Le syndrome d’Épaminondas est l’expression que j’ai forgée dans mon premier livre Je pense, donc j’archive (1999) pour qualifier l’attitude qui consiste à appliquer à une situation donnée la solution appropriée à la situation précédente, par transposition mécanique, sans analyser la spécificité de la nouvelle situation.

Mon propos était alors de caractériser une certaine réalité archivistique, observée sur plus d’un siècle, celle consistant, pour la communauté des archivistes, à s’appliquer à collecter et conserver des documents négligés par la génération précédente d’archivistes parce qu’à l’époque les historiens ne s’y intéressaient pas, alors même que se produisaient à leur époque des documents nouveaux qui étaient laissés à leur tour de côté, jusqu’à ce que la génération suivante d’historiens déplore qu’on ne les aient pas collectés, provoquant ainsi un ajustement des pratiques archivistiques pour y répondre mais sans vigilance pour les nouvelles productions du moment, et ainsi de suite.

Qu’en est-il vingt ans plus tard ? Le syndrome d’Épaminondas a-t-il disparu ou est-il toujours visible ?

L’histoire d’Épaminondas

Épaminondas et sa marraine est le nom d’un conte publié au début du XXe siècle par l’écrivaine américaine Sara Cone Bryant dans son recueil Comment raconter des histoires à nos enfants.

C’est l’histoire d’un petit garçon de Louisiane, prénommé Épaminondas en l’honneur du fameux général grec, qui rend régulièrement visite à sa marraine à la ville. Il en rapporte chaque fois un cadeau. Au début du conte, la marraine lui offre un gâteau de Savoie, en lui recommandant [on se demande pourquoi…] : « Tiens le bien serré, ne le perds pas ». Et, bien sûr, quand l’enfant arrive chez lui, le gâteau est en miettes, au grand dam de sa maman qui lui explique qu’il aurait fallu mettre le gâteau dans un papier sous son chapeau. La fois suivante, comme de juste un jour bien ensoleillé, la marraine lui donne une motte de beurre frais qui fond sous le chapeau d’Épaminondas de sorte qu’il n’en reste plus que des tâches de graisse une fois rentré chez lui. La maman, catastrophée, explique néanmoins patiemment comment on transporte du beurre en été, c’est-à-dire en l’enveloppant dans des feuilles fraîches et en le trempant dans le ruisseau à plusieurs reprises le long du chemin. Toujours obéissant, Épaminondas enregistre la consigne.

Les cadeaux suivants sont : un petit chien qui, après plusieurs baignades forcées, arrive presque mort à la maison maternelle, et enfin un pain frais que l’enfant traîne au bout d’une corde derrière lui tout le long du chemin…

La mère, excédée et désespérée de cette absence totale de bon sens chez son fils, décide d’alors que le garçon n’ira plus chez sa marraine et qu’elle ira elle-même. Le lendemain, avant de partir à la ville, elle montre à Épaminondas six petits pâtés qu’elle vient de cuire et qu’elle a mis à refroidir sur le pas de la porte [endroit idéal pour refroidir un plat…] : l’enfant devra veiller à ce que le chien et le chat ne les mangent pas et lui-même, s’il veut sortir, devra « faire attention comment il passe dessus ». Voulant sortir, l’enfant mis très consciencieusement son pied au milieu de chacun des six petits pâtés.

Histoire du fiancé de Chelm

Il y a quelques mois, je me suis trouvée à feuilleter, un peu par hasard, le petit livre d’Isaac Bashevis Singer Zlateh la chèvre et autres contes. Et je me suis délectée à la lecture du conte intitulé Les pieds emmêlés et le prétendant niais. En effet, cette histoire m’est apparue ni plus ni moins la même que celle du conte d’Epaminondas, transposée dans un autre environnement, avec d’autres acteurs. À moins que ce ne soit l’inverse. Peu importe.

Voici l’intrigue. Non loin de la ville de Chelm vivaient un fermier, sa femme et leurs quatre filles. Celles-ci dormaient dans le même lit et s’y emmêlaient les pieds. Un Ancien de la ville suggéra de les marier pour éviter que l’incident ne se reproduise. On commença par Yenta, la fille aînée. La voilà bientôt fiancée à un jeune homme, nommé Lemel, cocher de son état.

Comme cadeau de fiançailles, le fermier offre à son futur gendre un petit canif au manche en nacre. Lemet revient bientôt visiter sa fiancée et le fermier lui demande si ses amis ont aimé son canif. À quoi Lemel répond qu’ils ne l’ont pas vu. « Pourquoi donc ? », demande le fermier. « Parce que je l’ai perdu », répond simplement le jeune homme. « Mais comment l’avez-vous perdu ? » insiste le fermier. « Parce quand je l’ai posé dans la voiture, il a glissé dans le foin ». Et le fermier d’expliquer qu' »un canif, on le met dans sa poche, et là où il ne peut pas se perdre ». Lemel approuve et déclare : « La prochaine fois, je saurai ce qu’il faudra faire ».

