Ce billet revient sur la notion de document, je veux dire le document en tant que trace et preuve d’une activité (par opposition au document-source dont le contenu apporte une connaissance). Le support du document n’affecte pas cette notion et si le nouveau règne des données malmène quelque peu la notion de document, celle-ci n’a pas été « évincée » et reste juridiquement, formellement et archivistiquement valable.

J’ai retenu de ma formation, il y a quelques décennies maintenant, un ensemble de trois termes pour désigner les trois statuts ou états possibles d’un document au regard de sa force probante. Ce sont les mots brouillon, original et copie.

Le Dictionnaire des archives : de l’archivage aux systèmes d’information, publié par l’Afnor et l’École des chartes en 1991, donne de ces trois mots les définitions suivantes :

Brouillon : rédaction préparatoire d’un document portant modifications et corrections.

Original : document émanant directement de son auteur, origine et source première des reproductions ou copies éventuelles.

Copie : reproduction partielle ou totale d’un document.

On peut voir ces trois états comme les trois étapes du « cycle de vie » d’un document que l’on pourrait comparer au torrent qui devient rivière avant de se jeter dans le fleuve qui élargit sa diffusion. On peut aussi les articuler autour de l’état médian, l’original, vu comme le point de référence, le sommet de la montagne, avec la pente brouillon qui y mène et la pente copie dont l’original est le point de départ vers une autre destination.

Dans les faits, les trois états théoriques ne sont pas systématiques pour toute production documentaire : un document peut rester à l’état de brouillon, d’inachevé ; il peut aussi naître directement sous la forme d’un original (une carte postale, certains courriers, des formulaires…) ; on peut réaliser la copie d’un brouillon sans se soucier de l’original, etc. Cependant, à eux trois, ils couvrent l’exhaustivité des statuts formels d’un document, même s’il existe de nombreuses nuances, par exemple avec la multiplicité de brouillons, la pluralité des originaux, ou la production de copies en cascade.

Pour les archives papier de jadis qui obéissaient à des procédures de rédaction assez homogènes et contraintes par le support d’écriture, ces trois définitions gardent toute leur pertinence.  En revanche, le triptyque (les trois états) et le triplet de mots qui le décrivent apparaissent aujourd’hui surannés, tant du point de vue linguistique que du point de vue de la réalité archivistique du monde numérique.

Tout d’abord, le sens de brouillon, d’original et de copie est de plus en plus ambigu.

La polysémie des trois mots dans la langue courante n’est pas nouvelle :

Brouillon, utilisé comme qualificatif, signifie aussi négligé, raturé, informe (par exemple « rapport brouillon » peut qualifier l’original d’un rapport).

Original est également utilisé comme qualificatif pour souligner le caractère novateur du contenu (on peut trouver une idée originale dans un brouillon ou dans une copie), de sorte que l’expression « un document original » peut renvoyer aussi bien à la première rédaction définitive d’un document qu’à n’importe quelle « instance » (exemplaire, avatar, manifestation…) d’un document non original ; de même, un document peut être doublement original, forme et fond.

Le substantif « copie » peut désigner autre chose qu’une reproduction fidèle, ne serait-ce qu’avec la « copie d’examen » qui se doit, paradoxalement, d’être originale, etc.

Mais il s’y ajoute d’autres éléments dans le monde professionnel, tels que :

  • L’abandon peu à peu du mot brouillon, connoté à l’usage du crayon de papier ou du stylo ; le développement de la bureautique et l’épanouissement du franglais (les deux étant liés vu la patrie principale des éditeurs de logiciels) ont conduit à lui préférer le « draft», parfois traduit par « projet » (autre terme polysémique) même si on trouve encore dans les logiciels de traitement de texte la possibilité d’insérer un filigrane « brouillon ».
  • Les technologies numériques, dissociant matériellement le contenu du support, font que toute reproduction ou copie numérique présente une qualité visuelle identique à celle de l’original, contrairement à ce qui se passe avec la copie d’un document sur un support analogique, sans parler de la copie manuelle d’antan.
  • Le discours des prestataires de dématérialisation (au sens de numérisation du papier vers le numérique) a déplacé le curseur « original » des signes d’authenticité à la nature du support : on organise ainsi le scan des « originaux papier» quand ces « originaux » sont déjà à 80% des copies d’autres documents papier, proprement originaux ceux-là, ou de simples brouillons, voire des « choses » un peu difficiles à qualifier du point du vue archivistique mais qui se trouvent dans les dossiers.

Bon an, mal an, on peut encore se dépêtrer de cet affaiblissement terminologique au quotidien. Le problème est qu’on ne peut plus guère s’appuyer sur cette identification de l’état de brouillon, d’original ou de copie pour statuer sur la valeur archivistique d’un document et décider, sur cette base, de sa conservation ou non.

On enseignait naguère dans les stages d’archivistes qu’il convenait, lors des opérations de « tri », de jeter les brouillons et les copies, pour ne conserver que les originaux, le signe de reconnaissance du brouillon étant, pour aller vite, son caractère manuscrit ; celui de la copie étant l’apparence dégradée de l’écrit, soit du fait de l’utilisation d’une feuille de papier carbone et d’une feuille de papier très légère, dénommée pelure (la pelure recevant une empreinte des caractères frappés sur la machine à écrire), soit à cause du passage dans un photocopieur (années 1980-2010). Comme si le seul fait d’être manuscrit ou d’avoir été recopié concentrait la valeur d’un document pour celui qui le détient. Ô, Tri, que de bêtises n’a-t-on pas perpétrées en ton nom ! (Dois-je vraiment parler au passé ?…)

On assiste depuis un demi-siècle à un recul progressif des bonnes pratiques de rédaction, de diffusion et de classement des documents. Cela est dû à la combinaison de plusieurs facteurs : l’évolution technologique mais aussi l’élargissement du risque documentaire : la production en preuve d’un original revêtu de toutes les marques de validation et de conservation exigées autrefois se fait rare, comparée à l’utilisation de commencements de preuve par écrit pris en compte aujourd’hui par les juridictions et les autorités de contrôle : mail imprimé, SMS, trace de connexion, notes à peine datées, fichier PDF sur un disque dur, etc. À quoi il convient d’ajouter encore, conséquence du reste de l’évolution technologique, l’accélération de la production et de la reproduction de l’information, et l’émiettement des données dans de multiples outils.

