Dix sens du mot archive(s)

Chacun peut constater la polysémie du mot archives, entre le point de vue des informaticiens, celui des archivistes, celui des juristes, celui des historiens, celui du quotidien, entre le support papier et les données numériques, entre les exploitations historiques et artistiques de cette matière informationnelle multiforme. En marge de diverses lectures et écritures archivistiques, j’ai mis à jour la liste de ces acceptions ou significations à laquelle je me suis déjà attelée plusieurs fois à la fin du dernier siècle. Je distingue ici dix acceptions auxquelles j’accroche un qualificatif plutôt qu’un numéro.

Archives millénaires

A tout seigneur, tout honneur, je commence par les archives que je qualifie de « millénaires », c’est-à-dire celles qui existent depuis l’Antiquité, depuis l’invention de l’écriture, et dont la définition est restée assez stable au cours des siècles. Il s’agit des actes (titres, décisions, contrats) et des documents de gestion (comptabilité, état civil, cadastre…) que les responsables d’un territoire ou d’une communauté décident de mettre en sécurité dans un endroit contrôlé afin de pouvoir s’y reporter plus tard au cas où quelqu’un contesterait les droits fondés par ce document ou qu’il serait nécessaire de disposer des informations originales consignées dans ces documents. Cette mise en archives est avant toute chose une décision managériale, un geste de protection des documents qui engagent la responsabilité.

Le mot « archives » désigne d’abord le lieu où ces documents sont mis en conservation, puis l’ensemble des documents rassemblés dans ce lieu en raison de leur valeur (valeur d’archives, valeur de pouvoir si on retient l’étymologie grecque du mot archives). Un acte, individuellement, est un « document d’archives » c’est-à-dire un document qui a été sélection pour faire partie des archives, un document qui a été volontairement archivé. Le double sens de contenant (le lieu) et du contenu (les documents) a perduré jusqu’à aujourd’hui.

En anglais, depuis plus de cinq siècles, cette même réalité documentaire est appelée « records »: ce qui est pris en compte dans la définition anglaise est le geste de mettre en sécurité dans un lieu dédié (to record) tandis que la langue française a retenu le terme désignant le lieu dédié où les documents sont mis en sécurité (les archives).

Ces archives millénaires présentent trois caractéristiques:

elles ne sont pas leur propre finalité, c’est-à-dire qu’un document d’archives est initialement la trace délibérée d’un acte juridique ou d’une action humaine distinct du support d’information qu’il suscite, à savoir l’acte ou l’action dont les auteurs ou les protagonistes veulent garder la mémoire écrite, tangible, pour pouvoir s’y référer ultérieurement, à titre de preuve ou d’information; à ce titre, les archives s’opposent aux livres, objets de connaissance autonomes, produits « culturels » qui sont leur propre finalité;

  1. la forme et le support n’ont pas d’incidence sur la valeur de document d’archives mais ont une conséquence son exploitation et sa conservation (un mauvais support conduira à l’illisibilité de l’information au bout d’un certain temps; une mauvaise qualité de forme créera de l’ambiguïté lors de l’utilisation du contenu);
  2. la valeur d’archives est acquise par le document au moment de sa création-validation-acceptation, c’est-à-dire au moment où la portée du document est assumée par la personne qui le détient.

De ce point de vue, les données personnelles collectées et utilisées par les entreprises et les organisations publiques dans un cadre contractuel ou réglementaire tel que le décrit le RGPD (Règlement général pour la protection des données personnelles) sont des archives, même si le RGPD n’utilise pas le mot.

Archives historiques

L’expression « archives historiques » recouvre en partie le périmètre constitué par l’ensemble des archives au sens millénaire du terme, mais en partie seulement car, d’une part, toutes les archives ne sont pas historiques et, d’autre part, on a coutume de qualifier d’archives historiques des documents qui ne sont pas et n’ont jamais été les traces d’un acte ou d’une action consignée sciemment par écrit pour faire preuve ou faire mémoire. Ainsi, ne sont pas archives historiques les documents archivés puis délibérément détruits par leur détenteur comme inutiles au regard de ses intérêts (après dix, trente ou cent ans). Le facteur temps qui élime souvent la valeur des choses joue ici en faveur d’une réduction de l’utilité des archives.

