Une nouvelle polémique autour des archives a été lancée en février 2020. Voir la revue de sources publiées par l’association des archivistes français.

1/ Des chercheurs dénoncent des restrictions nouvelles dans la réglementation d’accès aux archives historiques, et plus précisément le fait qu’au service historique de la Défense (SHD), un grand nombre d’archives, précédemment consultables sans difficultés particulières aux termes des délais de communicabilité des archives publiques énoncés dans le code du patrimoine, sont retirées de la consultation au motif qu’elles doivent préalablement être matériellement déclassifiées, c’est-à-dire que toutes les pièces portant un tampon « secret » (il existe différent niveaux de classification, légèrement différents selon les périodes) doivent recevoir un marquage matériel de leur déclassification si celle-ci est validée par l’autorité compétente. Toute infraction à cette disposition relèverait du code pénal…

2/ Le SHD indique sur son site qu’il ne fait qu’appliquer les « consignes reçues du Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) et des autorités du ministère des Armées », sans viser un texte réglementaire spécifique (cela reste mystérieux), bien que tout le monde montre du doigt l’Instruction générale interministérielle sur la protection du secret de la défense nationale dite IGI1300. Or, l’IGI1300 remonte à 2011…

3/ Plusieurs groupes d’historiens français et étrangers en appellent au président de la République.

4/ Les archivistes du secteur public, quant à eux, se plaignent, à juste titre, d’être inconfortablement coincés entre le marteau (l’IGI1300) et l’enclume (le code du patrimoine), tout en revendiquant leur adhésion à l’enclume.

On peut déplorer cette nouvelle polémique car les archives françaises méritent sans doute une meilleure publicité, mais il ne faut pas vraiment s’en étonner ; cela devait arriver tôt ou tard car le ver était dans le fruit. Le ver, c’est le hiatus observable dans l’articulation entre les deux textes en présence (code du patrimoine et instruction générale de sécurité).

Transposé à la vie quotidienne, l’échange pourrait donner:

  • Il n’y a plus de beurre !
  • Oui, mais le pain n’est pas frais !
  • Je n’ai pas le temps de préparer un sandwich…

So what ?

Ce n’est pas vraiment un dialogue de sourds, plutôt des conversations parallèles, ou des discours prononcés sur des ondes différentes avec, dans l’échange, quelques inexactitudes ou approximations.

Que disent les fameux textes ?

L’esprit des lois et la lettre des instructions

Il était une fois…

La loi française du 3 janvier 1979 a dit le droit en matière d’archives, une grande première (depuis la Révolution française et la loi du 7 messidor, an II). Cette loi énonçait notamment les délais au terme desquels les archives publiques devenaient librement communicables au public, notamment :

  • Soixante ans à compter de la date de l’acte pour les documents qui contiennent des informations mettant en cause la vie privée ou intéressant la sûreté de l’État ou la défense nationale et dont la liste est fixée par décret en Conseil d’État.

Le temps passa : les archives de la période de la Seconde Guerre mondiale, à la fois sensibles et très recherchées par les historiens, étaient donc « fermées » jusqu’en 2000-2005 (cela laissait le temps de souffler et le système de dérogation aux règles d’accès fonctionnait plutôt bien). Il y eut cependant quelques frictions au sujet d’archives plus récentes (par exemple l’affaire Enaudi-Papon-Laîné) qui occasionnèrent quelques publications sur le thème « on nous cache tout, on nous dit rien ». La révision de la loi de 1979 était entamée, avec pour objectif d’ouvrir davantage les archives.

Parallèlement, le monde évoluait : construction européenne, terrorisme international, Internet et réseaux sociaux, nouveaux courants historiographiques, enjeux de divulgation des données à caractère personnel… et ce n’est pas fini, car ce n’est jamais fini.

En 2003, le secrétariat général de la Défense nationale (SGDN) – qui ne s’appelle pas encore secrétariat général de la Défense et de la Sécurité nationale (SGDSN) – rédige une Instruction générale interministérielle sur la protection du secret de la défense nationale, (n° 1300/SGDN/PSE/SSD du 25 août 2003). Concernant la gestion des documents versés à un service d’archives, l’article 41 de cette IGI1300 (2003) renvoyait aux décrets d’application de la loi sur les archives de 1979 ; on peut lire dans le texte : « Au-delà d’un délai de trente ans pour les documents Confidentiel-Défense et de soixante ans pour les documents Secret-Défense à compter de la date d’émission du document, celui-ci devient, a priori, en application de la combinaison de ces dispositions, librement consultable ».

Le texte est clair, nonobstant le prudent « a priori« .

