Le « tableau de gestion d’archives » : un frein à l’archivage

Le titre du billet met l’accent sur l’opposition essentielle entre les archives et l’archivage, entre le constat de documents accumulés qu’on appelle archives et l’acte managérial de mise en sécurité des documents qui méritent d’être conservés, acte désigné par le terme archivage.

Mon propos est de souligner cette opposition entre les archives statiques que l’on se propose de trier après coup (sur leur bonne mine ou en pensant à une certaine histoire), et l’archivage dynamique qui permet, au travers des geste managériaux et professionnels, de constituer au fil de l’eau des archives saines. Car, quoique l’actuelle loi française sur les archives et sa glose laissent entendre, il ne faut pas croire que les archives relèvent de la génération spontanée (les archives seraient tombées là de la main de quelque divinité) et que leur existence est préalable à toute démarche archivistique. Il est plus sérieux de penser, comme au temps jadis d’ailleurs, que les archives sont le fruit d’une « mise en archives » des documents jugés nécessaires à préserver par leurs auteurs, émetteurs, propriétaires et/ou gestionnaires, conscients de leur responsabilité vis-à-vis de ces documents et des informations qu’ils renferment.

L’expression « tableau de gestion » est une des expressions de base de la communauté des archivistes publics ; un archiviste est-il nommé quelque part, il se préoccupe tout de suite de savoir s’il existe un « tableau de gestion » et, s’il n’en trouve pas, d’en établir un, recensant les documents produits par l’organisation assortis de leur « durée d’utilité administrative ». Sans insister sur l’inconsistance propre de chacun des deux mots qui composent cette expression (un tableau.. la gestion…), je m’interroge toujours sur le succès du phénomène « tableau de gestion » car ce document de référence qui se veut un outil méthodologique pour organiser les archives d’une entité administrative m’apparaît surtout comme un instrument par défaut, ambigu, inadapté à la mise en œuvre de l’archivage dans une organisation, et, disons-le franchement, contraire aux pratiques du records management (archivage managérial). Cette affirmation exige, bien sûr quelques explications.

 

PETIT HISTORIQUE DU « TABLEAU DE GESTION D’ARCHIVES »

L’expression « tableau de gestion » appliquée aux archives apparaît pour la première fois dans le texte d’un document diffusé par la direction des Archives de France en 1993 (instruction relative aux archives des établissements publics nationaux conservées localement) et en 1995 dans le titre d’une circulaire de cette direction (« Tableau de gestion des archives publiques des compagnies républicaines de sécurité »). On recense par la suite 34 circulaires des Archives de France avec cette expression (source : https://francearchives.fr).

Mais ceci ne signifie pas que les instructions de l’administration des Archives ne parlaient pas avant 1993 de la « gestion des archives » ni qu’il n’existait pas de tableaux relatifs aux durées de conservation. Simplement, les mots n’étaient pas les mêmes : l’expression la plus courante, avant cette date était « tableau de tri » dont la première occurrence dans le titre d’une note date du 5 avril 1977 (projet de refonte des tableaux de tri des archives judiciaires). Le mot « triage », apparu au début des années 1960, a été abandonné ; on trouve néanmoins quatre circulaires diffusant des « tableaux de triage » entre 1988 et 1991.

Les autres expressions utilisées pour le tri et la gestion des archives dans le titre des circulaires, à partir des années 1960 sont (avec les nuances) : autorisation d’élimination – apurement des archives – conservation et tri – tri et conservation – versement, tri et conservation – tri et élimination – conservation et versement – conservation, tri et versement – traitement – tri et échantillonnage – tri et versement – tri, versement et conservation. À noter que la plupart de ces circulaires concernent les Archives départementales, et se rattachent au projet de révision du Règlement général des Archives départementales de 1921, décidé en 1958.

Les instructions les plus anciennes sont assez courtes et portent sur un type de document précis (ex : élimination des dossiers des voyageurs de commerce, en 1959). Dans les années 1970 apparaissent des annexes sous forme de tableaux (j’ai repris le titre du tableau et à défaut, celui de la circulaire) :

  • tableau de versement et de tri des archives des services extérieurs de l’Office national des forêts (16 juin 1972),
  • tableau de versement et de tri des archives des directions départementales de l’Agriculture et services rattachés (13 novembre 1972),
  • conservation et versement aux Archives départementales des archives des services extérieurs du ministère de l’environnement et du cadre de vie et du ministère des transports (22 juillet 1980),
  • tableau de tri des archives du Centre national pour l’aménagement des structures des exploitations agricoles (CNASEA) (21 mars 1984),
  • documents à verser aux Archives par les cours d’assises, cours d’appel, tribunaux de grande instance, tribunaux d’instance et de police et conseils de prud’hommes (25 janvier 1985),
  • documents à verser aux Archives par les établissements pénitentiaires (4 juillet 1985) [cette circulaire-là, j’ai eu le plaisir de la mettre en œuvre en son temps, avec le greffier de Fleury-Mérogis qui m’a beaucoup appris],
  • versement, tri et conservation des archives des services extérieurs du Trésor aux Archives départementales (10 décembre 1986),
  • tableau des délais de conservation des archives de la délégation régionale de l’Éducation surveillée (19 novembre 1987),
  • documents reçus ou tenus par les bureaux des hypothèques qui seront versés aux Archives départementales (21 juin 1988),
  • etc.

Ce qui transparaît clairement de ces titres est que l’objectif de cette réglementation est la collecte des archives historiques par les services d’archives publics. Ces tableaux ont pour but d’aider les archivistes (départementaux) a constituer des fonds d’archives historiques cohérents au plan national.