De l’autre côté, le facteur temps réactive parfois la valeur des choses (besoin humain de mémoire individuelle et collective, ou simple tendance vintage) et joue donc également en faveur d’un élargissement du périmètre des archives historiques. Ainsi des objets d’information plus ou moins anciens et sans valeur de preuve ou de mémoire identifiée par leur auteur peuvent être retrouvés là où ils ont été abandonnés et être « repêchés » par une personne tierce qui leur accorde une valeur de connaissance ou de témoignage (prospectus, lettres, brouillons…). C’est ce que j’ai appelé les archives par baptême, par opposition aux archives par nature.

Il ne faut pas confondre les archives historiques avec les archives publiques (le code du patrimoine définit les archives publiques mais pas les archives historiques). On peut lier toutefois les deux notions à la création des Archives nationales au moment de la Révolution française, même si la patrimonialisation des archives se s’est imposée qu’au cours des décennies suivantes. En l’absence de définition légale des archives historiques (voir le billet Qu’est-ce que les archives historiques?), la qualité d’archives historiques est donc fluctuante. Sont archives historiques ce que l’on désigne comme archives historiques, c’est-à-dire ces documents, objets, etc. auxquels on accorde une valeur de mémoire individuelle et collective. La définition des archives historiques est essentiellement relative au locuteur.

Archives audiovisuelles

Les archives audiovisuelles recoupent aujourd’hui les deux premiers périmètres (traces engageantes d’une activité et documentation de mémoire sous forme audiovisuelle) mais elles visent originellement un ensemble de supports d’information non archivistiques.

En effet, l’expression « archives audiovisuelles » remonte à une cinquantaine d’années (seulement) et désigne au départ les productions du cinéma et de la télévision, soit à 95% des produits culturels destinés à être diffusé au public; ils sont leur propre finalité comme les livres et les journaux (les 5% restant étant les rushes ou les éléments préparatoires des émissions télévisées). On aurait aussi bien pu appeler cet ensemble « publications audiovisuelles » et si le terme archives l’a spontanément emporté, c’est sans doute à cause du caractère unique (ou du très petit nombre d’exemplaires) d’un film ou d’une émission (comme dans le cas des archives traditionnelles), alors que les journaux et les livres sont produits (dans l’environnement analogique du moins) en des milliers d’exemplaires (voir le dossier de l’INA de 2014 à ce sujet: L’extension des usages de l’archive audiovisuelle).

L’expression a été « récupérée » un temps par le vocabulaire archivistique pour désigner non seulement les images animées mais également les images fixes, ce que les archivistes appellent aussi les documents figurés (cartes postales, estampes, affiches…) mais si cette acception n’est plus vraiment usitée.

Avec le développement des technologies numériques, les producteurs d’archives audiovisuelles se sont multipliés incluant de très nombreux « éditeurs de contenus Web », à des fins de production culturelle mais aussi dans l’exercice d’une activité économique, de recherche, de formation, de soins, etc., de sorte que le sens de l’expression s’est élargi à toutes les archives (au sens millénaire) sous forme de vidéo.

Le poids de la forme et du support reste très fort dans cette notion d’archives audiovisuelles et il est parfois difficile (et peut-être inutile du reste) de distinguer les différentes acceptions. Par exemple, quand on parle des archives audiovisuelles de la Justice pour désigner l’enregistrement audiovisuel des grands procès, les sens de trace d’une activité administrative (dont le but est le jugement et non le film) et de publication officielle sont mêlés.

Archives poussiéreuses

L’image des archives, dans le quotidien des bureaux, a légèrement progressé, du fait de l’évangélisation réalisée inlassablement par les archivistes, du fait aussi de la diversification des acteurs de l’archivage dans l’environnement numérique.

Cependant, dans la langue courante, les archives ont encore une connotation poussiéreuse ou du moins vieillotte, laquelle n’est d’ailleurs pas toujours négative (voir la formule « J’adore les vieilles pierres »). Par ailleurs, l’âge inspire (quelquefois) le respect, la déférence, et on note dans d’emploi du mot archives une connotation d’authenticité, de confiance.

Tout de même, sur ce sujet, il est intéressant de noter que l’association archives-vieux trucs est en partie véhiculée par certains archivistes eux-mêmes qui, dénonçant cette expression pour se défendre de cette image de poussière dont ils sont convaincus qu’elle leur colle à la peau, l’entretiennent au contraire, ou bien qui se complaisent (consciemment ou pas?) à utiliser des mots tels que ménage ou dépoussiérage pour parler de leurs activités.

