La cellule investigation de Radio France s’est récemment intéressée à la disparition d’archives qui a conduit, début 2023, à un non-lieu dans le procès du chlordécone, substance à l’origine de nombreux cancers aux Antilles.
Qui est responsable de l’utilisation prolongée d’insecticides à base de chlordécone en Martinique et en Guadeloupe dans les années 1960, 1970, 1980 ? Qui a autorisé cette utilisation ? Une commission publique. Que savaient les membres de cette commission des effets funestes de ce produit ? Les décisions de cette commission ont-elles été mises par écrit ? Oui, dans les comptes rendus de réunion de cette commission dite commission des toxiques (voir le rapport de l’Afsset). Mais, pendant le long laps de temps qui s’est écoulé entre la décision et le procès (cinquante ans), une partie de ces comptes rendus a disparu… L’enquête d’Anne-Laure Barral met en avant un premier trou de dix-sept ans de comptes rendus puis, après exploration plus approfondie des archives du ministère de l’Agriculture versées aux Archives nationales, une lacune (définitive semble-t-il) de huit années de comptes rendus de décision de la commission des toxiques.
Vu le caractère sensible du sujet, il serait facile de dénoncer un acte de malveillance et de destruction délibérée pour supprimer des informations gênantes. Mais rien n’est prouvé et il n’est nul besoin de cette explication car il en existe d’autres, bêtement plus vraisemblables : le manque d’ordre dans la tenue des dossiers administratifs (mal chronique en France depuis plusieurs décennies), la confusion entre stockage à la cave et archivage, le décès des participants un jour ou l’autre (lesquels partent avec leur mémoire), le déménagement des bureaux avec la mise à la benne de tout ce qui a plus de trois ans, l’attente passive d’un archivage qui se ferait tout seul peut-être…
Dans ma grande naïveté, je m’étonne que ces disparitions d’archives ne suscitent pas plus de réactions. Seraient-elles fatales, inexorables, inéluctables, tolérables, acceptables, normales ?
Non.
Y a-t-il quelque chose à faire pour diminuer les risques de voir se produire prochainement un nouvel épisode aussi dramatique pour ceux et celles qui le subissent ?
Oui.
Voici donc, sans illusion, trois propositions pour freiner la disparition d’archives essentielles.
1/ L’archivage préventif ou le records management
L’archivage ou mise en archive consiste à mettre en sécurité dans la durée, dès leur production, les documents qui engagent celui qui les détient (émetteur ou destinataire) pour prévenir un besoin de preuve ou de mémoire des faits dans un temps ultérieur.
Cette (bonne) pratique est aussi ancienne que l’usage de l’écriture. La création d’institutions publiques spécifiques pour coordonner cette tâche de préservation des preuves et de la mémoire remonte à la Révolution française, on le répète et on a raison. Ces dernières décennies toutefois, le volet patrimonial, peut-être plus attrayant, plus valorisant, plus épanouissant…, a pris le dessus. La loi française sur les archives n’est-elle pas insérée dans le code du patrimoine ?
Voici plus de vingt ans (c’était en 2001 pour être précis) que l’ISO (Organisation internationale de normalisation) a publié, en même temps que l’Afnor (Association française de normalisation), la norme sur le « records management » (ISO 15489). Cette norme a connu un succès relatif mais sa compréhension et son application (qui n’ont jamais été véritablement évaluées) laissent, me semble-t-il, à désirer. Parler du records management (avec des acceptions revisitées parfois surprenantes) oui ; le pratiquer vraiment, hum… Il y a des freins, bien sûr mais quelle profession n’en a pas ?
Le records management donc est l’expression anglo-saxonne pour parler de l’archivage préventif. Il s’agit, dès qu’un document important pour la vie de l’institution, de l’entreprise, de l’organisation, de la collectivité, est produit, signé, diffusé, avec des conséquences en termes juridiques, administratifs, économiques, sociaux… bref, dès que ça concerne de manière effective la vie des gens, de le gérer dans un système dédié qui garantit a) sa conservation pendant la durée nécessaire et b) l’accès à son contenu dans le respect du droit.
