Le mardi 6 septembre 2022, au deuxième jour du procès de l’attentat de Nice du 14 juillet 2016, la question est posée de savoir s’il faut ou non diffuser en audience les images de vidéo-surveillance captées pendant la course meurtrière du camion sur la promenade des Anglais. Faut-il montrer aux parties civiles et au public ces 4 minutes 17 secondes d’images « insoutenables » ? Quel apport à la procédure ? Quel impact ?

Laurent Raviot, président de la cour d’assises spéciale, s’est d’abord opposé à cette diffusion, notamment pour « éviter le voyeurisme ou le sensationnalisme ». Puis, il a précisé que, si la vidéo venait à être diffusée, il demanderait de couper l’enregistrement du procès dans le cadre de la constitution des archives audiovisuelles de la justice, au motif qu’il « ne souhaite pas que ces images se retrouvent sur les réseaux sociaux dans trente ans ».

Après échange entre les magistrats et les avocats, les images sont finalement diffusées en audience le jeudi 15 septembre.

L’argument avancé par le président Raviot a retenu mon attention et suscité une remarque, puis une interrogation.

Tout d’abord, j’ai me suis fait la réflexion qu’il n’existait pas – du moins que je ne connaissais pas – de typologie normalisée des images animées dans les archives publiques (j’entends le mot archives au sens de documents émis, reçus et détenus par les pouvoirs publics dans l’exercice de leur mission, aussi bien qu’au sens d’archives patrimoniales).

Le critère du support reste prédominant dans la gestion archivistique actuelle (archives papier, archives audiovisuelles, archives numériques…), alors que cette distinction est de moins en moins pertinente, sauf dans une vision technique de conservation. Pourtant, pour ne parler que des images animées en lien avec des procès, il n’est pas anodin de distinguer, en fonction de leur provenance, de leur finalité première et de leur rôle dans le déroulement du procès (liste non exhaustive évidemment), les éléments suivants :

Les images de vidéo-surveillance, celles qui sont au cœur du débat dans l’article qui a déclenché ce billet ; ce sont des documents qui sont créés automatiquement, sans finalité précise si ce n’est, le cas échéant, a posteriori, de disposer d’un enregistrement audiovisuel de ce qui s’est passé dans le champ de la caméra. Le plus souvent, il ne se passe rien et les images dont la durée de conservation est réglementée sont régulièrement effacées. D’autres fois, il peut être utile de les consulter pour prouver qui a fait quoi à telle heure à tel endroit, en général pour une recherche de responsabilité lors d’un accident ou d’une manifestation. Les images sont alors saisies pour documenter la procédure. C’est ce qui s’est passé lors des incidents du stade de France le 28 mai 2022 dans le cadre de la finale de la Ligue des champions (images dont la destruction prématurée a fait couler beaucoup d’encre pendant le mois de juin). Mais dans le cas de Nice, il n’y avait pas besoin de prouver la culpabilité de qui que ce soit ; la responsabilité du tueur était évidente sans ces images. Mais les images « objectives » des caméras de surveillance permettent de mieux comprendre un drame dont on peine à imaginer la férocité, ce qui a motivé leur diffusion. Et même si elles n’avaient pas été diffusée en audience, elles seraient une pièce au procès (cela dit sous réserve de vérification auprès du tribunal).

Cas plus rare (heureusement) : les images créées délibérément par le tueur qui décide de filmer son forfait, comme l’a fait Mohamed Merah en 2012, images qui n’ont pas été saisies mais on pourrait imaginer que ce type de vidéo, saisi par la police, soit versé au procès.

Autre type de vidéo : celles issues de smartphones des personnes privées qui ont assisté à la scène judiciarisée et qui, pour certaines, peuvent être versées au dossier de l’enquête. La qualité des images peut être médiocre mais si elles existent, c’est pour montrer qu’il se passe quelque chose.

Plus classiquement, on pourra y trouver les constats réalisés sur les lieux des événements par les autorités policières, judiciaires ou autres (les pompiers, les soignants), a posteriori, parce qu’il s’est passé quelque chose, et qui peuvent avoir une forme audiovisuelle quand les outils de travail le permettent.

Et bien sûr les « archives audiovisuelles de la justice », catégorie de documents très spécifique, qui a vu le jour avec la loi n°85-699 du 11 juillet 1985 voulue conjointement par le président Mitterrand et Robert Badinter. Cette loi crée un genre nouveau : le film d’un procès, créé volontairement dans un but de témoignage, à des fins historiques et pédagogiques, autrement dit un film qui est sa propre finalité et non, comme le sous-entend la définition traditionnelle des archives, un document qui découlent de l’activité judiciaire, le « sous-produit » d’une procédure. Le mot archives, dans cette expression, est donc à interpréter dans l’acception nouvelle des archives appliquées aux enregistrements de la télévision (archives de l’INA) et dans les collections chronologiques de publications de presse (le qualificatif « nouvelles » est toutefois relatif car cela fait quand même quelques décennies qu’on parle d’archives audiovisuelles).

Il y aurait lieu de développer cette typologie et de l’étendre à d’autres domaines administratifs.

Mais ce qui a motivé ce billet est la réflexion du président Raviot concernant la mésutilisation potentielle, un jour, de ces images de vidéo-surveillance : « Je ne souhaite pas que ces images se retrouvent sur les réseaux sociaux dans trente ans ».