Loi sur les archives de 2008

Retour côté archives et recherches historiques. Le raccourcissement des délais de communicabilité a abouti avec la loi du 15 juillet 2008. Le code du patrimoine, ainsi révisé, énonce notamment dans son article L213-2 un délai de :

  • Cinquante ans à compter de la date du document ou du document le plus récent inclus dans le dossier, pour les documents dont la communication porte atteinte au secret de la défense nationale, aux intérêts fondamentaux de l’État dans la conduite de la politique extérieure, à la sûreté de l’État, à la sécurité publique, à la sécurité des personnes ou à la protection de la vie privée, à l’exception des documents mentionnés aux 4° et 5°. Le même délai s’applique aux documents qui portent une appréciation ou un jugement de valeur sur une personne physique, nommément désignée ou facilement identifiable, ou qui font apparaître le comportement d’une personne dans des conditions susceptibles de lui porter préjudice.

La loi sur les archives de 2008 a la réputation d’être une loi d’ouverture. Au premier abord, oui, on constate que le délai de soixante ans est réduit à cinquante ans mais les subtils changements de formulation donnent au texte de 2008 une marge d’interprétation que le texte de 1979 n’avait pas, de sorte que je suis personnellement réservée sur le caractère véritablement progressif de la réglementation actuelle.

On peut également faire remarquer que le code du patrimoine ignore superbement la notion de documents classifiés (la seule mention de classification concerne les œuvres cinématographiques).

IGI1300 (2011)

Toujours est-il que dans la mise à jour de l’IGI1300, intervenue en 2011, le SGDSN introduit dans son chapitre 4 intitulé « Destruction et archivage des informations ou supports classifiés », section 2 « Archivage », un article 63 dénommé « La communication au public des informations ou supports classifiés versés aux archives » qui dit, entre autres :

« Un document classifié versé aux archives publiques est en principe, à la condition expresse d’avoir été préalablement déclassifié, communicable de plein droit à l’expiration du délai de cinquante ans à compter de sa date d’émission ou de celle du document classifié le plus récent inclus dans le dossier. […]

« Quelle que soit la durée d’incommunicabilité affectée au document classifié, sa communication n’est possible qu’après déclassification du document. Lorsque le service détenteur des archives est saisi d’une demande de communication d’un document couvert par le secret de la défense nationale, il doit transmettre cette demande à l’autorité émettrice du document concerné. Cette autorité vérifie la durée d’incommunicabilité affectée au document. Si tous les délais applicables sont expirés, l’autorité émettrice procède à la déclassification. Le document ne peut être communiqué qu’à l’issue de cette procédure.

« Une personne souhaitant consulter une archive classifiée avant l’expiration des délais de communicabilité applicables doit solliciter une dérogation. Le service d’archives détenteur saisi de la demande de dérogation transmet cette demande à l’autorité émettrice. Cette autorité doit toujours s’interroger sur l’opportunité de la déclassification du document. Si la classification reste justifiée, la communication est impossible et la dérogation est refusée ».

Cet article 63 est assez tortueux. Pas besoin d’avoir été petite souris cachée sous le bureau des rédacteurs pour comprendre que la rédaction a été hâtive. Le texte parle de lui-même : certaines phrases manquent de rigueur et on note l’emploi d’expressions qui ne sont guère en cohérence avec d’autres articles de l’instruction. Bref, un genre de greffe d’article artificiel sur le corps du dispositif.

Dans le même temps, il convient de souligner d’autres passages de l’IGI1300 (2011) extrêmement intéressants pour tout professionnel de l’information, classifiée ou pas. Ainsi, on peut lire parmi les principes généraux de la classification (article 39) que ladite instruction « cherche ainsi à limiter la prolifération de documents classifiés et à éviter les classifications abusives, qui génèrent des coûts de gestion, des charges de travail importantes et altèrent la valeur du secret de la défense nationale ». On peut inférer de cette volonté que les auteurs de l’instruction ont constaté quelques dérives. Par ailleurs, au sujet de la durée de vie des classifications, il est dit que « la révision du besoin et du niveau de classification des informations ou supports doit être effectuée rigoureusement selon une périodicité inférieure ou égale à dix ans » (article 46). De même, la réflexion sur la relation entre les différentes parties d’un document et la notion de classification (article 40) est particulièrement pertinente, d’autant que je ne me souviens pas l’avoir lue dans un manuel d’archivistique.

Ouverture d’archives relatives à la Seconde Guerre mondiale

Dans ce débat, les historiens aiment à citer l’arrêté du 24 décembre 2015 portant ouverture d’archives relatives à la Seconde Guerre mondiale comme le modèle à suivre dans la mesure où l’intervention du président de la République, arbitrant entre sécurité et histoire, permet un pas en avant dans le processus d’ouverture des archives.

La réalité est plus nuancée :

  • d’une part, l’arrêté ne concerne qu’un nombre limité de fonds ou de partie de fonds (juridictions d’exception, enquêtes de police judiciaire, tribunaux) et non pas « les archives DE la Seconde Guerre mondiale » (la Seconde Guerre mondiale étant une période de l’histoire et non une institution productrice d’archives, l’usage du « de » est un raccourci sujet à caution) ;
  • d’autre part, l’arrêté, dans son article 2, se réfère explicitement à l’IGI1300 (2011) en précisant que « les hauts fonctionnaires de défense et de sécurité placés auprès des autorités émettrices des documents couverts par le secret de la défense nationale sont destinataires des demandes de déclassification formulées par les services publics d’archives et sont chargés du suivi de leur instruction ».

