on connaît déjà est un réflexe naturel qui peut masquer une facette essentielle de l’innovation. Cela a été le cas pour l’automobile dont les premiers utilisateurs ont vu d’abord le remplacement des chevaux par des chevaux-moteurs pour le même usage qu’on avait jusqu’à lors des chevaux.

C’est la même chose avec le numérique.

L’écrit numérique est bien plus que la codification en 0 et 1 des objets d’information qui le précèdent (livres imprimé, documents d’archives papier). Le changement de support et de format de codage des données n’est pas ce qui est le plus révolutionnaire dans le numérique. Ce qui bouleverse profondément et durablement les pratiques, c’est le réseau, l’interconnexion de (presque) tous les appareils qui servent à écrire ou lire l’information produite par les humains, que cette information soit produite de manière active (discours, engagement) ou passivement (collecte des données de connexion et de géolocalisation).

Le nouveau Règlement général pour la protection des données personnelles (RGPD) qui entrera en vigueur en mai prochain et qui, j’ose le mot, se présente comme le nouveau code civil de l’Internet, donne la mesure de ce qu’est véritablement l’écrit numérique : une trace laissée par les humains (ou leurs biens, objets, animaux…) sur les appareils connectés. Les individus, enregistrés en continu, sont dès lors tour à tour auteurs et contenus. C’est cette réalité-là qui constitue le village global annoncé par McLuhan et si les intellectuels l’admettent depuis des décennies, la prise de conscience du phénomène par les populations n’est pas encore effective. Même les digital natives qui manipulent le smartphone au sortir du berceau n’ont pas conscience de ce que leurs gestes signifient ou représentent pour leur vie et leur liberté.

En 2017, au quotidien, le numérique renvoie toujours, pour un grand nombre d’utilisateurs, au scan des dossiers papier (la confusion entre dématérialisation et numérisation a la vie dure !).

On constate que l’écrit numérique n’a toujours pas gagné la confiance des utilisateurs, avec le réflexe d’imprimer les mails ou d’autres documents reçus par messagerie ou téléchargés d’un site web, au motif que « le papier fait foi », près de dix-huit ans après la reconnaissance officiel de l’écrit numérique, à équivalence de l’écrit papier, par une directive européenne en 1999 et par la loi française en 2000.

Et la croyance est toujours là chez un trop grand nombre de citoyens que les données numériques sont immatérielles, virtuelles, fondues dans des stratus, cirrus et autres cumulo-nimbus… Ce sont eux qui ont la tête dans les nuages ! Car les data centers sont bel et bien installés dans un lieu géographique précis ; les opérations de surveillance des États (la CIA qui veut accéder aux serveurs des GAFA situés hors du territoire américain) ou les incidents techniques (grosse panne électrique sur les serveurs OVH à Strasbourg la semaine dernière) viennent nous le rappeler régulièrement.

On parle beaucoup de transition numérique, c’est-à-dire de cette phase intermédiaire dans laquelle nous sommes entre le monde du papier et le monde du numérique, ou plutôt entre le monde de l’écrit physique et le monde connecté. On en parle surtout pour dire qu’elle est lente et que les entreprises, plus encore que les individus, ont du mal à se transformer. Pour ma part, je préfère à « transition numérique » la formule « mue digitale » car le fond de la question n’est pas la technologie en elle-même mais les comportements des humains face à la technologie ; il s’agit pour les individus de prendre conscience de l’environnement numérique et de ses conséquences afin d’avoir une attitude quotidienne plus maîtrisée dans le maniement des ordinateurs, tablettes, smartphones, montres connectées, etc. (d’où la préférence du terme « digital » car ce sont les doigts qui glissent sur les claviers et les écrans). Même si le droit peut aider à la manœuvre (cf RGPD), cela reste une question de comportement.

On pourrait espérer que l’accélération inhérente à la technologie numérique (loi de Moore, etc.) se traduise par une accélération de la prise de conscience par ses utilisateurs des effets de la technologie. Mais la prise de conscience est bien lente car le temps de la technique et le temps humain ne sont pas les mêmes. Les humains ont besoin de temps pour digérer les révolutions, même technologiques. C’est une affaire de générations. La pédagogie joue son rôle au travers de répétitions et d’illustrations mais ce qui fait réellement progresser les choses est l’expérience directe de chacun ou l’expérience d’un proche. Et, réseaux sociaux ou pas, la compréhension de l’écrit numérique prend du temps.

Peut-être ai-je tort de vouloir aller trop vite ?

2 commentaires

  1. Merci pour ce papier très clair.
    Cela me fait penser d’une part au fait que Mac Luhan, fortement critiqué à son époque pour la notion de village planétaire, a aujourd’hui tout à fait raison suite au bouleversement numérique…qu’il n’a pas connu !
    D’autre part, il est à craindre que, même en cas d’accélération des mentalités, ce qui est probable, celle-ci est par nature moins rapide que les changements technologiques. Emile Dürkheim que l’on ne lit plus beaucoup aujourd’hui, ne disait pas autre chose quand il affirmait que la plasticité de l’esprit humain est bien inférieure aux changements dans le monde qui l’entoure.

    • Merci Bruno.
      Oui, c’est très intéressant de lire McLuhan aujourd’hui.
      Il insiste notamment sur le fait que l’imprimerie donne la primauté au visuel, au détriment de l’oral, soulignant, si j’ai bien lu, que l’âge électronique allait rééquilibrer les choses. Mais il me semble que, malgré le téléphone et la vidéo, le visuel reste très prédominant dans la société numérique.

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