Cette formulation nourrit plusieurs interrogations :

Quel est le niveau de risque ? Dès lors que le contrôle de l’usage – ou plutôt du non-usage – de smartphones pendant la diffusion en audience est efficacement effectué, comment ces images pourraient-elles se retrouver sur les réseaux sociaux dans trente ans ? Que seront les réseaux sociaux dans trente ans ? Le risque pointé est-il que, enregistrées dans le film intégral du procès, ces 4 mn 17 s de vidéo soient consultées et exploitées au bout d’un certain temps et que, dans le cadre de cette exploitation par des chercheurs, des journalistes, des producteurs…, elles soient détournées sur des réseaux ? Et pourquoi trente ans ? Les « archives audiovisuelles de la justice » (le film du procès) sont légalement librement communicables après cinquante ans ; avant l’expiration de ce délai, une dérogation est possible pour les personnes qui présentent un projet éditorial convaincant en précisant les extraits dont la reproduction est sollicitée. Cette dérogation peut être demandée bien avant trente ans, en théorie tout de suite. Faut-il voir dans ces « trente ans » une façon d’évoquer un futur moyennement éloigné, et surtout plus court que les soixante-quinze ans qui sont le délai légal de communicabilité des archives proprement judiciaires (les pièces du procès) ?

La position initiale du juge (ne pas diffuser les images) au motif de les protéger d’une communication prématurée ou d’une communication non maîtrisée fait écho d’une certaine façon à l’attitude de certains responsables de certaines administrations consistant à de ne pas verser les dossiers sensibles dans les services d’archives publics dont ils relèvent au motif qu’ils pourraient être communiqués trop tôt au public (selon l’interprétation que l’on fait de certains articles du code du patrimonial). C’est tout l’objet de la polémique de 2021 sur les archives classifiées. Le risque de tomber sur une information « accusatrice » ou « toxique » perdue dans un vieux dossier (comme une aiguille perdue dans une vieille botte de foin) suscite la frilosité, voire la peur des autorités qui, ne comprenant pas très bien le fonctionnement des archives, s’inquiètent de ce qui pourrait bien advenir si ladite information prenait son envol dans la nature. Mais j’y vois une différence intéressante. Avec les archives traditionnelles, qui sont le fruit des activités des services dans la durée, on freine le versement parce que les archives sont déjà produites et que la question de ce qu’on mettait ou pas dans les dossiers n’a pas été maîtrisé à la source. Avec les « nouvelles » archives que sont les archives audiovisuelles de la justice, la question est posée au moment de la création (au moment de la fabrication du film) de ce que l’on pourra y trouver en fonction des règles de communicabilité en vigueur (lesquelles pourraient d’ailleurs changer avant les délais indiqués). Avec la production de documents qui sont leur propre finalité (l’enregistrement d’un événement pour constituer un témoignage public), il est plus facile de contrôler l’amont que pour les dossiers constitués, classés, déclassés, perdus du vue, déménagés au fil du temps par divers agents. Pourtant, le fameux « records management » est fait pour ça mais c’est une autre histoire…

Réflexion connexe : si les producteurs d’archives publiques s’autocensurent, par non-versement ou non-création, faudra-t-il miser sur les archives privées pour approfondir demain la connaissance de certains événements ?

Enfin, on peut voir dans cette déclaration du magistrat un exemple de la pression de la société de l’immédiateté sur les archives publiques. La toute puissance des réseaux sociaux distille une exigence d’immédiateté qui rabote la mémoire de demain. Que peut-il résulter de ce besoin impérieux d’accéder à tout tout de suite ? On dirait que l’œuvre du temps qui passe est complètement escamotée dans les comportements collectifs. Cette négation quasi unanime du temps qui passe comme composante de nos vies m’inquiète. C’est comme si les horreurs d’aujourd’hui ne deviendront pas un jour des faits historiques « éteints », recouverts dans la mémoire collective par de nouvelles horreurs… Or justement, les archives patrimoniales sont là, depuis des siècles, pour témoigner de cette indispensable césure entre les traces des événements accumulées par la double action administrative et archivistique, d’une part, et l’exploitation des sources mémorielles ainsi préservées pour les historiens, d’autre part. Comme le rappelait naguère l’archiviste américain Frank Boles, il y a un temps pour tout, un temps pour constituer les archives, un temps pour exploiter les archives [1].

Les lignes qui précèdent ne sont que quelques questions griffonnées en marge d’une petite phrase au sein d’une actualité judicaire qui comportent bien d’autres enjeux.

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[1] Frank J. Boles, “To Everything There Is a Season”, in The American Archivist, 2019, traduit sur le carnet Archivalise(s) « Il y a un temps pour tout », en deux parties, 1 et 2.

 

2 commentaires

  1. Cela rejoint le problème des photographies dont sont pleins les dossiers de procédure judiciaire (photos de l’Identité judiciaire). Ces images sont parfofs violentes. Avec l’ouverture des archives guerre d’Algérie par exemple, elles sont, sauf exception, consultables mais surtout reproductibles dans les salles de lecture françaises

  2. Un billet qui a le mérite de soulever tant de problématique en ce qui concerne la gestion des archives, la communication et surtout l’usage des médias sociaux. En quittant le domaine même de la justice, il arrive également de retrouver sur les réseaux sociaux la diffusion de documents qui sont à priori confidentiel soulevant la question de la sécurité de l’information et surtout la maîtrise du flux informationnel de l’organisation.

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