La décision du gouvernement français d’un deuxième confinement dans le cadre de la crise sanitaire du Covid-19 inclut une fermeture des commerces « non essentiels », tandis que les grandes surfaces restent ouvertes, avec des rayons proposant les mêmes produits que ceux que les petites structures qui doivent, elles, rester fermées.

C’est ainsi que les maires de plusieurs communes, petites, moyennes ou plus grandes, bravant l’interdiction générale, ont pris des arrêtés pour décider de l’ouverture de tous les commerces dans leur localité, sans illusion généralement sur la recevabilité des arrêtés rapidement déclarés « illégaux » par les préfets, mais en signe de protestation au nom de la population concernée. Le site de France Bleue s’est notamment fait l’écho de ces initiatives locales, qui se comptent par dizaines.

Ma curiosité pour la diplomatique du 21e siècle (étude de l’élaboration, de la forme et de la transmission des actes écrits) m’a poussée à rechercher, observer et comparer un échantillon de ces arrêtés frondeurs, avec d’autant plus d’intérêt que j’ai, au cours de ma vie professionnelle manipulé des centaines d’arrêtés municipaux du 19e et du 20e siècles. Le sujet mériterait assurément une étude universitaire approfondie.

En attendant, je relève trois tendances dans l’évolution de la production des décisions administratives intéressant la collectivité, sans commenter le bien ou mal fondé de la fronde (même si ma nature rebelle et mon expérience de la vie m’inspirent a priori plus de sympathie que de réprobation pour tous les modes d’action pacifique de la part des élus locaux).

Les médias font autorité

La première chose qui m’a frappée à la lecture de certains de ces arrêtés municipaux est de voir visée l’allocution télévisée (plus exactement médiadiffusée) du président de la République Emmanuel Macron au soir du mercredi 28 octobre 2020, là où on s’attendrait à voir cité le décret décidant la fermeture des commerces, à savoir le décret n°2020-1310 du 29 octobre 2020, prescrivant des mesures générales pour faire face à la crise sanitaire », publié au Journal officiel de la République française du 30 octobre.

Voici les extraits exhaustifs des « vus » de quatre arrêtés municipaux (communes de Longwy, Fresnay-sur-Sarthe, La Teste-de-Buch et Argentan). À noter l’innovation du « entendu », et aussi la mention de l’allocution dans les considérants.

Ce détail est assez révélateur à la fois des effets de l’hyperprésidentialisation sous la Ve République et du poids des images animées dans les processus d’information au sein de la société.

Les médias disent la loi. On a l’image, pourquoi s’embarrasser du texte? Pour le téléspectateur, l’auditeur, l’internaute lambda, le fait d’avoir vu et entendu un discours sur les ondes ou sur la toile suffit à valider l’information. Vu à la télé ! Admettons. Mais les maires ne sont pas toujours plus exigeants que leurs administrés en termes de rigueur administrative et le processus de signature des décisions gouvernementales par le Premier ministre et leur publication au Journal officiel semble avoir échappé à certains.

Certes, le journal officiel de la République existe encore mais son autorité s’estompe. À ce rythme, les happy few qui s’y intéressent encore vont bientôt faire figure d’anciens combattants, respectables certes mais complètement out. Ensuite…

Et le phénomène n’est pas limité au confinement ni à la France. On vient de le voir avec les élections présidentielles américaines. De CNN à Fox News : les chaînes de télé annoncent l’élection de Joe Biden, « vainqueur de la présidentielle américain » titre Le Monde le 7 novembre 2020 (avec les guillemets). À croire qu’il n’existe pas d’instance suprême pour valider et proclamer les résultats définitifs. Je ne dis pas que ce que les médias mentent, inventent ou manipulent forcément; je dis qu’à force, « on » (les populations puis certains élus eux-mêmes) va finir par oublier qu’il y a des institutions. Du reste, est-ce CNN ou l’Associated Press qu’il faut croire? Est-ce sur un discours télévisé, fût-il du président, ou sur un décret que l’on doit fonder une action officielle (un acte administratif)?

Appauvrissement formel de l’arrêté municipal

Outre la question des visas motivant la décision qui ignorent le décret du 29 octobre 2020, on peut noter toutes sortes de maladresses rédactionnelles qui, sans constituer systématiquement des vices de forme (les préfets ont d’autres arguments pour invalider les arrêtés), sont de nature à affaiblir progressivement la conformité et la fiabilité de ces décisions.

Quelques exemples:

  • les visas et considérants ratissent parfois très large, jusqu’à la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 (Béziers),
  • plusieurs arrêtés mentionnent, dans leur dernier article, l’envoi d’une ampliation au préfet, ce qui n’a pas lieu d’être, la réglementation (en l’occurrence, le contrôle de légalité) prévoyant l’envoi de l’intégralité de l’arrêté au préfet; le copié-collé de l’article relatif à l’ampliation correspond à un autre type d’arrêté lorsque des personnes, parce qu’elles sont concernées par le contenu de la décision, doivent en être dûment informées;
  • certains arrêtés (par exemple celui de Bressuire) ne sont pas datés (du moins sur l’image la mise en ligne);
  • un arrêté (Yerres) fait figurer un « objet » dans le texte, pratique habituellement réservée aux courriers;
  • dans la marge inférieur de l’arrêté de Faches-Thumesnil (département du Nord), on peut s’étonner de voir le logo en noir et blanc de la métropole de Lille (MEL), décalé par rapport au logo de la commune qui apparaît en couleur à gauche dans la marge supérieure;
  • Etc.