Il y a deux notions fondamentales dans la mise en œuvre du records management ou archivage préventif :
- Le temps. Le geste de mise en archive doit intervenir tout de suite, pas au bout de dix ans, a fortiori cinquante ans plus tard. Que diable ! L’immédiateté est à la mode dans notre société pour tant de choses ; comment ne l’est-elle pas pour l’archivage ? « La valeur n’attend pas le nombre des années » écrivait Corneille dans un autre contexte, et je me demande s’il ne faudrait pas, comme patron des archivistes, troquer Janus contre le Cid !
- La pertinence. Les archives sont des traces de décisions, de constats, de contrats, de déclarations, etc. Si ces actions humaines sont importantes, les documents qui en sont la trace le sont aussi. C’est une évidence, hélas obscurcie par la définition légale française des archives aux termes de laquelle tout est archive et donc rien n’est archive. Pourquoi oublie-t-on si facilement que le records management vise d’abord et avant tout les documents à risque ?
L’archivage émotionnel (conservation de l’expression des populations face aux catastrophes et crises collectives tels que les attentats terroristes, les mouvements sociaux ou l’expérience du confinement) n’a rien d’illégitime dès lors qu’il correspond à une aspiration évidente de la société mais cette évolution de l’archivistique ne doit pas faire oublier la responsabilité de mettre en sécurité pour la défense des droits aussi bien que pour l’histoire les décisions des autorités politiques, administratives et judiciaires. L’Unesco et le Conseil international des archives l’ont bien rappelé en avril 2020.
Les journaux de confinement, c’est bien ; l’archivage des décisions concernant la gestion de la crise sanitaire (masques, soins, déplacements…), c’est mieux (voir mon billet Covid-19 et archivage).
Pour réduire les risques de nouvelles disparitions d’archives qui handicaperont de nouveaux procès, il faut intégrer davantage les concepts universels et démocratiques du records management aux pratiques de gestion de l’information en France, quitte à réécrire la loi française sur les archives.
2/ Et si le contrôle des destructions d’archives par l’administration était une mauvaise pratique ?
Une fois que des documents ont été détruits, est-ce important de savoir si cela est dû à un fait de malveillance ou à de la négligence, de la faute de Monsieur Duchemol ou de Madame Trucmuche ?
Du point de vue de l’accès à l’information, non. C’est trop tard.
Du point de vue de la responsabilité, oui. Car il faut bien que quelqu’un soit responsable de cette destruction. Il y a deux profils de responsables : le propriétaire des documents qui est censé mettre en sécurité les documents essentiels émis ou reçus en son nom ; et le service public qui est censé assurer la conservation des archives. Dans les faits, on observe malheureusement une sorte de zone de non-droit entre les deux périmètres.
Il existe depuis près de cinquante ans en France une disposition réglementaire selon laquelle toute destruction d’archives est interdite sans le visa de l’administration des archives (Archives nationales, Archives départementales). A priori, c’est plutôt bien. A posteriori, c’est moins sûr.
Selon l’adage populaire, « pas vu, pas pris », rien de plus facile pour un organisme qui veut se débarrasser de documents qui le gênent ou plus souvent qui l’encombrent tout simplement. Il y a même deux modes opératoires : soit on détruit sans crier gare (évidemment, on évite de mettre des boîtes d’archives sur le trottoir en espérant que le camion des poubelles les emportera discrètement) ; soit on entasse dans un coin sombre en déléguant plus ou moins consciemment au Temps l’œuvre de destruction ou d’oubli (ça marche très bien, pour le numérique aussi).
L’esprit de la réglementation qui visait à bloquer la destruction massive de stocks d’archives oubliés (susceptibles effectivement de renfermer des documents essentiels perdus) s’est trop souvent transformé en une routine de visa d’élimination de documents récents, répétitifs et inodores dont les services producteurs savent mieux que quiconque le peu de valeur. On en vient ainsi à pister rigoureusement la production-destruction de documents sans intérêt… Quel paradoxe !