La forme des tableaux se cherche tout au long de ces années mais l’élément central est toujours la durée de conservation dans le service administratif et le devenir des documents à l’issue de cette durée, à savoir : conservation aux Archives, élimination ou tri. La durée de conservation dans le service était à l’origine, à mon avis, autant un « délai de versement » qu’une durée d’utilité administrative. Les quatre colonnes qui vont devenir la norme à la fin du XXe siècle sont :

Colonne n° 1. Catégorie de document ou de dossier concernée
Colonne n° 2. Durée d’utilité administrative des documents (DUA)
Colonne n° 3. Sort final des documents, C, D, T
Colonne n° 4. Observations

On peut remarquer qu’il n’y a pas de numéro d’ordre ou de codification dans ce modèle, alors que plusieurs des tableaux de tri des années 1980 en comportaient, permettant ainsi une identification plus facile des typologies documentaires concernées.

 

QU’EST-CE QU’UN « TABLEAU DE GESTION » AUJOURD’HUI ?

C’est la question que l’on se pose.

Et la réponse n’est pas limpide.

Ou plutôt, il existe plusieurs réponses qui mettent en évidence les différences de points de vue.

Une circulaire du Service interministériel des Archives de France, en date du 22 mars 2010 et visant à la centralisation et au partage des tableaux réalisés par les services d’archives qualifie les « tableaux de gestion d’archives » d’« outils précieux pour collecter les archives définitives et éliminer les documents dépourvus d’utilité administrative ou d’intérêt historique ou scientifique ». On voit que la formule est parfaitement conforme aux origines des « tableaux de gestion ».

Le Dictionnaire de terminologie archivistique des Archives de France (2002) en donne la définition suivante : « État des documents produits par un service ou un organisme, reflétant son organisation et servant à gérer ses archives courantes et intermédiaires et à procéder à l’archivage de ses archives historiques . Il fixe pour chaque type de documents les délai d’utilité administrative , délai de versement au service d’archives compétent pour les recevoir, traitement final et modalités de tri à lui appliquer ». Je note ici la nuance entre délai d’utilité administrative et délai de versement, même si le Dictionnaire note que les deux délais « coïncident en règle générale » sans autre précision. Je comprends là que le délai d’utilité est considéré ici comme un délai conventionnel, c’est-à-dire un laps de temps négocié pour des raisons pragmatiques, à distinguer d’une durée de conservation qui s’appuierait sur une règle juridique ou métier. Si durée et délai sont très souvent confondus, ce n’est pas systématique ; ainsi le délai d’utilité administrative des registres de délibérations municipales est de un an d’après une circulaire de 2009, alors que la durée de conservation est bien évidemment indéfinie, ces documents étant le document historique par excellence d’une collectivité territoriale.

Le même Dictionnaire propose une autre entrée pour « tableau d’archivage » : « document réglementaire établi par l’administration centrale des archives décrivant les types de documents produits par une administration, un service, une institution ou dans le cadre d’une fonction administrative, et fixant pour chacun d’entre eux le délai d’utilité administrative, le traitement final ainsi que les modalités de tri à leur appliquer ». La principale différence entre les deux définitions (chacune renvoie à l’autre sans détailler le pourquoi de la distinction) semble tenir dans l’auteur du tableau : n’importe quel organisme pour le « tableau de gestion », l’administration des Archives pour le « tableau d’archivage ». Cependant, la liste des titres des circulaires des Archives de France ne confirme pas cela.

Dans la présentation d’un stage intitulé « Concevoir un tableau de gestion » (programmé en mars 2017), l’Association des archivistes français indique comme objectif du stage de « savoir établir un tableau d’archivage, comprendre son utilité et sa fonction et orga­niser son application » : là, le « tableau d’archivage » n’a manifestement pas le même sens que dans le Dictionnaire de terminologie ci-dessus car le stage s’adresse à tous quand le « tableau d’archivage » devrait être réservé à l’administration centrale des Archives.

Dans le glossaire du Référentiel de gestion des archives, publié par le Comité interministériel aux Archives de France en octobre 2013 (document de présentation de l’intérêt d’une bonne gestion des archives dans l’administration ne comportant aucun tableau relatif au tri et à la conservation), le « tableau de gestion » est défini comme un « document formalisant les règles de gestion du cycle de vie (DUA et sort final) des documents et données produits par un service, rédigé en accord avec les instructions de tri, si elles existent, et validé par la personne en charge du contrôle scientifique et technique compétente ».

Les sites Internet des Archives départementales comportent parfois un glossaire ou au moins une définition du tableau de gestion. Par exemple, pour les Archives du Var : « Il s’agit d’un état de tous les documents, qu’ils soient sous forme papier ou électronique produits et reçus par un service. A ce titre, il reflète l’organisation de ce service. Il sert à gérer les archives courantes (dossiers servant à la gestion quotidienne des affaires, conservés dans les bureaux) et intermédiaires (dossiers n’étant plus d’usage courant mais conservés pour des impératifs de gestion et/ou juridiques à proximité des bureaux). Ainsi, il permet de procéder aux éliminations réglementaires ainsi qu’à l’archivage des archives définitives dites historiques qui seront, à terme versées aux Archives départementales ». Cette définition met en parallèle la destruction des documents périmés et la constitution d’archives historiques mais, malgré l’expression « il sert à gérer les archives courantes », on ne voit pas bien comment il est utilisé par les services producteurs pour autre chose que les éliminations réglementaires, ce qui est très restrictif dans la gestion documentaire et archivistique des services. Le « tableau de gestion » est avant tout et quasi exclusivement un outil d’archivistes.

Pour ma part, j’ai déjà pointé du doigt en 2014 cette ambiguïté dans la finalité du « tableau de gestion » dans le billet « Évaluation et tableau de gestion ». La question est : l’évaluation archivistique (« fonction archivistique fondamentale préalable à l’élaboration d’un tableau d’archivage visant à déterminer l’utilité administrative, l’intérêt historique et le traitement final des documents » selon le Dictionnaire déjà cité) vise-t-elle a produire le « tableau de gestion » ou n’est-ce pas plutôt le « tableau de gestion » qui doit servir de référence pour apprécier la valeur des archives que l’on rencontre ? Sur le terrain, la relation existe dans les deux sens, selon l’opération en cours (organisation en amont, traitement a posteriori). On observe toutefois ici et là la pratique d’élaborer un « tableau de gestion » pour une entité administrative supprimée, pour un fonds clos. Ceci peut surprendre car pourquoi organiser un tableau de référence qui ne servira jamais puisque l’évaluation des archives, dans ce cas de figure, porte sur un « tas » qui ne sera plus alimenté ? Ne s’agit-il pas plutôt d’une opération unique visant à la production d’un inventaire, c’est-à-dire un instrument de recherche, et à l’élaboration de règles de gestion (même si certains documents existant lors de la dissolution du service devront être éliminés à moyen terme).