Le fermier, pas rancunier, lui offre alors un nouveau cadeau pour remplacer le canif. Il s’agit d’un « pot de graisse de poulet fraîchement rôti ». Lors de la visite suivante, le fermier et sa fille s’étonnent de voir la poche de la veste de Lemel toute déchirée et son habit couvert de taches de graisse. Interrogé, Lemel explique que les nids de poule de la route ont eu raison du pot qu’il avait rangé dans sa poche comme on le lui avait recommandé… Le jeune homme enregistre la consigne : il aurait fallu envelopper le cadeau de papier et le déposer dans le foin pour qu’il ne se casse passe.

Yenta décide cette fois de donner un gulden en argent à ce fiancé qui n’a toujours pas de cadeau. Quand on lui demande, à la visite suivante, comment il a dépensé l’argent, il doit avouer qu’il l’a perdu, bien qu’il l’ait enveloppé de papier et posé dans le foin. Et au fermier qui explique qu’une pièce d’argent se met dans une bourse, il répond de nouveau : « La prochaine fois, je saurai ce qu’il faudra faire ».

L’histoire continue avec quelques œufs frais qui se cassent dans sa bourse, puis une cane vivante qui meurt étouffée enveloppée de linges dans un panier, et enfin un poisson rouge qui survit fort peu de temps dans une cage, bien que Lemel lui ait donné quelques grains à picorer.

L’Ancien du village, de nouveau consulté, proposa d’accélérer le mariage pour éviter d’avoir à faire de nouveaux cadeaux de fiançailles !

Le syndrome et ses caractéristiques

Outre les contextes géographique (Louisiane d’un côté, Pologne de l’autre) et familial (relation filleul-marraine versus relation fiancé-belle-famille), les deux histoires présentent quelques différences dans la construction du récit, par exemple le fait que, pour Épaminondas, on ne sait finalement rien de la marraine qui offre les cadeaux alors que Yenta et son père s’expriment tout au long du conte; ou encore, le fait que les explications, dans le cas d’Épaminondas, sont données par une tierce personne, en l’occurrence la mère du garçonnet, alors que Lemel reçoit les questions et les recommandations pratiques de la part même de ceux qui lui ont fait ces cadeaux.

Mais les ressemblances sont flagrantes. Elles sont de deux types. D’une part des bizarreries caractéristiques des contes : une succession de cadeaux tout à fait farfelue ; l’indifférence apparente du « héros » face à la perte de ses affaires ou à la peine que sa maladresse peut causer aux autres ; ou une fin qui ne résout rien et laisse la porte ouverte à une suite imaginée par le lecteur. D’autre part, des attitudes des deux personnages principaux qui, bien qu’exagérées jusqu’à la caricature, rappellent des comportements humains que l’on peut observer dans la vraie vie.

Ainsi, Épaminondas et Lemel agissent l’un et l’autre :

  1. en confondant la qualité spécifique de chaque objet qui leur est offert (nourriture, animal, argent) avec la qualité générique de cadeau, voire de simple « chose », et cette erreur de compréhension de la nature intrinsèque de ces différents objets les conduit à ne connaître qu’une règle unique applicable à un objet unique, quelle que soit sa forme et son support (si j’ose dire) ;
  2. en ne considérant que le moment où les choses se passent, sans prendre en compte les expériences passées ni se projeter dans le futur, sans savoir comparer des choses variées que l’erreur d’interprétation initiale leur fait voir comme une seule chose ; ils vivent l’instant, ne connaissant que la règle du moment, à la fois rétrospective et prospective ;
  3. en obéissant très docilement, et surtout aveuglément, aux consignes reçues de la part de personnes qui ont un statut d’autorité ou une aura telle que leur parole doit être respectée et appliquée à la lettre.

En résumé, ils ne prennent pas de recul par rapport aux objets qu’ils manipulent, n’anticipent pas les événements à venir et se montrent conformistes.

Transposition archivistique

La manifestation du syndrome d’Épaminondas – que je pourrais renommer le syndrome d’Épaminondas et de Lemel – dans la communauté des archivistes, considérée ici comme une seule personne morale, comme un collectif, vise des types d’archives dont, à chaque génération, la collecte ou l’absence de collecte est conditionnée par la demande des utilisateurs des archives historiques (les historiens) et non par une évaluation archivistique intrinsèque de la production documentaire, mise en perspective, à partir d’une cartographie des producteurs d’archives publiques et d’une analyse de représentativité des collections constituées.