Ainsi, la valeur archivistique et diplomatique du document d’archives s’est peu à peu désolidarisée de son état en termes de perfection formelle et surtout visuelle.

Face à cette difficulté, on peut tenter de lutter pour restaurer l’usage des « bonnes » pratiques de brouillon, original et copie, mais la tâche est incommensurable face à la technologie galopante et pas nécessairement justifiée, bref ce retour en arrière est illusoire. On peut aussi rechercher d’autres critères pour aider à la détermination du risque documentaire et de la valeur archivistique des documents, et donc faciliter leur archivage (mise en sécurité, conservation, destruction).

Je prends un exemple. Le juriste d’une entreprise me soumit un jour un dossier de contentieux assez volumineux qu’il se proposait de trier. Il y avait dans ce dossier trois ensembles de « papiers » :

  1. plus de 90% du volume était constitué des jugements et mémoires juridiques de plusieurs dizaines voire centaines de pages chacun, issus de l’impression papier de fichiers PDF provenant de juridictions, d’avocats ou de l’entreprise elle-même et conservés par ailleurs sous forme numérique dans l’entreprise : des documents essentiels ? Non, si on considère qu’il s’agit de « copies », à condition que l’on gère quelque part la globalité de cet ensemble documentaire ou « dossier solidaire virtuel » (ce qui est précisément le rôle du « records management ») ;
  2. 9% étaient des échanges internes à l’entreprise sur le contentieux en cours, le plus souvent des mails imprimés, stockés sur dans les boîtes de messagerie électronique de l’entreprise (mais il est vrai que l’archivage des mails n’intéresse pas grand monde) et dans la mémoire humaine de l’équipe (il est vrai aussi que la gestion des connaissances est rarement une priorité…) ;
  3. le 3e groupe, moins de 1% du volume, noyé au milieu de pimpantes feuilles de papier plus blanc que blanc, était représenté par une modeste feuille grisonnante, portant un schéma imparfait au crayon de papier. C’était, m’expliqua le juriste, la prise de note du directeur juridique pendant l’interview d’une très vieille dame, jadis secrétaire de direction d’une entreprise disparue depuis, entreprise au cœur du contentieux en cours et dont on n’avait pas conservé les archives ; le document représentait l’organigramme de cette entreprise, dicté par la vieille dame dont la mémoire n’était pas ridée du tout. Note interne, quasi-personnelle. Quelle utilité ? Celle de comprendre le pourquoi du comment de l’affaire.

En résumé, le document le plus modeste en apparence (écrit au crayon de bois, sans date ni signature, contextualisé uniquement par les autres pièces du dossier) était aussi celui qui présentait la plus grande valeur ajoutée dans la mesure où il contenait des éléments de compréhension de l’affaire très difficiles à reconstituer en cas de perte du document, la vieille dame étant décédée entre temps.

Les critères d’analyse ici n’étaient pas l’apparence visuelle mais :

  • l’échange entre acteurs pour la trace des responsabilités: si le jugement du tribunal ou le mémoire de l’avocat ont été transmis à l’entreprise, ils sont également conservés par leur émetteur ; cela n’exonère pas de les conserver également, bien que, dans le cas présent, on soit presque sûr de pouvoir les retrouver chez les personnes morales, publiques ou privées, dont elles sont issues (tant que la relation est bonne) ; concernant le support, s’ils ont été transmis sous format numérique, leur conservation numérique est préférable à la conservation d’une impression papier ;
  • l’unicité de l’information pour la connaissance des faits: le schéma manuscrit était la seule et unique source de connaissance de l’organigramme de cette ancienne structure. On peut penser qu’elle n’était pas aussi fiable qu’un document administratif mais il n’y avait a priori rien d’autre.

Ainsi, pour l’analyse de la valeur archivistique, le critère absolu de forme recule au profit d’un critère relatif de redondance. Puisque les pratiques, poussées par la technologie, ont abandonné les éléments formels et visuels de documents matériels jusque-là autoportants, il convient de mettre les objets documentaires à analyser en relation avec d’autres documents, d’autres instances du même contenu, d’autres éléments qui, seuls, permettent de déterminer le risque documentaire, donc la valeur d’archivage.

Certes, la technologie a elle-même proposé des parades à ces dérives de forme. L’exemple le plus significatif est la signature électronique, reconnue légalement depuis plus de vingt ans, qui permet d’exprimer son consentement à un contenu donné à une date donnée, avec l’intervention d’outils numériques et de tiers. Toutefois, le nombre d’écrits et de documents qui tracent la responsabilité et documentent la mémoire de leur émetteur ou de leur destinataire est bien plus large que l’ensemble des documents signés électroniquement avec une procédure d’authentification en bonne et due forme, avancée ou qualifiée telle que la réglementation européenne (eIDAS) le prévoit.

La responsabilité d’archivage, la décision de conserver ou de ne pas conserver, porte sur la totalité du périmètre des écrits émis et reçus au nom d’une organisation.