À noter que l’expression « tableau de gestion » est totalement absente du rapport Une stratégie nationale pour la collecte et l’accès aux archives publiques à l’ère numérique, présenté à la ministre de la Culture par Christine Nougaret en mars 2017 (53 pages).

Quant à la page Wikipédia sur la gestion des documents d’archives, elle dit ceci : « un calendrier de conservation, appelé aussi tableau de tri, fixe la « durée de vie » des documents, en fonction de critères juridiques ou historiques. Il permet de déterminer la valeur d’un document (valeur primaire ou secondaire). La valeur primaire d’un document est la raison pour laquelle le producteur ou le détenteur d’un document doit le conserver pour des motifs administratifs, légaux ou financiers. La valeur secondaire découle de l’intérêt historique d’un document ». C’est l’expression québécoise (calendrier de conservation) qui est privilégiée. Le « tableau de gestion » n’apparaît même pas. Alors, si c’est Wikipédia qui le dit… 😉

 

TABLEAU DE GESTION ET RECORDS MANAGEMENT DOUBLEMENT ANTINOMIQUES

Il ressort de ces différentes définitions, au-delà des nuances, que le « tableau de gestion » est :

  1. un document de référence qui présente en général les documents en suivant l’organisation des services (cf supra: « documents produits par un service », « reflétant l’organisation du service ») ;
  2. qu’il est originellement et majoritairement conçu pour la sélection des archives historiques dans les Archives départementales.

Ces deux caractéristiques du « tableau de gestion » en font très clairement un instrument contraire aux principes fondamentaux du « records management ».

En effet, la démarche de « records management », expliquée dans la norme ISO 15489 parue en français en 2001 :

  1. insiste fortement sur l’exigence d’appréhender les documents à archiver dans le contexte d’une activité ou d’un processus global, et non par service, car chacun sait que les organigrammes bougent (et ils bougent encore plus vite au XXIe siècle qu’à la fin du XXe) ;
  2. exclut les archives historiques de son périmètre documentaire. le périmètre d’application du records management (de l’archivage comme acte managérial), comme l’énonce clairement la norme ISO 15489, est distinct de la sphère des archives historiques ; le records management a pour objectif de piloter le cycle de vie des documents qui engagent une organisation jusqu’à ce que ces documents ne présentent plus d’intérêt pour l’exercice des activités de cette organisation ; en revanche et bien évidemment, la mise en œuvre de ces règles peut prendre en compte la valeur historique des documents, pour les transférer à échéance dans un service d’archives historiques, ou même considérer la valeur historique des a pendant l’écoulement de leur cycle de vie (protection, pérennisation, consultation) ; des indications sur la valeur historique ou sur l’intérêt d’une analyse historienne à échéance de la durée de conservation figurent dans les retention schedules anglo-saxonnes mais l’objectif de ces tableaux est d’abord et avant tout le besoin de l’organisme producteur de disposer des documents archivés pour couvrir un risque contentieux ou répondre à une autorité, ou encore pour conforter la mémoire des équipes métier.

Heureusement, faute d’autres outils méthodologiques disponibles dans la communauté, un certain nombre d’archivistes, connaisseurs de la norme ISO 15489 ou simplement confrontés aux exigences d’archivage de leur entreprise ou de leur organisation, ont « aménagé » le tableau en ajoutant les colonnes et les données nécessaires à la mise en œuvre de durée de conservation et au suivi du cycle de vie des documents à conserver dans l’intérêt des organisations et entreprises propriétaires. Malheureusement il s’agit surtout d’initiatives individuelles (souvent réussies du reste) et je ne vois pas ce qui a été fait pour théoriser ces expériences et produire des modèles de « référentiel de conservation » pour l’ensemble de la profession. Si des études sont réalisées là-dessus, il faut croire qu’elles sont privées ou confidentielles car les réseaux n’en font pas état. Beaucoup d’autres archivistes, hélas, abandonnés à leur triste sort face à des montagnes de papier (et bientôt de fichiers numériques) toujours plus hautes, continuent à se battre avec le sacro-saint « tableau de gestion » sans oser percer l’abcès.

 

ILLUSTRATION

J’observe ce « phénomène » du tableau de gestion d’archives depuis plusieurs décennies, notamment au travers du forum des archivistes (archives-fr) créé sur Yahoo à la fin du XXe siècle (https://fr.groups.yahoo.com/neo/groups/archives-fr/info). On y trouve régulièrement des messages d’archivistes à la recherche de tableaux de gestion existants pour faciliter leurs propres travaux.

J’ai remarqué ces dernières années une tendance à des recherches de tableaux de gestion de plus en plus spécifiques. On pourra m’objecter que les questions généralistes étant déjà traitées, les archivistes sont naturellement conduits à s’intéresser à des sujets plus pointus ; certes, mais tout de même, le domaine de plus en plus resserré de la recherche et surtout l’exposé des motifs de la recherche interpellent.

J’ai constitué au fil de l’eau un petit corpus de la cinquantaine de recherches de tableaux de gestion des six dernières années. Elles concernent notamment :

  • une épicerie sociale (novembre 2011)
  • les ludothèques (janvier 2012)
  • un abattoir municipal (décembre 2012)
  • les ordures ménagères (mars 2013)
  • les aires d’accueil pour les gens du voyage (avril 2013)
  • les délégations territoriales de l’Agence nationale pour la rénovation urbaine (juillet 2013)
  • une école des Beaux-Arts (septembre 2013)
  • un syndicat intercommunal pour l’éclairage public (octobre 2013)
  • les plans locaux pour l’insertion et l’emploi (avril 2015)
  • les maisons de justice et du droit (juin 2015)
  • un crématorium (juin 2016)
  • un service municipal Information & Jeunesse (juillet 2016)
  • une association conventionnée du secteur pénal (octobre 2016)
  • les dossiers de licences de spectacles dans les DRAC (novembre 2016)
  • une association départementale de parents et amis de personnes handicapées mentales (juin 2017)
  • les activités périscolaires (juillet 2017)
  • une piscine (juillet 2017).