Il y a un siècle et plus, on ne conservait pas certaines archives qui auraient pu alimenter les sources de l’histoire sociale et économique parce que la recherche historique était principalement événementielle, politique, militaire. Les critères de tri ont par la suite évolué pour répondre aux historiens de l’École des Annales et on a alors complété les fonds archivistiques par de volumineuses séries documentaires offertes aux chercheurs. Mais, ce faisant, les archivistes accordaient peu d’attention aux archives concernant les minorités, déjà abondantes mais pas encore prises en considération par l’historiographie dominante. Puis, avec ce décalage générationnel chronique, les archivistes se sont efforcés de collecter les archives publiques et privées relatives aux associations et aux communautés, sans s’intéresser plus que ça (il est vrai qu’on ne peut pas être au four et au moulin…) à la démultiplication des acteurs publics (établissements, agences, observatoires, commissions, etc.) pourtant visible.

La mode est aujourd’hui à la collecte des archives orales et des témoignages individuels, alors que les outils numériques et les réseaux sociaux dispersent plus que jamais (façon puzzle) les traces des décisions publiques.

La faveur accordée aux journaux de confinement par de nombreux centres d’archives, en France et dans le monde, tout au long de cette année Covid-19 me semble typiquement relever du syndrome d’Épaminondas.

Mode et archivistique ne riment pas, pas plus au second qu’au premier degré. Cette affirmation peut se discuter mais je réitère ma conviction que la constitution des fonds d’archives dans l’intérêt des générations à venir exige une prise de recul sur les archives qui se montrent et celles qui se cachent, sur l’analyse rétrospective et l’effort d’anticipation, sur l’esprit critique face aux prescriptions du jour, bref, ces qualités qui, mutatis mutandis, font cruellement défaut à Épaminondas et à Lemel. Je partage le point de vue de Frank Boles sur l’action de l’archiviste, discrète, centrée sur l’archivistique et déconnectée des modes sociales (voir la traduction française de son article ici et ).

Et je m’interroge, pendant cette crise sanitaire qui se prolonge, sur l’identification et la collecte des archives traditionnelles (je voudrais pouvoir écrire « archives » tout court mais l’éclatement tous azimuts du mot depuis quelques décennies oblige à préciser), c’est-à-dire des traces de décision et de gestion des acteurs publics et privés de la société.

Certes, l’identification et la collecte des archives traditionnelles se fait normalement sans tambour ni trompette, avec une discrétion inhérente à la fonction, laissant la publicité aux fabricants d’archives alternatives. Oui, peut-être que les archives publiques de l’année 2020 en France ont été collectées normalement et discrètement. On le saura un jour. Aujourd’hui, j’ai comme un doute.

La collecte des nouvelles archives ou archives alternatives n’éclipse pas (ne devrait pas éclipser) la collecte des archives du pouvoir, traditionnelles, indispensables dans la constitution de fonds complets. Dans cette perspective, l’histoire marchera sur deux pieds, gage de stabilité. Pour moi, parce que quelques indices me laissent penser que le syndrome d’Épaminondas est toujours à l’œuvre, je suis prête à parier que les historiens de 2050 demanderont aux archivistes ce qui n’a pas été archivé et qui, pour une part, aurait pu l’être.

Les sources collectées aujourd’hui pour ces études sociologiques à la mode sont loin d’être inintéressantes mais elles sont loin aussi d’être représentatives des archives, traces et sources, créées pendant cette crise. Si les archivistes se fondent dans la tendance du moment, alors même que l’histoire est absorbée par la sociologie, ils se rendent complices d’une histoire de demain unijambiste.

Je ne dis pas que la sociologisation de l’histoire est une bonne ou une mauvaise chose. Je prends cette évolution comme un fait. Je pense seulement que, face à cette évolution, l’archivistique ne doit pas se montrer complexée et naïve. Comme je le disais dans mon billet Covid-19 et archivage, si les archivistes font le job des autres, qui fera le job des archivistes ? Ce sont quand même eux qui savent le mieux le faire, non?

10 commentaires

  1. Cette confusion du spécifique et du générique et cette application des solutions du passé aux problèmes du présent ne peut-elle pas se constater dans d’autres domaines et circonstances en lien avec les archives ? Je pense à tous ceux qui croient que l’archivage électronique concerne des documents, conçus seulement comme des objets, et pour qui dès lors il s’agit juste de pérenniser des supports de l’information. Je pense aussi à tous les textes disant comment il faut signer électroniquement pour garantir à terme l’authenticité et l’intégrité, qui conçoivent encore la signature (certains disent même le « cachet ») comme un objet au lieu de la penser comme un processus.