Archive unitaire

Parler d’archive, au singulier, était encore une hérésie il y a vingt ans (j’ai toujours en mémoire la lettre d’insulte que j’ai reçue d’un lecteur en 2000, via mon éditeur, Hermès-Lavoisier, pour avoir osé titrer mon livre « Le management de l’archive », avec ce singulier inhabituel, proscrit par l’Académie et du coup provocateur. On m’a encore qualifiée très récemment de « dame qui parle d’archive au singulier ». Eh bien!

En vingt ans, l’eau a bien coulé sous les ponts de Paris et tout le monde, archivistes et académiciens compris, s’est mis à cette singularité. On dit couramment « une archive » pour désigner « un document d’archives » et plus personne ne songe à s’en offusquer.

Qu’est-ce qui a provoqué cette évolution? Plusieurs facteurs vraisemblablement: l’influence de l’anglais où le singulier archive est répandu (avec d’autres sens, voir ci-dessous); l’émiettement de l’information dans l’environnement numérique, la démocratisation des archives (plus de producteurs, plus d’utilisateurs, plus de documents à valeur d’archives) et le fait que les gens, archivistes et académiciens compris, sont de plus en plus pressés et préfèrent un mot de deux syllabes à une expression de cinq…

Archive informatique

Dans les années 1990, la profession archivistique a utilisé un temps l’expression « archives informatiques » pour désigner ce que l’on a appelé « archives électroniques » dix ans plus tard, avant que les « archives numériques » ne prennent le relais. Mais ce n’est pas de cette expression (où l’acception du mot archives n’est pas nouvelle) dont je veux parler ici.

Loin de l’archivage managérial (records management), de l’histoire et des médias, le mot archives a un sens particulier dans le vocabulaire informatique, sous l’influence de l’anglais technique. Je cite Wikipédia: « En informatique, une archive est un fichier dans lequel se trouve tout le contenu d’un dossier (fichiers, arborescence et droits d’accès). Les archives sont généralement des fichiers portant l’extension .tar (format UNIX) ou .zip (sous windows) et ceux-ci sont également souvent compressés. Le but principal d’une archive est de transporter tout un dossier en un seul fichier. De plus, cela permet de profiter de la redondance entre les fichiers lors de la compression ».

Ce sens ne relève pas de l’archivistique (est-ce que je me trompe?).

Archive plateforme

Toujours sous l’influence anglo-saxonne et dans l’environnement numérique, on rencontre le terme archive au singulier pour désigner un centre d’archives (avec les données, les équipements pour les gérer et même le personnel) ou encore une plateforme regroupant des collections de fichiers (données, documents, publications, images) collectés et mis à disposition d’un public intéressé. C’est ainsi que la norme ISO 14721 (modèle de référence pour un Système ouvert d’archivage d’information) parle d’archive OAIS (systèmes et personnes). C’est le cas également de l’archive ouverte HAL pour les articles scientifiques. On peut citer aussi, en anglais la plateforme Internet Archive.

L’archive-concept

L’intégration du geste d’archiver ou de l’objet-archive à la réflexion philosophique ou sociologique s’observe chez un certain nombre d’auteurs mais on peut dire que l’archive, toujours au singulier, a été institutionnalisée comme concept philosophique d’abord par Michel Foucault dans L’Archéologie du savoir (1969) puis par Jacques Derrida dans son livre Mal d’archive: une impression freudienne (1995), essai issu d’une conférence intitulée « The Concept of the Archive: A Freudian Impression », et traduit en anglais sous le titre Archive fever….[la conférence a certainement eu lieu un samedi soir 😊]

Derrida interroge l’étymologie du mot, son genre et son nombre au fil des siècles, ses significations, entre le commencement et le commandement, l’objet et sa localisation, la consignation et l’accès, etc.

J’aime à citer cette phrase de Derrida: « La question de l’archive n’est pas une question du passé. […] C’est une question d’avenir, la question de l’avenir même, la question d’une réponse, d’une promesse, d’une responsabilité pour demain ». J’aime particulièrement les derniers mots: « une responsabilité pour demain.