Si on lit de plus près les messages des archivistes, confirmés ou stagiaires, à l’origine de ces demandes, on ne peut qu’être surpris du caractère relativement passif de la demande qui se résume en général à : « dans le cadre du traitement d’un fonds d’archives en cours, je cherche un tableau de gestion sur… ». Parfois, le demandeur précise qu’il a cherché une circulaire sur sa thématique mais n’en a pas trouvé, ou bien que celle-ci n’était pas assez détaillée. Dans quelques cas, il est indiqué que « nous avons été sollicités pour établir un tableau de gestion pour… » sans autre exposé de contexte ou de démarche.

Le flou de la finalité du « tableau de gestion » (sélection des archives historiques ou gestion du cycle de vie des documents d’un organisme) transpire de cet inventaire à la Prévert. On sent de manière sous-jacente , derrière l’archiviste, le besoin des services producteurs d’archiver, de conserver ou de détruire leurs dossiers. Pourtant l’appel à l’aide au « tableau de gestion » semble figé dans son expression.

Ce qui me frappe avant tout dans ce corpus, c’est l’absence de la notion de risque qui est pourtant le b-a-ba de l’évaluation des dossiers administratifs du point de vue du producteur, selon les principes du records management : on devrait logiquement mettre en archives ce qui mérite d’être conservé pour couvrir un risque demain ou après-demain, pour assurer sa responsabilité face à un tiers, pour conforter ses droits, pour prouver sa conformité à la réglementation (et non les dossiers accumulés qui ne servent plus). Cette préoccupation légitime et naturelle d’une entité juridique apparaît déconnectée du « tableau de gestion d’archives ».

Or, le simple fait de poser cette question du risque (à conserver ou à détruire les dossiers) permettrait de savoir, dans la majorité des cas, s’il faut archiver les documents ou non. La question de la conservation historique doit être décorrélée de la gestion de l’archivage dans le service, aujourd’hui plus encore qu’hier car aujourd’hui la production documentaire dans son ensemble est déréglée, tandis qu’autrefois (il y a cinquante ou trente ans) les archivistes pouvaient encore se fier à la rigueur administrative des services pour une production de qualité sur laquelle ils pouvaient sereinement poser une analyse historique.

Je déplore également l’absence récurrente d’une vision globale des activités d’une entité juridique responsable, comme si on oubliait que le contour d’un fonds d’archives est la responsabilité juridique d’une organisation et non le cadre du bureau du sous-service de la direction du département de… Ceci transparaît également dans la présentation, au même niveau, de documents majeurs en termes de risque et de documents internes de valeur secondaire, comme si toutes les archives se valaient. Un message met ainsi sur le même plan un « compte rendu de réunion d’expression libre » et « le PV de réunion du CHSCT ». À la décharge de l’archiviste, la pression du discours public ambiant, extrapolé de la définition légale des archives, qui veut que tout soit archives, même le moindre post-it…

Enfin, je déplore le manque d’esprit critique, tout au moins dans le corpus étudié. Un seul message « ose » s’interroger sur le bien-fondé d’une règle existante qui semble inadaptée à son environnement ; l’archiviste écrit : « Je m’interroge cependant sur l’opportunité de la conservation intégrale de ces documents [registres de brocanteurs], qui sont finalement assez volumineux ». Oui, la valeur d’archives historiques d’un document n’est pas figée sur son intitulé ; le volume, le contenu, le contexte, etc. jouent un rôle dans l’espace et dans le temps. L’archivistique doit aussi analyser cela.

CONCLUSION

Il y a réellement un malaise autour de ces « tableaux de gestion ». Ce malaise est dû au flou entretenu collectivement sur sa finalité. C’est aujourd’hui un outil bâtard qui fait marcher les archivistes de guingois. Un des messages postés sur le forum archives-fr l’an dernier est révélateur de ce flou : une archiviste écrit : « notre groupe de travail propre d’ajouter une colonne RM [records management] au traditionnel tableau de gestion des archives » pour « l’identification des documents pouvant être qualifiés de « records » ». J’avoue que j’en suis restée comme deux ronds de flan…

Il y a surtout une grande lacune de théorie et de formation archivistiques pour adapter la profession au contexte de la société de l’information.

Naguère (il y a quelques décennies), le plus gros contingent d’archivistes travaillaient dans les archives départementales ; il y a longtemps que les communes, les établissements publics, les syndicats, les agences, les associations, etc. regroupent les plus gros effectifs d’archivistes et que, dans ces structures-là, le besoin de maîtriser la masse documentaire, le besoin d’accompagner le cycle de vie des documents engageants l’organisme et le besoin d’être conforme à la réglementation sont prioritaires à l’identification des archives historiques. Prioritaire ne veut pas dire que les archives historiques de ces organismes n’auraient pas d’importance mais simplement qu’il ne faut pas mettre la charrue avant les bœufs. L’archivage managérial doit passer avant la sélection des archives historiques.

Dans la plupart des organisations, publiques et privées, on en est encore, pour la gestion des risques informationnels, au degré zéro de l’archivage. On laisse s’entasser les produits et sous-produits documentaires des activités sans prise de conscience de la valeur des traces écrites validées et diffusées, sans prise de conscience du risque attaché à cette diffusion, sans prise de conscience du fait que toute diffusion d’un écrit, en interne ou à l’extérieur, engage son émetteur. On appelle « archives », d’un mot aussi usurpé que vague, ces tas de documents et de données et, la masse étant finalement trop lourde, on finit par se dire qu’on devrait trier avant de jeter tout ce fatras, papier ou numérique. Et tout le monde, producteurs impénitents et trieurs invétérés, semble s’en accommoder comme d’une fatalité. Non, ce n’est pas une fatalité ! L’archivistique, c’est autre chose. Encore faudrait-il définir et accepter des objectifs plus ambitieux et mieux intégrés dans la vie des organisations.