    • Tu as raison, Thibaut, le syndrome d’Épaminondas n’est pas spécifique à la constitution des fonds d’archives mais si c’est par là que j’ai commencé.
      J’en conclus que ces questions d’archivistique mériteraient d’être davantage étudiées et débattues…

  2. Bonjour et merci Marie-Anne pour cet écrit qui comme toujours donne à réfléchir et expose un point de vue différent avec mesure. Je confirme vos doutes sur la collecte « normale » des archives ou du moins encore plus discrète qu’à l’habitude mais ces manquements, face aux archives qui s’exposent, seront finalement aussi des révélateurs de la gestion cette période. Non ?!

    • Oui, Nolwenn, on peut dire ça. Les trous et les silences sont souvent éloquents dans les archives. Ce qui nous renvoie au hasard et à la providence comme principaux acteurs dans la constitution des fonds historiques. Du coup, je ne saurais pas dire ce qui me fait écrire tout cela. Le goût du « jeu de l’archive et du hasard » peut-être… À bientôt.

  3. Chère Marie-Anne,
    Tout à fait d’accord avec votre perspective.
    Pour avoir fait quelques erreurs dans ma jeune ma vie d’archiviste (comme détruire les métadonnées associées à des archives courantes détruites et me retrouver dans l’incapacité de savoir si elles n’existaient plus ou qu’elles n’étaient pas dûment répertoriées) je me suis assez rapidement posé la question des critères d’évaluation de ce qui fait que des objets soient des archives ou pas.
    Mon exploration de différents cas m’a amené à la conclusion qu’une décision de destruction ou de conservation était intrinsèquement lié à la perception du moment, et qu’elle serait inéluctablement jugée comme malencontreuses par les générations futures.
    Cela m’a amené à conclure que les décisions consignées dans les tableaux de gestion devaient être complétées par un commentaire décrivant les raisons de ces décisions. Ceci afin de documenter « l’esprit du temps » qui avait justifié de telles décisions et, incidemment d’éclairer l’historien qu’il s’agissait d’un choix raisonnable pour l’époque, coupant ainsi à toute théorie du complot à venir.
    Verne Harris a écrit de multiples articles expliquant ce biais sociétal dans le contexte de l’apartheid Sud-Africain et sur la nécessité de documenter les contextes de ces décisions. Lors d’une de ses conférences, que j’ai eu le plaisir de suivre, il nous à livré cette magnifique sentence que je soumet à toute la corporation des archivistes : « context never ends ».

    • Cher Jean-Daniel
      Merci pour votre témoignage, tant sur les erreurs de jeunesse (j’ai le souvenir des miennes…) que sur l’évocation de l’Afrique du Sud.
      Je suis toutefois en désaccord sur les modalités de contournement du syndrome d’Épaminondas. Comme vous le savez, je ne suis guère convaincue par le trop célèbre « tableau de gestion »; je pense même que c’est une des pires choses qu’ait inventées les archivistes. Pour deux raisons essentiellement: 1) parce que, pour la plupart de ceux que j’ai pu voir, cet un outil bâtard entre deux finalités (gestion des risques pour le producteur versus constitution des fonds d’archives historiques – on ne peut servir deux maîtres à la fois, d’où la distinction anglo-saxonne records/archives); 2) parce qu’avec ces tableaux (qui, accordez-le moi, montrent les choses par le petit bout de la lorgnette et invite à avoir le nez sur le guidon) les archivistes s’exonèrent du devoir de se projeter, de construire une politique de collecte à l’échelle de la communauté qu’ils servent, et de documenter cette, avec tout le recul que leur formation peut leur donner, afin de faire la part de la mode et la part de la continuité, ou plutôt de la cohérence (cf mon principe de représentativité).
      Mais nous sommes d’accord qu’il y a quelque chose à faire.

  4. Chère Marie-Anne,
    vous avez reformulé – mais en mieux – ce que je voulais effectivement exprimer. Je vous rejoins totalement sur cette question.
    Bravo à vous.
    Meilleurs voeux pour ’21.
    Florian

  5. A la lecture très rapide et superficielle de votre article, je pense que vous mettez le doigt sur un péril qui nous guette, celui de confondre la les archives et la mémoire. Ce n’est pas la même chose à mon avis. Les archives sont une sélection de documents alors que la mémoire constitue à mon avis la reconstitution « artificielle » de notre passé.

    • Merci beaucoup pour votre commentaire très juste. Seriez-vous d’accord pour dire que la mémoire est une construction à partir, entre autres, des archives? La question que j’aborde étant celle d’une constitution des archives indépendantes de la construction de la mémoire, ou du moins que l’une et les autres obéissent chacune à leurs propres règles, afin notamment d’éviter un biais réducteur (ce qui adviendra si on crée les archives en fonction de la mémoire que l’on veut).

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