Les archives naturelles

Un autre sens d’archives, au pluriel cette fois, est le sens figuré: au sens propre, les archives sont des documents, des objets documentaires, des assets informationnels, des données, etc. c’est-à-dire des (sous-)produits de l’activité humaine, au moyen de l’écriture d’abord mais aussi de l’image, des chiffres, des signaux; au sens figuré, archives désigne donc des traces non écrites, non issues de l’activité humaine. Le sens est alors celui de traces créées en dehors l’esprit et de la main des hommes et que l’on peut cependant considérer comme des documents (voir Suzanne Briet, Qu’est-ce qu’un document?) et donc interroger et interpréter. C’est pourquoi je les appelle « naturelles »: ce sont les archives du climat, les archives de la terre, les archives du corps, qu’il faut bien entendre comme les traces laissées par le temps qui passe, décrites et traitées en tant que sources de connaissance, et non comme collections thématiques d’archives traditionnelles ou audiovisuelles sur le climat, la terre, le corps.

Archives engagées

Après avoir commencé par les archives « millénaires », documents de preuve et de mémoire qui engagent la responsabilité de celui qui les crée ou les reçoit mais surtout qui assume les conséquences de leur bonne ou mauvaise gestion – les documents engageants donc (records en anglais) – ,  je termine cette énumération, avec un clin d’œil, par les archives « engagées ».

J’entends par là des objets documentaires qui sont le sous-produit (by-product) d’une activité économique, commerciale, artistique… mais d’abord militante, et qui sont en même temps leur propre finalité. Je pense aux archives de communautés, d’associations, d’artistes, constituées de documents écrits, photographiques ou audiovisuels, délibérément collectés ou créés pour agir, pour revendiquer, pour témoigner, pour faire connaître. Des archives qui sont à la fois des archives par nature et des archives par destination, appréhendées comme un instrument proactif immédiat et non comme une trace défensive différée.

C’est une catégorie nouvelle, une notion et une expression qui mériteraient une étude plus approfondie.

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Si vous avez un onzième sens, n’hésitez pas…

PS: Quant au mot archivage, j’en ai analysé six acceptions différentes sur la base d’un corpus d’articles tirés du journal le Monde: l’analyse est sur mon blog.

Traduction de « record » dans le Règlement européen pour la protection des données personnelles

Le Règlement général pour la protection des données personnelles (RGPD) est la version française du General Data Protection Regulation (GDPR). Une traduction technique et juridique a priori.

C’est pourquoi il n’est pas banal de constater qu’un même mot anglais est traduit par quatre mots français différents. C’est le cas du mot « record » qui, selon les passages, devient : dossier, archives, registre et enregistrement.

Lire la suite sur www.arcateg.fr

L’archivage a-t-il de l’avenir ?

Évidemment la réponse est OUI, l’archivage a de l’avenir parce qu’il n’a jamais été aussi important dans la société et dans les entreprises de veiller sur le devenir des données, de leur création à leur destruction. Et pourtant, l’archivage est loin d’être une évidence pour tous.

L’archivage est un geste fort

L’archivage est ce geste managérial qui conduit à mettre en sécurité les documents ou données qui engagent dans la durée, avec une règle de vie qui pilote leur qualité, leur stockage, leur pérennisation, leur accès et leur destruction un jour, au mieux des intérêts de tous. On disait autrefois « classer aux archives », c’est-à-dire transférer délibérément les documents importants dans un lieu sécurisé, pour s’y référer plus tard, à titre de preuve et de mémoire. Les anglo-saxons parlent de records (les documents enregistrés car dignes d’être enregistrés dans un centre de conservation), et de records management.

Précisions sur les exigences incluses dans la règle de vie :

La qualité des données semble une évidence mais il n’est pas inutile de le répéter : si on archive un document de mauvaise qualité, il ne deviendra jamais un document de bonne qualité. Si le document n’est pas authentique au moment de son archivage (c’est-à-dire dont l’auteur est identifié et sûr et dont la date est certaine), il sera très difficile d’établir a posteriori son authenticité. De même, si un document n’est pas fiable parce que sorti de son contexte, farci de sigles ou de formules inintelligibles, non validé, etc. il sera hasardeux de l’utiliser. Dès lors, pourquoi le conserver ?