Le « tableau de gestion d’archives » a vraiment besoin qu’on lui secoue les bretelles, tout au moins qu’on lui secoue les colonnes ! Il ne faudrait pas que la nouvelle génération d’archivistes continuent de s’y attacher comme à une bouée de sauvetage dans l’océan archivistique, car cela finirait vite en une profession qui dérive loin du continent des réalités…

Post-scriptum : Je n’ai pas eu particulièrement de plaisir à écrire cet article (personnellement, j’ai résolu le problème depuis un bon moment avec la méthode Arcateg) mais j’alimente ce blog conformément aux critères qui me l’on fait créer en 2013. Ceci dit, j’aurais aimé que ce sujet de fond soit l’objet (provocation en moins, bien entendu) d’un mémoire de master d’un étudiant en archivistique. Il n’est pas interdit de rêver…

Différence entre numérisation et dématérialisation

Une jeune collègue me demande la différence entre les deux mots numérisation et dématérialisation. Je lui réponds ici d’autant plus volontiers que j’ai exposé maintes fois ces concepts dans mes cours.

La définition des mots n’est jamais simple et toujours évolutive.

Quand on cherche la définition d’un terme, le premier geste est logiquement de consulter un dictionnaire de langue ou un glossaire du domaine concerné. Cependant, si l’étymologie et l’analyse a posteriori de l’emploi de tel ou tel mot dans la littérature est peu contestable, les définitions proposées par les ouvrages ou documents de références existants ne donnent pas toujours satisfaction, pour différentes raisons : désuétude par rapport à l’évolution du concept et aux nouveaux usages, formulation linguistiquement ambiguë, vision partielle (assumée ou non), énoncé partial.

La numérisation

La numérisation est l’opération technique qui consiste à transférer le contenu et les caractéristiques formelles d’un document sur support papier ou film vers un support numérique. Cette opération se fait en général par le biais d’un scanner qui restitue une image point par point du document d’origine, en noir et blanc ou en couleur. Une autre technique de numérisation, moins fréquente et qui concerne surtout les plans, est la vectorisation qui base la transposition sur le calcul des coordonnées de chaque trait du dessin, permettant ainsi, lors de l’agrandissement de l’image, d’avoir toujours une définition parfaite, alors que l’image issue du scan perd de la netteté au fur et à mesure que l’on zoome (sauf en cas de haute définition).

Dans le langage courant, numériser équivaut à scanner. Le format le plus courant est le PDF mais il existe d’autres formats de données, notamment le TIFF (dans l’éditique par exemple) et le format image JPEG.

Se greffent ensuite sur le scan diverses technologies de traitement de l’image. La plus significative est la reconnaissance de caractères (OCR) qui retransforme l’image d’un texte en mots pour faciliter la recherche d’information et l’indexation.

La numérisation de documents papier ou film pose la question du retour sur investissement de l’opération qui peut se trouver :

  • dans une plus grande rapidité de traitement d’une l’information partagée ou d’accès à l’information dès lors qu’elle est en ligne et non plus dans des archives papier éloignées ;
  • ou bien dans le fait que l’état du support initial était tellement dégradé que la numérisation était le seul moyen de le préserver (cas de vidéos analogiques par exemple) ;
  • ou bien encore dans le gain du stockage papier (dans le cas où les documents papier sont détruits après scan) ; malheureusement, le devenir des papiers numérisés n’est pas toujours pris en compte au début de l’opération, ceci conduisant parfois à des incohérences.

Il y a une dizaine d’années, j’ai décrit la numérisation comme un épiphénomène dans l’histoire des techniques et des technologies, un procédé utilisé pendant trois décennies environ, entre les années 1980 et les années 2010. Je le pense toujours.

En effet, la numérisation s’oppose en quelque sorte à la production native de documents numériques, c’est-à-dire sans passer par la case papier. Alors que l’écrit électronique est reconnu par le droit européen depuis 1999, il faudra bien cesser un jour de fabriquer des documents papier pour les scanner, sans parler d’imprimer ensuite les scans…

La dématérialisation

Face au procédé technique de numérisation qui vise un stock ou un flux de documents, le terme dématérialisation est assez général, assez large et surtout ambigu, avec des définitions conceptuelles ou globales (voir plus loin un échantillon de définitions).

« La dématérialisation consiste à substituer à un produit physique existant, un produit n’ayant aucune existence physique ou un service » écrit Gilles de Chezelles dans son livre La dématérialisation des échanges (Hermes Science Publishing, Lavoisier, 2007). Autre explication (sur le site http://www.infogreffe.fr) : « La dématérialisation a pour objet de gérer de façon totalement électronique des données ou des documents métier (correspondances, contrats, factures, brochures, contenus techniques, supports administratifs,…) qui transitent dans les entreprises et/ou dans le cadre d’échanges avec des partenaires (administrations, clients, fournisseurs). »

La dématérialisation peut donc inclure (et inclut souvent dans le langage des utilisateurs) la numérisation mais peut aussi exclure tout lien avec un support analogique et ne manipuler que des données.

À vrai dire, je n’aime pas le mot dématérialisation. En exagérant à peine, je l’accuserais même d’avoir depuis vingt ans, paradoxalement, freiné le passage de la société au numérique dont tout le monde parle et qui va bien finir par arriver.

En effet, l’utilisation à tout va du mot « dématérialisation » pour désigner tantôt la numérisation de stocks de papier, tantôt une révision de processus pour une production numérique native des traces et des informations (soit deux démarches bien différentes dans le fonctionnement d’une organisation) est perverse. Elle est perverse car elle est anti-pédagogique : non seulement, elle n’aide pas l’utilisateur à bien distinguer les deux actions dont l’une (le numérique natif) a plus d’avenir que l’autre (le scan), mais encore elle ralentit les projets de production numérique en mobilisant certaines organisations sur des projets de scan à court terme, voire elle favorise le maintien de la production de « papier à scanner » au sein d’un cercle vicieux.

