J’ai été amusée de lire récemment le détail d’un projet de récupération industrielle du papier… dans le roman de Thomas Mann, la Montagne magique (Zauberberg, publié en 1024) que j’ai lu dans la nouvelle traduction française de Claire de Oliveira (2016).

La Montagne magique est un roman sur le temps mais aussi une critique d’une certaine frange de la société européenne, aisée et oisive, à la veille du déclenchement de la Première Guerre mondiale.

Dans le chapitre 6, Thomas Mann décrit les occupations auxquelles se livrent les pensionnaires du sanatorium chic de Davos pour « passer le temps », activités partagées par plusieurs curistes, telles que la photographie amateur, la collection de timbres, ou la conversation en espéranto, et activités spécifiques de quelques « originaux ».

Placée après la description d’un ancien fonctionnaire qui cherche inlassablement le plus grand nombre de décimales de pi, se trouve la présentation d’un personnage dont la lubie concerne la récupération du papier journal dans un but économique, projet que l’on qualifierait aujourd’hui d’écologique (le mot, forgé au XIXe n’est pas encore passé à l’époque dans le langage courant) mais qui, sous la plume de Thomas Mann, est surtout la caricature de l’intelligence au service de rien.

« Du reste, la bonne nature de Hans le destinait à être le confident de plus d’un pensionnaire qui, obnubilé par quelque idée fixe, souffrait de ne pas trouver un accueil favorable auprès de la multitude insouciante. Un ancien sculpteur autrichien, provincial d’un certain âge à la moustache blanche, au nez crochu et aux yeux bleus, avait élaboré un projet financier qu’il calligraphia en rehaussant de traits à la sépia les passages les plus marquants. Toute personne abonnée à un journal serait incitée à fournir quotidiennement quarante grammes de papier usagé, quantité récupérée le premier jour du mois, ce qui, à l’année, donnerait quatorze mille grammes et, en vingt ans, non moins de deux cent quatre-vingt-huit kilos, et, le kilo valant vingt pfennigs, représenterait une valeur de cinquante-sept marks et soixante pfennigs. En vingt ans, poursuivait le mémoire, cinq millions d’abonnés procureraient ainsi, grâce à leurs vieux journaux, la coquette somme de deux cent quatre-vingt-huit millions de marks; les deux tiers pourraient être affectés aux nouveaux abonnements, qui seraient moins coûteux; et le tiers restant, s’élevant à cent millions, irait à des œuvres humanitaires, pour financer des sanatoriums populaires ou soutenir des talents démunis, etc. Il avait peaufiné son projet jusqu’à représenter par des graphiques le barème permettant à l’organisme chargé de collecter les vieux journaux de calculer la valeur mensuelle du papier récupéré, et jusqu’aux quittances perforées servant à verser les rémunérations. Le dossier était étayé par toutes sortes d’arguments et pièces justificatives. Ce papier journal que des personnes non averties jetaient au feu ou dans les bouches d’égout, ce gaspillage et sa destruction faisaient bien du tort à notre forêt et à notre économie. Ménager le papier, l’économiser, c’était ménager et économiser les forêts tout comme les matières et ressources humaines employées pour fabriquer de la cellulose et du papier, et non seulement ces ressources mais aussi le capital. Et comme, en outre, le papier journal usagé pouvait atteindre le quadruple de sa valeur, une fois réutilisé pour produire des emballages et des cartonnages, il serait un facteur économique majeur, la base de taxations fructueuses pour l’État et les municipalités, tout en dégrevant les contribuables qu’étaient les lecteurs de journaux. En somme, ce projet était bon, à vrai dire irrécusable, et s’il avait des relents de discours creux et inquiétant, voire de sinistre canular, c’était seulement dû au fanatisme déplacé de l’ancien artiste suivant une idée économique et une seule dont il se faisait le champion, alors qu’au fond il n’y tenait guère, de toute évidence, puisqu’il n’essayait nullement de la mettre en œuvre… ». (La Montage magique, Fayard, 2016, p 656).

Cette lecture force la prise de recul et la réflexion, d’une part sur l’évolution des thématiques sociétales au fil des décennies et des siècles, d’autre part sur le décalage, atemporel, lui, entre le discours et l’action.