Le stockage – qui n’est qu’une composante de l’archivage – renvoie au fait que tout document archivé est conservé physiquement quelque part, qu’il s’agisse d’un rayonnage pour les supports physiques ou d’un disque, un data center pour les fichiers numériques. Comment gérer un objet si on ne contrôle pas sa localisation ? La question est aussi celle de la territorialisation des données, ne serait-ce que par l’exigence du fisc français de conserver sur le territoire français les données qu’il peut être amené à contrôler.

La pérennisation est le corollaire de la durée de conservation : dès que la durée de conservation dépasse un certain nombre d’années, disons 10 ans en moyenne, les supports numériques requièrent des migrations de formats et/ou de supports pour continuer d’être lisibles et exploitables.

L’accès est la finalité même de l’archivage : à quoi bon archiver si ce n’est pas dans la perspective de consulter un jour les documents archivés ? À noter que l’accès à deux volets que sont, d’une part les droits d’accès, les habilitations (à gérer également dans la durée, ce qui est souvent mal fait), d’autre part, les outils qui permettent de retrouver le document précis ou l’information recherchée.

La destruction est le destin de la majorité des documents d’entreprise, au bout de 5, 10, 30 ans ou plus sauf si leur valeur patrimoniale suggère de les conserver parmi les archives historiques (voir sur ce sujet la théorie des quatre quarts des archives historiques).

Mais ce n’est pas tout : pour que ce geste soit toujours efficace, il faut que la démarche concerne l’exhaustivité des documents et données de l’entreprise qui portent une valeur de preuve ou de mémoire. Si des documents qui engagent la responsabilité de l’entreprise ne sont pas gérés (conservés, détruits conformément à l’environnement réglementaire et à ses intérêts), l’entreprise court un risque. Si, à l’inverse, des documents ou des données sont indûment conservés dans l’entreprise (les données personnelles notamment), elle court également le risque d’une utilisation malencontreuse ou tout simplement d’une sanction des autorités pour non-conformité à la loi ou au Règlement général pour la protection des données personnelles.

Donc l’archivage est tout sauf obsolète. Et pourtant, deux courants, pour ne pas dire deux « idéologies », observables actuellement dans la société semblent le menacer. La démarche d’archivage managérial est en effet prise en étau entre deux attitudes néfastes : celle de ceux qui veulent tout mettre dans le cloud et laisser les technologies capturer, diffuser, trier, déréférencer, etc. ; et ceux qui veulent tout collecter pour être trié après par des archivistes (des archives intermédiaires aux archives historiques). Ces deux attitudes extrêmes sont le ferment d’une déresponsabilisation dommageable des entreprises sur leurs écrits, les données qu’elles traitent et les documents qu’elles reçoivent.

Tout conserver, c’est ne rien archiver

Depuis près de trente ans, le développement des technologies numériques instille chez les utilisateurs cette idée que l’on peut tout conserver en informatique et qu’il est ringard de s’occuper d’autre chose que de produire des données selon ses envies et d’accéder à l’information selon ses désirs.

Cette invitation des outils à la paresse et à la négligence des utilisateurs est très séduisante : pourquoi s’embêter et se contraindre à des tâches fastidieuses puisque les technologies permettent aujourd’hui de tout stocker pour quelques euros de plus, de tout retrouver, de tout classer ?

Il y a là un amalgame fâcheux entre la capacité technologique à soulager l’humain dans des tâches fastidieuses ou minutieuses et la responsabilité humaine de constituer une mémoire fiable, cohérente et raisonnée de ses activités, mémoire contrôlée au sein de laquelle cette capacité technologique peut donner le meilleur d’elle-même.

Les outils seront d’autant plus efficaces que les écrits éphémères ou périmés seront éliminés au fur et à mesure de leur péremption. Tout conserver, c’est ne rien archiver. Tout conserver, c’est subir le stockage. Tout conserver, c’est laisser aux outils le soin de gérer – ou de ne pas gérer – les traces humaines.

Cette inféodation à la technologie conduit les individus et les entreprises à abdiquer la responsabilité de définir les règles de vie des documents et des données qui leur appartiennent. C’est un renoncement au droit de chacun à l’archivage conscient et délibéré de ce qui a du sens à être conservé, pour la preuve, pour la conformité ou pour la connaissance.

Et c’est sans compter avec :

  • les exigences légales de protection des données personnelles portées par le Règlement général pour la protection des données personnelles ;
  • les coûts énergétiques de la conservation du rien ou du nul ;
  • l’ambition légitime d’une mémoire (débarrassée de ses scories informationnelles) à transmettre à la génération suivante.