La « vraie dématérialisation » est évidemment celle du cercle vertueux qui conduit à penser numérique, à mieux comprendre les technologies numériques pour mieux les utiliser comme support ou vecteur de l’information, plutôt que continuer à « penser papier » et à tordre la technologie pour qu’elle s’adapte à cette pensée, ce qui est d’une certaine manière contre-nature (à supposer que la technologie ait une nature…) ou qui, du moins, ne va pas dans le sens de l’histoire.

Autrement dit, la « vraie dématérialisation » est la dématérialisation des processus.

Digitalisation est un anglicisme qui est employé aussi bien pour numérisation que pour dématérialisation, ce qui entretient un peu plus la confusion…

En résumé, et indépendamment des mots, il convient de faire la différence entre, d’une part, l’action de transformer un objet analogique en objet numérique et, d’autre part, la démarche de concevoir un système fiable de production, diffusion et conservation de documents (au sens large d’objets d’information qui supportent un contenu qui informe sur un fait ou une idée) nativement numériques.

Annexe. Quelques définitions de dématérialisation

Wikipédia, début de l’article Dématérialisation

La dématérialisation est le remplacement dans une entreprise ou une organisation de ses supports d’informations matériels (souvent en papier) par des fichiers informatiques et des ordinateurs. On parle aussi d’informatisation ou de numérisation car la substitution du papier par l’électronique n’est jamais complète (voir la section « Aspects environnementaux »), la création d’un « bureau sans papier » ou « zéro papier » étant encore une utopie.

Nouveau glossaire de l’archivage, Marie-Anne Chabin (2010)

Dématérialisation / Electronic data processing : Opération visant à ce que les documents gérés aujourd’hui sous forme papier le soit demain sous forme électronique, soit par le biais d’une opération de numérisation, soit par la révision des processus de production et de gestion de l’information.

Vade-mecum juridique de la dématérialisation des documents (FNTC), 7e édition (2015)

L’introduction commence par ces mots : « La dématérialisation des documents et des échanges se généralise pour tous les domaines de la vie des entreprises, des autorités administratives et des citoyens : contrats commerciaux et de consommation, documents des entreprises (factures, bulletins de paie, documents RH, …), coffres forts électroniques,  marchés publics, TVA, impôt sur le revenu, documents douaniers, téléservices, en passant par le vote dans les assemblées générales d’actionnaires ou les élections des instances représentatives du personnel (IRP). »

Il est précisé plus loin : « Si l’on s’interroge sur la notion de dématérialisation, elle consiste en la transformation d’un document ou d’un flux de documents papiers, ainsi que les traitements qui lui sont appliqués, en document, flux et traitements numériques. Pour atteindre cet objectif, la dématérialisation cherche à conserver en électronique une valeur juridique équivalente aux documents papier, quels que soient leur support et leur moyen de transmission, ainsi que leurs modalités d’archivage. »

Normes NF Z42-013 et NF Z42-026

L’introduction de la future nouvelle norme NF Z42-026 (« Définition et spécifications des prestations de numérisation fidèle de documents sur support papier et contrôle de ces prestations », 2017) débute par : « Aujourd’hui, de plus en plus d’applications de dématérialisation de processus administratifs ou de mises à disposition de documents via Internet sont utilisées. Une part non négligeable de ces applications repose sur des opérations de numérisation pour convertir des documents sur support papier en documents numériques et produire ainsi des copies électroniques. » mais le mot n’est pas défini.

À noter que le mot « dématérialisation » n’apparaît pas une seule fois dans la norme NF Z42-013 (Spécifications relatives à la conception et à l’exploitation de systèmes informatiques en vue d’assurer la conservation et l’intégrité des documents stockés dans ces systèmes).

Quelle durée de conservation pour les données des entretiens d’évaluation ?

Mise à jour et réflexion nouvelle, sur le nouveau site www.arcateg.fr de l’article de mai 2014 sur le même sujet publié sur Transarchivistique.

Avec deux questions:

  1. quel objet de données significatif archive-t-on?
  2. quelle durée faut-il appliquer à cet objet dans son ensemble et pourquoi?

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La norme ISO 15489 s’est-elle fait hara-kiri?

La norme internationale ISO 15489, texte fondateur et prometteur pour le records management, publiée en 2001 (je m’étais alors très impliquée dans les débats et dans la traduction française du texte), ne donne plus signe de vie.

Elle n’a été ni supprimée ni officiellement condamnée. Au contraire, elle a été révisée par l’ISO en 2016. Pourtant, on n’en parle pratiquement plus en France. J’ai récemment envoyé la requête « iso 15489 2016 » à Google et à Qwant. Les résultats sont peu nombreux et renvoient tous au site de l’ISO et un peu de l’AFNOR. Je suis allée voir la page ISO 15489 sur Wikipédia : aucune mention de la nouvelle version validée par l’ISO en 2016…

Que s’est-il passé ? Pourquoi cette norme de management de l’information centrée sur le processus d’archivage des documents à risque a-t-elle sombré dans l’oubli et l’indifférence alors que les enjeux du mauvais archivage ou du non-archivage n’ont jamais été aussi prégnants ? Quelles sont les raisons de cette disgrâce, ou du moins les causes de cette décadence ? Je vois trois explications.

Tout d’abord, les excès de normalisation

Lors de la publication d’ISO 15489 en 2001, cinq ans seulement après la proposition des records managers australiens de faire profiter la communauté internationale de leur expérience, tout le monde a salué la pertinence du texte, sa qualité, sa clarté, sa sobriété. Pour la France archivistique, dont le centre de gravité se situait (et se situe encore largement) entre les archives « intermédiaires » et les archives historiques, ISO 15489 représentait une salutaire révolution avec ses deux messages essentiels :

  1.  les documents qui engagent la responsabilité et dont la non-disponibilité dans le temps présente un risque doivent être pris en charge par le management de l’organisation dès leur création ;
  2. les documents eux-mêmes doivent viser des qualités d’authenticité, intégrité, fiabilité et exploitabilité, tandis que les systèmes qui les gèrent doivent être fiables, intègres, conformes à la réglementation, exhaustifs, systématiques.