Du reste, les archivistes se plaignent, à bon droit, de la lourdeur et de l’irrationalité de la mise en œuvre de cet arrêté.

La sécurité dans le temps, procédure et oubli…

Que faire ?

Persévérer dans la frilosité sécuritaire qui freine l’accès à des ensembles conséquents d’archives sexagénaires ou septuagénaires naguère communicables ? Non, car frilosité rime avec décrédibilisation de l’institution.

Se contenter d’un artifice de façade consistant à hâter le traitement matériel de la déclassification par un marquage au carton (au lieu de tamponner les mille et quelques feuillets contenus dans le carton), comme cela a été fait à la suite de l’arrêté du 24 décembre 2015 ? Non, car artifice rime avec décrédibilisation de l’institution. De deux choses l’une : ou bien la déclassification matérielle a du sens et il faut l’appliquer, ou bien elle est inappropriée compte tenu du temps qui passe et/ou du coût associé et il faut trouver autre chose.

Recourir à l’argument de la hiérarchie des normes pour affirmer que la supériorité du code du patrimoine sur l’instruction générale, fût-elle interministérielle ? Non, car cela heurte le principe de réalité et il faut bien admettre que la sécurité nationale peut l’emporter sur la gestion des archives patrimoniales. Il y aurait du reste beaucoup à dire sur ce qui, au XXIe siècle, relève de la loi, d’un arrêté, d’une instruction, d’une directive européenne ou…. de rien du tout !

NON. La résolution de cet imbroglio archivistique réside dans une gestion rigoureuse de la notion de temps dans la gouvernance de l’information publique. Le rôle du temps, ce que le temps fait aux documents mais aussi ce que le temps induit, combiné aux technologies numériques, en termes d’enjeux, de mentalités, de pratiques et de risques, de mémoire et d’oubli, tout cela mériterait plus de considération.

Le facteur temps intervient dans cette affaire à trois niveaux :

  1. tout d’abord dans la gestion du problème actuel : il y a un objectif de court terme (désamorcer le blocage) et un objectif de moyen terme (dissiper les incohérences qui conduiraient à une nouvelle aberration); la solution tourne autour de la notion de rétroactivité. Comme l’a fort bien exposé Isabelle Neuschwander dans l’émission Paroles d’histoire sur le sujet le 28 février 2020, il faut renoncer à la rétroactivité des dispositions réglementaires inapplicables rétrospectivement, puis opérer une révision intelligente des textes pour une plus grande fluidité des opérations à l’avenir, notamment en procédant à la déclassification (effective ou planifiée) préalablement au versement à un service d’archives public..
  2. ensuite, en termes juridiques et archivistiques, il convient de décrire et d’améliorer l’articulation entre, d’une part, les notions de durée de conservation et de révision périodique de classification dans l’intérêt du propriétaire de l’information (la notion anglo-saxonne de « record ») et, d’autre part, la notion de délai de communicabilité des archives publiques ; à cet égard, la formulation de la loi sur les archives de 2008 (« les documents dont la communication porte atteinte… ») est trop imprécise ;
  3. enfin, sur un plan plus politique, faire la part du feu entre le temps de l’action et le temps de l’histoire en conciliant les potentielles contradictions entre, d’un côté, le désir d’une histoire plus présente et aussi plus individuelle et, de l’autre, la maîtrise de nouveaux risques informationnels pour les États. Cela conduit à délaisser les règles de communicabilité à la française (dont l’esprit de 1979 a été à mon avis perverti en 2008) pour s’inspirer de la pratique anglo-saxonne qui consiste à ouvrir périodiquement des pans de mémoire écrite aux historiens, ce qu’a fait l’arrêté du 24 décembre 2015 par exemple. Cela exige une grande rigueur diplomatique et archivistique dans l’identification et la qualification des fonds ou parties de fonds ainsi déclassifiées (dont on aura résolu bien sûr la question du marquage physique).

Et évidemment, la question doit être posée dans le contexte de ce qu’il convient d’appeler la « transition numérique ». On pourrait poser la question suivante lors des jurys de recrutement aussi bien des spécialistes de la sécurité et de la défense nationale que des archivistes et historiens :

Comment anticiper la gestion de la classification-déclassification des archives dans le monde des données ?

Vous avez trois heures !

PS : et parce que je suis une prof vacharde :-), je propose une question subsidiaire pour ceux qui rendraient leur copie en avance : les archives classifiées sont-elles essentielles ?

Un commentaire

  1. Les archives papier publiques sont envoyees aux Archives historiques de l’Union europeenne a Florence, tandis que les documents dont la communication est limitee sont conserves dans les locaux securises du batiment Konrad Adenauer a Luxembourg.

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