Par ailleurs, on remarque que l’arrêté est dans certaines communes couplé avec un communiqué. Ainsi, le maire de Faches-Thumesnil, peut-être parce qu’il ressent, à juste titre, la sécheresse d’un arrêté municipal comme outil de communication avec ses administrés, double son arrêté d’un communiqué portant le titre « Arrêté municipal… », où il expliqué qu’il a décidé de respecter et non d’approuver les mesures gouvernementales. De son côté le maire de la Souterraine diffuse un texte intitulé « Consommer local, c’est maintenant ou jamais » qui se terminer par ces mots: « De plus, il a été décidé de prendre un arrêté autorisant les commerces de proximité vendant des produits non alimentaires à ouvrir leurs magasins tant que les grandes surfaces continueront à proposer à la vente des articles non alimentaires », l’arrêté lui-même n’étant pas mis en ligne. Dans les deux cas, le communiqué est signé et tamponné, ce qui n’est habituellement pas le cas d’un communiqué de presse.

On pourrait imaginer au 21e siècle de moderniser la forme des arrêtés municipaux pour concilier plus efficacement les exigences du droit et la réalité des territoires et des populations, plutôt que de laisser se déliter un modèle hérité de Napoléon, certes séduisant de rigueur administrative mais de fait dépassé par les événements.

Le poids des réseaux sociaux dans la vie démocratique

La recherche des arrêtés eux-mêmes, c’est-à-dire du texte, ou plutôt de l’image de l’acte (scan, copie scannée, photographie numérique) s’apparente à une course d’obstacles. Une tournée des mairies de France (physique – hors confinement évidemment – ou par mail personnalisé) serait sans doute efficace (les arrêtés de cette nature sont accessibles à toute personne qui en fait la demande) mais cela prendrait beaucoup de temps. On pourrait en revanche penser que la généralisation des technologies numériques faciliterait l’accès en ligne aux arrêtés de chaque collectivité à toute personne intéressée (dès lors qu’ils ne comportent pas de données à caractère personnel, ce qui est le cas ici). Il n’en est rien. La diffusion des arrêtés municipaux anti-confinement, outre l’affichage papier local (à vérifier s’il a encore lieu), a suivi des voies très hétérogènes.

On peut trouver une présentation de l’arrêté sur le site web de la commune (par exemple pour Abbeville ou Migennes) mais ce n’est pas le cas le plus courant.

On peut en trouver via les sites d’informations sur les collectivités tels que https://actu.fr/ (Argentan, Lunéville).

On n’en trouve quasiment pas dans la presse régionale (Ouest-France, La Dépêche, Le Dauphiné…) qui en revanche cite la publication des arrêtés sur les comptes Facebook ou Twitter des municipalités.

C’est en effet sur les réseaux sociaux que l’information est la mieux accessible. Parfois, l’arrêté est accessible à la fois sur le site web de la commune et sur un réseau social mais certains arrêtés ne se trouve que que sur la page Facebook de la collectivité ou sur celle du maire (c’est par exemple le cas des Abrets-en-Dauphiné ou des Herbiers). Dans le même temps, on peut constater que les sites Internet de certaines communes ne sont pas très « conviviaux ».

Accessible sur Facebook? C’est vite dit car encore faut-il avoir un compte Facebook ! Rappelons que le réseau Facebook compte 38 millions d’abonnés en France en 2020, ce qui signifie du même coup que 29 millions de Français n’y ont pas de « compte »: les enfants d’école maternelle, une partie du cinquième âge et quelques personnes diverses (dont moi) qui ont lu les conditions générales et qui ont préféré d’en tenir là… Le procédé de publicité des arrêtés municipaux sur Facebook n’est donc pas un modèle au regard de la démocratie.

Le plus comique (mais est-ce vraiment risible?) est quand le préfet réagit par un tweet à l’arrêté posté sur Facebook, comme à Montauban:

On revient au constat de départ. Les institutions s’effacent derrière les réseaux sociaux qui sont les nouveaux maîtres du monde. La majorité des citoyens, élus comme administrés, non seulement s’accommode mais encore se complaît dans le forum social qui n’est que faussement un lieu de débat public puisque le propriétaire des lieux est une entreprise privée étrangère et non un bien commun. La conservation des données des collectivités par les plateformes internationales ne joue pas en faveur de l’épanouissement de la démocratie locale (phénomène qui n’est pas sans rappeler le paradoxe des clusters de Gilets jaunes sur Facebook).

Et la fronde dans tout cela? Crier au loup et se précipiter chez l’ogre qui montre un sourire de pub pour dentifrice… N’est-ce pas ce qu’on appelle tomber de Charybde en Scylla?

Internet était libre; les naïfs l’ont aliéné.

E la nave va…

2 commentaires

  1. « Le procédé de publicité des arrêtés municipaux sur Facebook n’est donc pas un modèle au regard de la démocratie ». Tout à fait d’accord, il faut le dire et le redire . . .

    • Merci, Susan. Pour l’instant, la plupart des gens estiment que: a) c’est pratique et que b) les documents « officiels » (les archives, les « records ») sont très bien conservés à la mairie (sans aller le vérifier, ils ont confiance…). Mais demain, et après-demain? Pour ma part, je guette avec un peu d’inquiétude le jour où se fera la bascule entre trace légalement archivée et discours des réseaux sociaux, je veux dire le moment où les documents officiels seront tellement ignorés et négligés qu’ils seront oubliés pour de bon, et que la population n’aura plus que la version des plateformes. Est-ce que cela va se produire dans 3 ans, dans 15 ans, ou est-ce qu’on va pouvoir redresser la barre à temps?

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