Après la publication de la norme, les instances de normalisation se sont engagées trop vite dans la production de nouvelles normes, sans se préoccuper véritablement de la diffusion des normes existantes, comme si la normalisation était une fin en soi et que la mise en œuvre des normes fondamentales (ISO 15489 est une norme fondamentale) n’était pas un objectif prioritaire ! Je me souviens avoir été sollicitée dès 2001 pour travailler sur les normes « filles » d’ISO 15489, alors que la norme n’était pas encore connue des principaux utilisateurs ; j’avais donc refusé.

En 2008, au moment de la publication de MoReq2-Exigences types pour la maîtrise de l’archivage électronique (norme de fait européenne), ISO 15489 était toujours LA norme de référence pour les projets d’archivage, notamment pour les entreprises qui rejoignait alors le CR2PA (Club des responsables de politiques et projets d’archivage) nouvellement créé. Depuis lors, le CR2PA s’est donné pour objectif, au travers de ses tables rondes et de ses référentiels, de promouvoir ces concepts majeurs de la gouvernance de l’information dans l’entreprise : implication du management, documents à risque pris en compte dès la création, caractère transverse et systématique de l’archivage, d’où la naissance de l’expression « archivage managérial » qui résume bien tout cela. Faire passer ces concepts fondateurs était prioritaire. Du reste, les adhérents du CR2PA ont toujours dénoncé le « maquis des normes ». Trop de normalisation tue la normalisation.

Ensuite, la confusion terminologique

Les traductions françaises de MoReq et d’ICA-Req (ISO 16175) s’inscrivaient dans le prolongement de la version française d’ISO 15489, avec les évolutions ou les ajouts induits par le contexte de l’archivage électronique, et tout cela était clair et progressif.

En 2011, la production d’une nouvelle série de normes (ISO 3030X) dédiée au management et à l’audit du système de gestion des documents archivés (management system for records) s’est accompagnée en France (AFNOR) d’une révision fantaisiste des principes de traduction débouchant sur des textes incompréhensibles par les utilisateurs. Le fait de traduire l’anglais record qui désigne le document qui, en raison de sa portée et/ou de son contenu, est mis à part (set apart) dans un système de contrôle et de conservation dédié pour une utilisation ultérieure, le fait donc de traduire record par « document d’activité » est un contre-sens, une aberration et une contre-performance :

  • un contre-sens car l’essence du mot record (qui est d’enregistrer dans un système ce qui est digne de figurer dans les archives) est complètement bafouée ; c’est comme si, voulant parler des lauréats à un concours, on utilisait le mot « candidat »… Or, il existe sur les serveurs des entreprises 70% de documents / données qui ne sont pas contrôlés et qui sont sans intérêt et qui sont tous issus des activités de l’entreprise ;
  • une aberration car « document d’activité » est une expression forgée à partir de rien de connu, que personne n’emploie au quotidien (même ses auteurs) et, loin d’éclairer l’utilisateur, elle obscurcit le paysage et désoriente celui qui cherche justement à s’orienter ;
  • une contre-performance car elle a coupé pour le public francophone le lien naturel entre ces nouveaux textes et la norme mère ISO 15489 et ainsi largement contribué à la désaffection des entreprises pour ce texte pourtant si solide.

Nul doute que ce choix linguistique malheureux a accéléré l’enterrement dommageable d’ISO 15489. La norme est morte, vive la norme ! Oui, mais laquelle ? Ce n’est plus la norme élaborée par l’expérience et l’expertise mais la norme issue du comportement du plus grand nombre, balloté par la valse des technologies et les acteurs du numérique.

Enfin le tournant de la société connectée

Le délai de révision des normes internationales est généralement de cinq ans. ISO 15489 aurait dû être révisée en 2006. On aurait pu attendre 2010, en tout cas vu de la France où l’appropriation de la norme était un vrai défi. Mais, tant pis si je me répète, le désir académique de publier de nouvelles normes l’a emporté sur le devoir d’accompagner les meilleures normes sur le terrain.

Le temps a passé et le texte révisé arrive trop tard en 2016, comme l’ont justement souligné certains experts anglo-saxons.

Il aurait fallu anticiper les impacts profonds et durables de la société connectée sur les principes fondamentaux du records management, intégrer dans le projet  de révision de la norme les nouvelles formes des échanges numériques engageants (mails, réseaux sociaux…), le nouvel environnement de production de l’information à archiver, la tendance technologique (déjà soulignée par MoReq2010 et ICA-Req, module 3) à sécuriser et conserver les documents dans leur environnement de production, la nécessité de centraliser les règles sur les archives et non les archives elles-mêmes, les contraintes qui en découlent en termes d’interopérabilité, la puissance des moteurs de recherche et des algorithmes qui périment complètement la vision de l’accès à l’information archivée, voire les questions de la territorialisation des données et de la protection des données à caractère personnel.

Ces éléments ne sont pas suffisamment pris en compte dans la révision récente de la norme. Le temps a passé et la norme a raté le coche du XXIe siècle qu’elle avait pourtant si bien inauguré. Ceux qui avaient la main pour formaliser ces évolutions inéluctables et les introduire dans le cadre de référence normatif officiel des projets d’archivage ne l’ont pas fait ou pas suffisamment tôt.

Les utilisateurs se sont donc tournés vers d’autres initiatives, plus éclatées, plus disparates. Les travaux du groupe InterPARES dont le projet n° 4 (2013-2018) vise les « digital records and data entrusted to the Internet » autrement dit les documents et données engageants dont l’archivage est confié à Internet, sont particulièrement pertinents mais ils sont malheureusement peu connus en France et ils ne sont accessibles qu’en anglais. Les deux MOOCs du CR2PA (« Bien archiver : la réponse au désordre numérique » et « Le mail dans tous ses états ») se sont efforcés d’adapter les fondamentaux d’ISO 15489 au « tsunami numérique » et ont remporté un succès certain. Mais la force d’inertie des institutions a eu raison des promesses d’ISO 15489.