Si tout est archive, il n’y a rien à archiver

Une autre idée s’est incrustée dans les esprits depuis quarante ans, au moins dans le secteur public : « tous les documents naissent archives ».

Cette affirmation pose question. En effet, si les archives sont (au plan linguistique) le fruit de l’archivage de documents, autrement dit la conséquence du classement de ces documents aux archives, cette « génération spontanée » d’archives court-circuite la notion même d’archivage, en tant que geste volontaire et managérial de mise en archive. Si tout est archive, l’archivage n’existe plus.

Cette conception des archives s’appuie sur la définition légale française des archives, apparue en 1979 dans la loi sur les archives (3 janvier 1979) et inscrite depuis, légèrement modifiée, dans le code du patrimoine, art. L211-1. Le texte dit : « Les archives sont l’ensemble des documents, quels que soient leur date, leur lieu de conservation, leur forme et leur support, produits ou reçus par toute personne physique ou morale et par tout service ou organisme public ou privé dans l’exercice de leur activité ».

La formulation laisse une place à l’interprétation. En effet, « dans l’exercice de leur activité » peut être vu comme restrictif et viser les documents officiellement produits au titre de l’activité ; l’expression peut aussi être considérée comme un simple périmètre géographique et temporel de production : tout brouillon produit au sein d’un organisme public ou par un des collaborateurs de cet organisme est un document d’archives publiques, même s’il n’a jamais été validé ni diffusé.

Les prises de positions du Service Interministériel des Archives de France (SIAF) de ces dernières années optent clairement pour la seconde acception. Et sur ce plan, le secteur public influence en partie de le secteur privé ou parapublic.

Dire que tout est archive, cependant, ne signifie pas qu’il faut tout conserver. Les archivistes sont les premiers à dire que toutes les archives ne doivent pas être conservées et leur mission consiste en bonne part en la mise en œuvre des circulaires de tri diffusées par l’administration des Archives ou élaborées dans leurs organismes respectifs. La nuance est que la sélection est faite par les archivistes et que les services producteurs et propriétaires des documents et données produits ou reçus sont en quelque sorte dépossédés de la responsabilité d’archiver qu’ils avaient autrefois, avant cette loi ou avant son interprétation si étroite.

Cette position exclusivement archivistique ignore l’archivage en tant que tel, en tant que sélection motivée des documents à conserver par le propriétaire, et ce au nom du droit de regard des archivistes sur toute production documentaire, au cas où il y aurait quelques traces modestes, non essentielles pour l’organisme producteur mais potentiellement éclairantes pour l’histoire de cet organisme ou l’histoire de l’époque.

L’holoarchivisme n’est pas le seul moyen de conjurer cette crainte de rater un document croquignolet ou symbolique dans la constitution du patrimoine archivistique d’une collectivité publique. Il est possible de préserver la collecte éclairée d’archives non essentielles à la vie du service tout en laissant à chaque entité juridique la responsabilité de gérer sa production documentaire en fonction de ses obligations et des risques externes et internes à conserver ou à détruire. Ce moyen est d’appliquer la collecte en suivant la théorie des quatre quarts des archives historiques qui dissocie la collecte des archives historiques provenant des documents archivés au nom de l’organisme (gestion du cycle de vie des documents engageants) et la collecte des archives historiques complémentaire via une prospection active de l’archiviste auprès des acteurs de la collectivité auprès de laquelle il exerce son métier, tout comme un bibliothécaire ou un conservateur de musée repère et acquiert les objets susceptibles d’enrichir ses collections. Cette distinction serait même vertueuse pour l’historien car la provenance serait plus explicite et mieux documentée.

Défense et illustration de l’archivage managérial

Entre la tendance « user centric » des nouveaux outils proposés aux entreprises (l’utilisateur est en relation directe avec le cloud comme si l’information n’appartenait qu’à celui qui la manipule) et la tendance archivistico-historique du tout archive, les dirigeants d’entreprise peuvent se sentir confortés dans leur ignorance de l’archivage et dans leur négligence du devenir des données.

Or, de déresponsabilisation à irresponsabilité, il n’y a qu’un pas.