Mais surtout, cette disposition réglementaire de visa obligatoire des destructions d’archives devient un alibi coupable.
En se focalisant sur le contrôle des destructions de documents, on peut aisément se donner bonne conscience et se dédouaner, par le temps passé à ce contrôle, de ne pas s’occuper davantage de l’identification des documents essentiels et de leur collecte.
Ne serait-ce pas professionnellement plus motivant de pister les archives essentielles, celles qui sont liées aux décisions qui impactent la vie des populations, de s’assurer de la régularité des séries documentaires qui en découlent (voir la méthode Arcateg™), de contrôler périodiquement la bonne conservation de ces documents, même s’ils ne sont pas transférés dans un service d’archives ?
Il est vrai que la réglementation actuelle n’aide pas beaucoup les courageux qui s’engagent sur ce chemin, en leur donnant bien peu d’autorité auprès des producteurs. Au pire, l’accent mis sur les destructions de documents inutiles au détriment de l’identification des archives essentielles peut être perçu comme un encouragement à la passivité face à la mission de collecte active. D’autant plus que l’obligation de versement n’existe pas.
Et ne serait-il pas, démocratiquement parlant, plus sain d’incriminer une instance qui refuse un versement d’archives essentielles plutôt que d’aller vingt ans plus tard chercher une responsabilité de destruction liée le plus souvent à l’incompétence en matière d’archives ?
3/ Plaidoyer pour une base de données ouverte des commissions publiques
Ancrer le records management dans les pratiques professionnelles françaises, modifier la réglementation archivistique en faveur d’un contrôle de la production essentielle plutôt que de la destruction du superflu… Rêvons… Ma troisième proposition, plus facile à mettre en œuvre, aura peut-être plus de chance de voir le jour.
Il s’agit de constituer une base de données ouverte recensant les instances publiques (dans un premier temps) qui prennent des décisions conséquentes pour la vie des gens, à l’instar de cette fameuse commission des toxiques. Le but n’est pas d’avoir une liste pour le plaisir d’avoir une liste, ni d’avoir une liste de commissions et comités plus longue que le voisin (sur ce plan-là, la France partirait pourtant bien placée…), mais d’avoir un outil partagé sur la production et la localisation des archives essentielles émanant de ces instances. L’accès au contenu des décisions proprement dites est une autre chose, régie par la réglementation existante (CADA, code du patrimoine).
Peut-être cette base de données existe-t-elle déjà dans le secret d’un bureau ministériel et que, en simple citoyenne, je l’ignore. Auquel cas, ma revendication serait d’en assurer la publicité dans une démarche d’« Open data ».
Mais si cette base de données n’existe pas, il serait bienvenu de la constituer. Et si les institutions archivistiques sont trop occupées par ailleurs pour s’en charger, on peut tout à fait imaginer, avec les plateformes existantes, un projet collaboratif.
Les parties intéressées (populations concernées, personnes qui siègent dans ces commissions, journalistes attentifs aux ressorts de la démocratie, de la justice et de la mémoire, sociologues et historiens, et évidemment professionnels des archives) pourraient alimenter conjointement cet outil de démocratie archivistique : titre de la commission, origine, dates d’exercice (plusieurs décennies parfois, quelques jours pour les plus récentes), fréquence et nombre de réunions, localisation des comptes rendus, signalement des lacunes, etc.
On peut toujours s’amuser à vouloir être exhaustif mais ce n’est pas l’esprit de ma proposition. Les comités Théodule ne sont pas les meilleurs candidats pour cette opération. Il serait dommage de retomber dans le travers consistant à se focaliser sur ce qui est accessoire ou dérisoire, pour éviter de s’attaquer à l’essentiel, au vital.
Et n’oublions pas que 2023 est le passé de 2050 !