Alors, ISO 15489, délaissée, a quitté le champ de bataille ; elle s’est perdue dans les nuages ou a fini par se percer le flanc… Quel que soit le mode opératoire de sa disparition, elle n’est plus là et les entreprises doivent se débrouiller avec d’autres références naissantes qui risquent de disparaître à leur tour. Cent fois sur le métier…

Qu’est-ce qu’un document d’archives ?

Récemment, dans un réseau social, réagissant à un post de Benjamin Suc sur les fonds d’archives audiovisuelles, une jeune juriste exprimait sa gêne face à l’expression « document d’archives » dans la discipline archivistique, et son choix de ne pas l’utiliser. Ceci est assez surprenant. Il est vrai que, avec la dérégulation de la terminologie archivistique ces dernières années, on peut comprendre que certaines personnes soient déroutées. Une bonne occasion, finalement, de revenir sur cette expression et son sens.

Le singulier du mot archives

Le Dictionnaire des archives, français-anglais-allemand : de l’archivage aux systèmes d’information, publié en 1991 par l’AFNOR et l’École nationale des chartes, donne pour « document d’archives » la définition suivante : « Écrit ou enregistrement qui par lui-même ou par son support a une valeur probatoire ou informative. Singulier du mot archives ». Cette dernière expression (singulier du mot archives), aussi concise que percutante, a été proposée à l’époque par Marie-Claude Delmas qui, avec Hervé L’Huillier et moi-même, constituait le groupe de travail de préparation du dictionnaire, sous l’égide de Bruno Delmas. Près de trente ans plus tard, je la trouve toujours excellente et peut-être plus importante que naguère dans un monde qui ne cesse de se focaliser sur l’élément d’information décontextualisé au détriment du groupe, de l’ensemble cohérent, autrement dit du fonds.

Revenons à chacun des deux termes de l’expression : document et archives. Continuer la lecture

Combien trente ans de vie municipale représentent-ils de mètres linéaires d’archives?

J’aime qu’on me pose des questions. Surtout des questions que je ne me suis pas vraiment posée moi-même mais dont la réponse cependant m’intéresse.

Après la question d’un marchand d’autographe sur l’imprescriptibilité des documents d’archives publiques, j’ai été récemment interrogée par une architecte qui, répondant à un concours pour la réhabilitation d’un bâtiment communal ancien en « bâtiment d’archivage », cherchait à savoir « ce que représente en ml d’archives 30 années d’archivage pour une municipalité ».

J’ai immédiatement pensé au temps de refroidissement du canon…

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Invariances archivistiques

Parler d’invariance dans ce monde qui change en permanence, est-ce bien raisonnable ?

D’autant plus que la variance ne date pas d’hier : « Souvent femme varie » dit le proverbe (comme si l’homme ne variait pas et ne changeait pas d’idée comme de chemise…° ; le paysage que l’on regarde n’est jamais le même, de même que le mur de l’internaute sur Facebook ou Linkedin qui change à chaque minute.

C’est que l’invariance ne s’applique pas aux choses et aux gens, mais aux lois de la nature telles que les savants les décrivent et les analysent. Le mot invariance appartient d’abord au vocabulaire de la physique et des mathématiques où elle caractérise des lois.

Invariance me semble donc bien adapté pour qualifier deux « lois » archivistiques que j’observe depuis des décennies maintenant.

Tout d’abord, l’invariance de la bi-fonctionnalité de l’écrit.

Depuis l’invention de l’écriture il y a cinq millénaires, son usage se répartit invariablement entre deux grands objectifs : Continuer la lecture

Réflexion sur le vrac numérique

Vrac numérique1Le mot vrac, d’une manière générale, renvoie à deux réalités bien différentes : le bric-à-brac et le conditionnement en gros.

Il en va de même pour le « vrac numérique » et il convient de distinguer les deux cas de figure.

Halte au vrac ! Vive le vrac !

Le terme vrac comporte une double connotation de mélange d’objets et d’hétérogénéité de ces objets. On trouvera ainsi dans une brocante, pêle-mêle: un roman de Julien Gracq, un album sur l’Aubrac, une statue de saint Patrick, un froc, une cassette VHS de Fric-Frac, 10 grammes de crack, un rapport sur l’Afrique, un décor d’Alexandre Astruc, un disque de rock…

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Records management and Records management

par Marie-Anne Chabin

After my post entitled “What is a record?” two months ago, I went on thinking about records and records management.

As I did for records, I went through the ISO 14589 records management definition: “field of management responsible for the efficient and systematic control of the creation, receipt, maintenance, use and disposition of records, including processes for capturing and maintaining evidence of and information about business activities and transactions in the form of records” (refers to ISO 30300:2011).

I like this very good definition (I have repeated it and used it for fifteen years); but I decided to analyze it in relation with the world I work in and my own practice, looking for possible changes.

A good way to study a concept is to look at it after the translation of the words into others languages.

We have in French two main translations for records management, the old one and the new one: Continuer la lecture

Qu’est-ce qu’un document engageant ?

Doc-eng-TaqComme le rappelait Daniel Colas lors de la dernière rencontre du CR2PA (le 30 juin dernier chez LCL), l’expression « document engageant » s’est imposée naturellement au CR2PA lors de la préparation du livre blanc « L’archivage des mails, ou les utilisateurs face aux mails qui engagent l’entreprise ».

À la même époque (fin 2008), à l’écoute des mots utilisés dans la vraie vie, dans les entreprises, par les personnes confrontées aux enjeux de l’archivage, j’avais capté de mon côté la récurrence de ce même terme : « ces documents nous engagent », « ces documents sont engageants », me disaient mes interlocuteurs.

Car tous les documents (informations sur un support) issus des processus et activités d’une entreprise ne se valent pas.  Lire la suite.