Il y a donc lieu, encore et toujours, de les alerter sur les enjeux du non-archivage et sur la nécessité d’élaborer des règles de création-conservation-destruction des données dans leur entreprise car ces données sont des actifs informationnels dont l’entreprise est comptable (accountable) devant ses actionnaires et devant les autorités. Ces dirigeants doivent intégrer une démarche d’archivage managérial dans le cadre d’une politique globale de gouvernance de l’information, avec les concepts managériaux de proportionnalité et de raisonnabilité.

Espérons que le Règlement général pour la protection des données personnelles fera avancer les choses (voir la table ronde du CR2PA sur ce sujet).

En effet, l’exigence impérative de documentation des processus et de fixation de durées de conservation des données personnelles va s’imposer à tous dès le printemps prochain. Qu’elles se trouvent dans des bases de données ou dans des documents, les données personnelles devront être gérées de près, qualifiées en regard des activités réelles de l’entreprise, stockées dans des lieux contrôlés, accédées selon des droits justifiés, sorties ou maintenues dans l’entreprise en application de règles motivées.

Pourquoi les dirigeants n’en profiteraient-ils pas pour étendre la démarche à tout type de données au moyen d’une politique globale d’archivage managérial. Les entreprises y gagneront en investissement et en crédibilité.

Qu’est-ce qu’un document d’archives ?

Récemment, dans un réseau social, réagissant à un post de Benjamin Suc sur les fonds d’archives audiovisuelles, une jeune juriste exprimait sa gêne face à l’expression « document d’archives » dans la discipline archivistique, et son choix de ne pas l’utiliser. Ceci est assez surprenant. Il est vrai que, avec la dérégulation de la terminologie archivistique ces dernières années, on peut comprendre que certaines personnes soient déroutées. Une bonne occasion, finalement, de revenir sur cette expression et son sens.

Le singulier du mot archives

Le Dictionnaire des archives, français-anglais-allemand : de l’archivage aux systèmes d’information, publié en 1991 par l’AFNOR et l’École nationale des chartes, donne pour « document d’archives » la définition suivante : « Écrit ou enregistrement qui par lui-même ou par son support a une valeur probatoire ou informative. Singulier du mot archives ». Cette dernière expression (singulier du mot archives), aussi concise que percutante, a été proposée à l’époque par Marie-Claude Delmas qui, avec Hervé L’Huillier et moi-même, constituait le groupe de travail de préparation du dictionnaire, sous l’égide de Bruno Delmas. Près de trente ans plus tard, je la trouve toujours excellente et peut-être plus importante que naguère dans un monde qui ne cesse de se focaliser sur l’élément d’information décontextualisé au détriment du groupe, de l’ensemble cohérent, autrement dit du fonds.

Revenons à chacun des deux termes de l’expression : document et archives. Continuer la lecture

Records management and Records management

par Marie-Anne Chabin

After my post entitled “What is a record?” two months ago, I went on thinking about records and records management.

As I did for records, I went through the ISO 14589 records management definition: “field of management responsible for the efficient and systematic control of the creation, receipt, maintenance, use and disposition of records, including processes for capturing and maintaining evidence of and information about business activities and transactions in the form of records” (refers to ISO 30300:2011).

I like this very good definition (I have repeated it and used it for fifteen years); but I decided to analyze it in relation with the world I work in and my own practice, looking for possible changes.

A good way to study a concept is to look at it after the translation of the words into others languages.

We have in French two main translations for records management, the old one and the new one: Continuer la lecture

Registre des délibérations municipales: inquiétudes…

Publié par Marie-Anne Chabin, 30 mars 2014

Le registre des délibérations municipales est le document d’archives par excellence de chaque commune française. La période électorale qui s’achève est une occasion de le rappeler.

Lors de dans mon stage de fin d’études dans un service d’Archives départementales, j’ai appris qu’il convenait lors d’une inspection d’archives communales (j’ai effectué environ trois cents inspections dans les années suivantes) de porter attention à quatre documents principaux : le Journal officiel, l’état civil, les documents cadastraux et le registre des délibérations. Mais ce dernier est bien le plus important d’abord parce qu’il est unique (le Journal officiel existe en X exemplaires), l’état civil et le cadastre en deux exemplaires, mais surtout parce que les trois autres documents émanent de l’autorité administrative nationale ou départementale (le maire n’est qu’un relais de l’État dans son rôle d’officier d’état civil ou dans le fonctionnement des services fiscaux), tandis le registre des délibérations est l’expression directe de la collectivité territoriale.

Or, je m’inquiète doublement sur l’attention portée par la collectivité à ce document essentiel à sa mémoire :

  1. quand je constate que la DUA (durée d’utilité administrative) préconisée par l’administration des Archives est de un an ;
  2. quand je lis, sur divers sites Internet, des choses très floues sur la « dématérialisation » des délibérations.

DUA de 1 an !

L’instruction DAF/DPACI/RES/2009/018 du 28 août 2009, intitulée Tri et conservation des archives produites par les services communs à l’ensemble des collectivités territoriales (communes, départements et régions) et structures intercommunales, rappelle que Continuer la lecture

Le record, la poule et l’œuf

Publié par Marie-Anne Chabin, 24 février 2014

Les records au sujet des œufs et des poules ne manquent pas : poule qui a pondu le plus d’œufs dans l’année, œuf le plus gros ou le plus petit, œuf le plus lourd, et autres événements extraordinaires dignes de figurer dans le grand livre des records.

Poule et oeufMais c’est bien sûr de l’autre sens de « records » dont je veux parler ici, celui du mot anglo-saxon que les professionnels de l’information français semblent affectionner si j’en juge par le nombre de fois où j’entends : « Quand faites-vous votre cours sur le record ? ». « Comment marquer le passage du document au record ? ». « Ce sont les métadonnées pour la conservation du record », etc.

Ce record-là se prononce en général avec un « r » qui roule un peu, un « e » tirant sur le « i » et un « d » prononcé, ainsi que le « s » final au pluriel ; il donne lieu à des variantes d’accentuation (syllabe initiale, finale), tout comme son associé « management ».

Je m’étonne toujours de l’engouement pour ce franglais et de la confusion qui l’accompagne. Est-ce pour sacrifier à la mode ? Est-ce parce que cela sonne bien ? Est-ce pour éviter de parler du fond ?

Toujours est-il que j’ai personnellement de plus en plus de mal à comprendre le sens précis que donnent à ce mot ceux qui l’emploient.

Il est vrai que, y compris en anglais, le concept peut paraître subtil et il achoppe notamment sur le moment de la « record creation ». Naît-on record ou le devient-on ? Un document est-il record par nature ou par destination ? Autrement dit, qu’est-ce qui prédomine dans le statut de record, les qualités intrinsèques du document ou le fait qu’il soit capturé ou enregistré (recorded) dans un système ? That is the question. Est-ce le record préexiste au système et que le système est créé pour accueillir le record ? Ou est-ce le système préexiste et crée les records ? C’est l’histoire de l’œuf et de la poule. Nous y voilà !

La réponse n’est pas tranchée parce que la question est mal posée. Continuer la lecture

Archives, archivistes, secrets d’archives

Publié par Marie-Anne Chabin, 5 octobre 2013

Archives d’archivistes

Il y a les archives. Il y a les archivistes. Et il y a les archives des archivistes.

Parmi ces archives d’archivistes, il y a les archives personnelles, les archives institutionnelles et les archives collectives.

Parmi les archives collectives, il y a les archives traditionnelles (les documents émis et reçus par les associations dans l’exercice de leur activité et conservés pour des besoins de gestion, pour la justification des droits et pour la mémoire) et les « archives » à la mode Internet, c’est-à-dire l’empilement chronologique des publications ou posts sur les forums de discussion de la profession, mais peu importe, la chronologie a toujours du bon. Continuer la lecture

Le mètre linéaire, unité de mesure des archives

Publié par Marie-Anne Chabin, 26 mai 2013
Je m’étonne toujours que « mètre linéaire » soit le mot-clé le plus utilisé par les internautes qui consultent mon blog www.marieannechabin.fr, même si j’ai évoqué le sujet plusieurs fois. Ce constat m’a inspiré le billet Rigolo mais j’avais gardé l’idée de creuser le sujet dans un cadre plus archivistique. Ce que je fais aujourd’hui.

J’aborderai successivement la définition du mètre linéaire d’archives et son usage, sa valeur archivistique limitée, les métrages de référence, l’équivalence avec les archives numériques et les autres indicateurs de mesure.

Une unité de mesure logistique

Les dirigeants qui se sont penchés sur la question de l’archivage aiment à dire qu’ils savent que les archives se comptent en mètres et en kilomètres. C’est la preuve qu’ils ont fait l’effort Continuer la lecture